Une douleur m’éveille soudainement. Elle est provoquée par un fluide inconnu qui circule dans mes veines, du haut de mon épaule jusqu'à l’extrémité de mes doigts. Le soldat (dont le visage me revient partiellement en mémoire) qui a administré le poison s'est éclipsé, je suis seul, parfaitement seul, dans une clairière séductrice, encerclé par un serpent aqueux.
Je jouis quelques instants de la liberté qui m'a été volée. Mon visage se délecte de la chaleur relaxante des rayons du soleil. Ma nuque se régale de la fraicheur des gouttes impérissables de l'ondée nocturne. Mon dos s'engouffre dans les difformités du tapis d'herbes hautes. Mes jambes se gavent des frottements délicieux des insectes matiniers. Le chant des oiseaux m'évoque les parties de pêche revigorantes au pied du lac de mes grands parents. Le sifflement léger du vent me rappelle les siestes estivales rythmées par la houle bretonne. L'herbe fraîche mêlée à la sève des arbres embaume mes narines de sa fragrance délicate. Je retrouve enfin la douceur de l'éternité.
J’aperçois au loin la danse d'un papillon coloré. Il m'indique le troupeau de chênes millénaires qui m'observent avec sympathie. Je devine un sourire se dessiner dans ses rameaux. Cette clairière est l'aquarelle de mon enfance. Chaque croissant de verdure est une pierre dans l'édifice de mes souvenirs. Il m'évoque tant les jeux d'autrefois que les amours secrets que j'entretenais à l'ombre d'une forêt. Le soldat m'aurait-il administré le remède de la liberté ? Moi qui pensais qu'il m'avait condamné à mourir ? Méfiance. Je porte encore le vêtement du prisonnier.
Le bruit infernal d'une trompe vient - d'un éclat - briser le silence du lieu. Je me lève brusquement pour observer la cime des arbres. Les oiseaux prennent la fuite. Silence. Mon cœur bat. Quelque chose vient. Toujours rien. Silence. Ce n'est plus simplement mon cœur qui bat, mes tempes le suivent, comme un saumon suit le mouvement d'un cours d'eau. Mais rien. Un silence humide. Celui qu'entend un banc de poissons avant l'attaque du requin. Maintenant tout mon corps raisonne au rythme de mon cœur, comme un navire dérive au rythme du torrent. Le silence se rompt par le craquement d'une feuille morte. Après une seconde, toutes les feuilles mortes de la forêt sont balayées par la course d'un monstre sans visage. Le sol se met à trembler, l'air devient irrespirable, envahi par une odeur de chien mouillé. De fait, un cortège de molosses enragés s'élance vers moi.
Je ne veux pas être témoin de cette traque mortelle. La vision d'un animal sans défense poursuivit par ces chiens macabres me tétanise par avance. Je prends la fuite. Mais, rien à faire, la sangsue aux milles têtes me talonne toujours. Mes mouvements finissent par n'être guidés que par ce seul objectif : m'échapper de ce cimetière de bois. Trouver la solution de ce labyrinthe sans issue. Retrouver la cour goudronnée de ma prison rassurante.
Mes changements brusques de trajectoire ne suffisent pas à me débarrasser de cette meute terrifiante. Une horde de Foxhound anglais aux regards vides, aux crocs aiguisés, aux griffes affûtées, aux truffes attentives et aux babines saliveuses cavale derrière moi. Elle est déterminée à harponner sa proie. La forêt qui devrait pourtant regorger de vie est étrangement vide. Je cherche à capter du regard ce gibier inconnu. En vain. Voilà déjà dix minutes que je cours ! Quel espèce d'animal ces chiens poursuivent-il ? Mon chemin aurait dû croiser le sien...
Je suis la victime. Je le comprends maintenant. Je suis le gibier espéré. Chaque herbe haute produit par cette découverte l'effet d'une lame tranchante qui transperce ma semelle, foulée après foulée. Il me semble que je saigne. Le parfum toxique de la sève qui pleure me rappelle les mélanges d'un savant pervers. Les hurlements cacophoniques des chiens ont remplacé la douceur du chant des oiseaux. Ma langue s'empatte dans les replis secs de ma mâchoire. Les chênes, témoins naïfs du massacre, suggèrent un sourire face à ce spectacle morbide. Je suis chassé par une meute de chiens, comme un cerf lors d'une vénerie.
Cette course insensée m'épuise. Ces chiens pourraient m'attraper sans difficulté. Ils me laissent pourtant agoniser. Ma respiration s'accroche aux bribes d'oxygène que mes poumons résignés lui accordent. Mon cœur, à vau-l'eau, cherche à fuir le vaisseau humain qui sombre. Un poignard invisible s'acharne sur mes reins, et toutes mes viscères. Mes pieds tremblent de terreur. Comment m’échapper ? Je ne peux compter, ni sur mon endurance (je m'essouffle trop rapidement), ni sur ma vitesse (ces chiens courent trop vite). Il me reste seulement la ruse.
Lorsqu'un cerf est la victime d'une chasse à courre, il s'engloutit dans l'eau d'une rivière et nage à contre-courant. L'eau camoufle pour partie son odeur, et transporte l'autre dans le sens du courant. Cette technique désoriente le flaire des chiens, et l'animal, camouflé dans son oasis inaccessible, triomphe (parfois). L'eau protège ainsi la nature, et j'entends à mon tour jouir de sa protection. Je me jette dans le ruisseau adjacent, déterminé (Plouf). La créatrice du vivant m'aidera-t-elle à échapper au trépas ? J'utilise mes dernières forces pour remonter le courant. En vain. L'eau m'épuise trop rapidement. Elle semble vouloir m'ensevelir. Est-elle, elle aussi, contrarié par ma nature ? Entend-elle à son tour devenir mon bourreau ? Je m'accroche aux racines d'une mangrove. Et je m'échappe – difficilement - de cette prison liquide.
Une fois sur la berge, mais toujours traqué, je songe à cet ultime stratagème. Retrouver la trace d'une vie humaine et fondre mon odeur dans celle de la masse. Me fondre dans la masse. Être conforme, pour une fois. Être conforme, pour sauver ma vie. J'ai été jeté en prison pour ma différence, je dois me conf...
Voilà, c'en est fini. Je m'effondre de fatigue, affaibli par la bataille contre le courant. Les chiens me rattrapent et se jettent sur moi. Ils s'agrippent à chaque morceau de mon existence. Ils arrachent à la vie chaque lambeau de ma chair. Je sens une goutte de sang ruisseler le long de mon bras. Je suis vaincu. Ma dépouille gît quasiment nue sur le sol de cette forêt maudite. De mes vêtements déchirés, ne reste que mon triangle rose.