La gauche a-t-elle encore un mandat social ? Une interrogation qui dit tout de l’état du pays
Par Augustin Vinalès, militant CGT Métallurgiste et Communiste à St Etienne depuis un demi siècle
Depuis un demi-siècle de militantisme à la CGT, j’ai vu passer des crises, des réformes, des reculs et des avancées. J’ai vu les usines fermer et d’autres renaître, j’ai vu les ateliers se transformer, j’ai vu les camarades tomber malades à cause de l’amiante ou de produits toxiques, j’ai vu des vies brisées par les cadences, les sous-effectifs, l’intérim, les choix patronaux absurdes.
J’ai vu, aussi, des batailles gagnées grâce à la solidarité, à la ténacité, à la combativité.
Et au fil de ces décennies, une évidence s’impose la question sociale n’a jamais quitté le cœur de notre société, même quand la gauche politique semblait l’oublier.
Le mouvement contre la réforme des retraites en 2023 a ramené cette évidence au premier plan. Des millions de travailleurs, de travailleuses, de jeunes, de retraités se sont levés ensemble pour dire non à une régression brutale, injuste et inutile. Ce mouvement n’était pas seulement une mobilisation contre deux années de travail en plus.
C’était un cri plus profond, presque existentiel : Assez !
Assez de politiques contre le monde du travail.
Assez de mépris envers les salariés.
Assez d’un pays gouverné comme une entreprise du CAC 40.
Dans un tel contexte, une question s’impose La gauche a-t-elle encore un mandat social ?
La réponse semble évidente mais elle est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
Un mandat forgé dans les luttes, aujourd’hui malmené
Le mandat social de la gauche n’est pas une abstraction.
Il est né du réel, du sang et de la sueur des travailleurs, de batailles menées parfois contre l’État lui-même. Il a été forgé dans les grèves, les occupations, les comités de lutte.
Je me souviens des anciens des Forges Stéphanoises me racontant 1936.
Je me souviens de leurs récits de 1945, de l’espoir immense qui portait Croizat et les bâtisseurs de la Sécurité sociale plus jamais ça . Plus jamais la misère, la fatalité, l’insécurité absolue.
Et nous savons tous que la Sécu n’est pas née d’un consensus tranquille elle a été imposée par la force du rapport de classe, par un mouvement ouvrier dense, structuré, solide.
1950, 1968, 1981 à chaque moment clé, la gauche n’a gagné que lorsqu’elle portait un projet social radical, enraciné dans les besoins populaires.
À chaque fois, ce mandat social lui a permis de transformer la société : hausse générale des salaires, réduction du temps de travail, droits syndicaux, services publics renforcés, protection sociale étendue.
Mais dès les années 1980, les fissures sont apparues.
Privatisations, tournant néolibéral, abandon de la planification, conversion au marché.
Autant d’étapes où la gauche politique s’est éloignée du monde du travail et de ses organisations.
J’ai vécu cela dans les ateliers, dans les assemblées générales, dans les réunin avec les délégués du personnel, je sentait que quelque chose se brisait.
La gauche parlait moins du travail, de la pénibilité, des salaires, de la Sécu.
Elle se modernisait . Mais moderniser quoi faire ? Et pour qui ?
Pour nombre de salariés, l’impression était claire la gauche ne parlait plus leur langue.
Pendant ce temps, les injustices s’approfondissaient
Pendant que la gauche politique hésitait, reculait, se dispersait, le réel social continuait d’avancer durement.
Le travail s’intensifie, les corps se brisent
Dans les ateliers, j’ai vu les cadences augmenter, les équipes fondre, les machines vieillir sans être remplacées.
J’ai vu des camarades partir trop tôt à cause de l’amiante, produits qu’on savait dangereux mais qu’on nous imposait quand même.
J’ai vu les cancers professionnels exploser en silence, les TMS se multiplier, les vies s’abîmer.
Et dans le même temps, on nous expliquait à la télévision que le travail n’est pas assez flexible , que la France vit au-dessus de ses moyens , que la Sécu coûte trop cher , que les retraités doivent travailler plus .
Ce décalage entre vécu réel et discours officiel est devenu abyssal.
La précarité devient une norme
Intérim à vie, contrats courts, sous-traitance en cascade, plateformes numériques sans droits : une partie entière du salariat vit désormais sans filet, sans stabilité, sans perspectives.
Pourtant, les profits n’ont jamais été aussi élevés.
Les services publics s’effondrent
Hôpital, école, énergie, transports, justice, tout ce qui faisait tenir ce pays est attaqué depuis vingt ans.
L’État social, conquis de haute lutte, est méthodiquement privatisé.
Et pendant ce temps, les gouvernement de droite ou de gauche osaient dire que les Français ne veulent plus travailler .
Une gauche politique fragmentée, prise de court par le réel
Quand la colère sociale est revenue massivement en 2023, c’est le syndicalisme qui a tenu la barre.
Je l’ai vu et vécu à St Etienne dans les manifestations avec la CGT, la FSU, Solidaires et même l’intersyndicale.
Elles ont donné un sens collectif à un rejet massif.
Et la gauche politique ? Elle a suivi parfois, timidement.
Car aujourd’hui, la représentation politique est éclatée une partie de la gauche s’est dépolitisée socialement ; une autre se contente de slogans radicaux mais ignore les réalités du travail ; d’autres enfin tentent de reconstruire des liens, mais peinent à parler à celles et ceux qui se lèvent tôt et rentrent tard.
Dans cet espace abandonné que l’extrême droite prospère.
Pas parce qu’elle défend le monde du travail son programme économique est l’un des plus antisociaux jamais proposés.
Mais parce que le vide politique lui offre l’illusion d’être du côté des oubliés.
Il ne suffit pas de dire que ce sont des mensonges, il faut occuper le terrain social et pour cela, il faut un projet fort, articulé, structuré.
Reconstruire un mandat social une question de survie
Le mandat social n’est pas un symbole.
C’est la colonne vertébrale d’une alternative politique crédible.
Et aujourd’hui, il ne peut être reconstruit que si trois conditions sont réunies.
Recentrer la gauche sur le travail réel
Pas sur un discours abstrait ou moral, mais sur : les cadences, les salaires, l’usure physique, les risques chimiques, les cancers professionnels, la précarité, la pénibilité, la reconnaissance des qualifications, la démocratie dans l’entreprise.
La gauche doit redevenir la voix de celles et ceux dont la vie est abîmée par le travail, pas celle qui décrit le monde depuis des cabinets ministériels.
Refaire des services publics et de la Sécurité sociale des priorités absolues
La Sécurité sociale est le plus bel outil de solidarité jamais conçu dans ce pays.
Elle a été bâtie par les travailleurs, pour les travailleurs.
Son esprit originel doit être restauré cotiser selon ses moyens, recevoir selon ses besoins.
L’hôpital public doit être reconstruit.
L’école doit être libérée de la logique d’austérité.
L’énergie doit redevenir un bien commun, non une marchandise.
Sans ces piliers, aucune gauche n’est possible.
Reconstituer un lien organique avec le syndicalisme
La gauche politique ne retrouvera jamais un mandat social sans écouter les syndicats, travailler avec eux, appuyer leurs revendications, reconnaître leur expertise, renforcer la démocratie dans l’entreprise, protéger les représentants du personnel.
La réforme du CSE, la disparition des CHSCT, la réduction des moyens syndicaux ont été des catastrophes.
La reconstruction du mandat social passe par une reconstruction de la démocratie au travail.
Conclusion le mandat social n’a pas disparu, il attend son incarnation.
Le mandat social est toujours là.
Il vit dans chaque mobilisation.
Dans chaque piquet de grève.
Dans chaque lutte pour les salaires.
Dans chaque bataille contre l’amiante, les toxiques, les cancers professionnels.
Dans chaque combat pour la Sécurité sociale, pour les retraites, pour les services publics.
La vraie question n’est donc pas La gauche a-t-elle encore un mandat social ?
Mais qui aura le courage et la cohérence de le reprendre et de l’assumer ?
Car une chose est sûre. Le pays n’a jamais eu autant besoin d’une gauche sociale forte, populaire, enracinée dans le monde du travail.
Pas d’une gauche gestionnaire. Pas d’une gauche hors sol. Pas d’une gauche qui s’excuse d’être de gauche.
Mais d’une gauche qui se dresse.
Une gauche qui dit clairement La société ne peut pas être organisée autour des profits. Elle doit l’être autour des êtres humains.
Le mandat social est en friche. Il n’attend qu’une chose qu’on le cultive de nouveau.
Cinquante ans de militantisme ne m’ont pas appris à être optimiste mais à être déterminé.
Et aujourd’hui encore, je crois profondément à la force du collectif.
Sans cela, jamais nous n’aurions obtenu les avancées que certains voudraient effacer de l’histoire.
Nous ne sommes pas condamnés à subir.
Nous sommes condamnés à lutter ce qui, pour un militant CGT, n’a jamais été une punition, mais une fierté.
Parce que tant qu’il restera un camarade à défendre, un atelier à sécuriser, une victime de l’amiante à accompagner, une retraite à protéger, la lutte n’est pas finie.
Et croyez-moi on n’a pas dit notre dernier mot.