Le 15 mars 2013, 170 professeurs et maîtres de conférence en Droit des universités françaises adressaient une lettre ouverte aux sénatrices et sénateurs de la République française. Ils les invitaient à faire échec à l'adoption du projet de loi relatif au mariage des couples de même sexe. La lecture de cette lettre, 10 ans après, suscite chez moi des réflexions sur la pertinence des arguments juridiques dans une controverse politique.
Les signataires annoncent d'entrée que ce projet de loi implique un "bouleversement profond du Droit, du mariage, et surtout, de la parenté". En particulier, il modifierait substantiellement la manière dont est conçu juridiquement le lien de filiation (par référence à un lien biologique ou l'apparence de ce lien biologique). Partant, il faudrait renoncer à ouvrir le mariage aux personnes homosexuelles.
Cet argument relève du sophisme. Ou du moins, il présuppose que la loi s'impose au législateur (ce qui est évidemment faux). Le code civil charrie telle conception. Or, tel projet de loi modifie cette conception. Donc, il ne faut pas adopter ce projet de loi. Pourtant, le législateur intervient précisément pour modifier la loi. Ici, c'est justement parce que le code civil ne permet pas aux couples homosexuels de se marier et d'adopter qu'un projet de loi a été déposé.
Refuser un projet de loi au prétexte qu'il rompt avec la conception traditionnelle de telle ou telle discipline juridique confine à l'immobilisme. Puisque, par hypothèse, un projet de loi modifie nécessairement l'état du Droit (avec plus ou moins d'intensité, j'en conviens). Sinon, il est stérile. L'argument juridique, finalement, est rarement utile dans une controverse politique. Du moins, il est rarement utile en soi.
Il est possible, en effet, de considérer que l'état du Droit est satisfaisant. Mais considérer que l'état du Droit est satisfaisant parce que c'est l'état du Droit laisse coi. Il est sans doute nécessaire de justifier son opinion avec des arguments politiques...
Un argument juridique, cependant, pourrait être efficace pour résoudre une controverse politique. Le pouvoir législatif doit, en effet, agir dans la limite de ses prérogatives. Il ne peut pas, à ce titre, contrevenir à une disposition de valeur conventionnelle ou constitutionnelle. L'argument juridique tiré de la contrariété d'un projet de loi avec une norme hiérarchiquement supérieure peut ainsi être fécond. (Encore qu'on puisse décider politiquement de modifier la norme supérieure).
Or, si l'argument est utilisé par ces 170 universitaires, il ne l'est qu'à titre incident et énoncé de manière péremptoire. "Le projet de loi ne concerne que des femmes qui veulent avoir un enfant sans s' « encombrer » d'un père, ou des hommes qui ne veulent pas avoir à « partager » l'enfant avec une mère, faisant ainsi primer leurs désirs sur les droits fondamentaux de l'enfant." (Je souligne).
L'affirmation aurait gagné à être précisée et nuancée. La référence aux droits fondamentaux de l'enfant est, d'une part, trop floue. Quels sont les droits fondamentaux de l'enfant en cause ? Pourquoi sont-ils en cause ? J'admets que cette assertion ne relève pas, pour moi, de l'évidence. Sans doute avaient-ils en tête le fameux "intérêt supérieur de l'enfant". Mais, l'atteinte à cet intérêt par le projet de loi sur le mariage pour tous ne faisait pas consensus dans la communauté des juristes.
Aussi, fallait-il, d'autre part, s'exprimer avec mesure. L'intérêt supérieur de l'enfant est certes une notion juridique. Elle est consacrée par Convention de New-York relative aux droits de l'enfant. La Cour européenne des droits de l'Homme l'emploie également parfois pour évaluer une atteinte au droit au respect de la vie privée. Le législateur est donc tenu d'agir conformément à cet intérêt de l'enfant. Néanmoins, dans l'hypothèse précise du mariage et de l'adoption des personnes homosexuelles de nombreux auteurs avaient conclu à la conformité du projet. Ce que les évolutions jurisprudentielles postérieures ont confirmé. L'honnêteté intellectuelle commandait sans doute d'en faire état.
Au fond, il y a une dissociation entre leur conception idéologique et la conception juridique de ce que sont les droits fondamentaux de l'enfant. Ce qui n'est pas problématique en soi. L'analyse critique est même, je crois, une exigence de la recherche juridique. Mais, dans ce cas, il faut admettre que la lettre ouverte n'exprime pas une opinion juridique mais une opinion politique... Fallait-il alors lui donner des allures scientifiques ?