Patronat et extrême droite une chronique d’un rapprochement annoncé.
Depuis trois ans, les rendez-vous entre chefs d’entreprise et représentants du Rassemblement national, jadis tabous, se multiplient. À mesure que les communiqués feutrés remplacent les portes claquées et que les sourires crispés font place à une cordialité assumée, un phénomène s’impose le monde des affaires, qui se voulait rempart contre l’extrême droite, en devient aujourd’hui l’un des marchepieds.
Ce basculement en dit autant sur la mue tactique opérée par Marine Le Pen et Jordan Bardella que sur l’épuisement intellectuel d’un patronat à court d’alternatives politiques. Il mérite examen, car il éclaire les recompositions profondes du bloc de pouvoir en France.
Il y a encore quelques années, les représentants du capital tenaient le RN à distance respectable. Non par morale républicaine ce serait naïf de le croire , mais parce que le programme économique du parti menaçait directement leurs intérêts : sortie de l’euro, protectionnisme assumé, pilotage étatique de secteurs stratégiques.
Mais aujourd’hui, ces obstacles ont quasiment disparu. Entre 2017 et 2024, Marine Le Pen a méthodiquement effacé les aspérités les plus contradictoires avec l’orthodoxie économique européenne. Le temps du souverainisme monétaire et du bras de fer avec les multinationales semble loin. Le RN ne gronde plus contre l’euro-marché , il s’y adapte. Il ne promet plus de rompre avec le capitalisme financiarisé, il cherche désormais à en être un gestionnaire fiable.
La normalisation n’est pas idéologique, elle est stratégique. Elle vise à rassurer les investisseurs, les fonds d’investissement, les directions d’entreprise : « Avec nous, rien ne changera pour vous. Nous prendrons soin de vos équilibres. »
Quand l’histoire se répète « mieux vaut Hitler que le Front populaire
L’histoire offre un parallèle glaçant. Dans les années 1930, certains milieux patronaux français et européens considéraient qu’un régime autoritaire, même fasciste, valait mieux qu’un gouvernement de gauche. La fameuse formule souvent résumée par « mieux vaut Hitler que le Front populaire » illustre cette logique : pour protéger leurs profits et éviter les réformes sociales, certains préféraient soutenir une dictature plutôt que des mesures progressistes sur les salaires, les droits syndicaux ou la sécurité sociale.
Aujourd’hui, le même calcul semble refaire surface. Les rencontres entre patronat et RN montrent que, pour une partie des milieux d’affaires, la priorité n’est plus la défense de la démocratie ni du dialogue social, mais la sécurisation de leurs intérêts économiques, même au prix de concessions idéologiques. Le risque est identique : voir l’extrême droite s’installer dans le paysage politique comme une force « sérieuse » et « rassurante » pour le capital, tout en marginalisant le monde du travail.
Lorsque le MEDEF ou les directeurs de grands groupes acceptent désormais de rencontrer le RN sans se cacher, cela traduit à la fois un opportunisme froid et un renoncement politique.La droite traditionnelle n’est plus en état de mener les réformes structurelles qu’exige le grand patronat.
La Macronie, malgré une dérégulation incessante et une casse sociale assumée (réformes des retraites, assurance chômage, affaiblissement du droit du travail), s’est usée. Ses contradictions internes, son affaissement électoral, son incapacité à stabiliser un bloc majoritaire durable inquiètent les dirigeants d’entreprise.
Le RN apparaît ainsi comme un plan B crédible un parti autoritaire sur le plan politique, mais docile sur le plan économique.
Les signaux envoyés par le parti n’ont rien d’ambigu : Pas de retour de l’ISF. - Pas de hausse de la fiscalité des entreprises. - Pas de remise en cause des exonérations massives de cotisations patronales. - Aucune proposition sérieuse pour renforcer le contrôle public sur les moyens de production ou sur les restructurations industrielles.
En réalité, le RN s’aligne sur l’essentiel du logiciel néolibéral dominant. Ce n’est pas une dérive :c’est une stratégie.
Le RN cultive une image de parti social , prétendant défendre les classes populaires abandonnées par la gauche et méprisées par les élites économiques. Mais ses votes, ses propositions, ses priorités budgétaires racontent une tout autre histoire.
Salaires : aucune mesure structurante pour garantir un SMIC réellement revalorisé ou un partage de la valeur équitable.
Retraites : alignement avec le patronat, allongement des durées de cotisation, affaiblissement du financement public.
Assurance chômage : politique punitive envers les précaires.
Transition écologique : maintien d’un modèle industriel carboné, incompatible avec un développement durable et protecteur des travailleurs.
Droits syndicaux : hostilité constante, votes contre toute mesure de renforcement des protections collectives.
Derrière le drapeau tricolore, on trouve donc un programme qui n’améliore en rien la vie quotidienne du monde du travail, mais qui sécurise les intérêts patronaux tout en stigmatisant des boucs émissaires immigrés, chômeurs, fonctionnaires.
Le plus préoccupant n’est pas seulement l’intérêt du patronat pour le RN c’est l’architecture politique qui pourrait en résulter.
On verrait alors se constituer un bloc de pouvoir inédit : autoritaire sur le plan politique ; ethnonationaliste dans son discours ; mais parfaitement aligné sur les intérêts du capital.
Un cocktail dangereux, qui rappelle les errements historiques des années 1930, où l’extrême droite a servi à discipliner le monde du travail, casser les contre-pouvoirs et garantir l’ordre social.
Face à ce rapprochement, la question n’est pas de savoir si le RN a changé.
La question est : qu’est-ce que cette normalisation révèle sur l’état des forces sociales en France ?
Le terrain est abandonné. Là où les organisations progressistes devraient porter un projet industriel, écologique et social, c’est l’extrême droite qui tente d’occuper l’espace, avec des solutions simplistes mais une présence accrue.
Il faut reprendre l’initiative. En parlant salaires, conditions de travail, santé, emploi, sécurité sociale, transition écologique, pouvoir des travailleurs sur l’organisation du travail. En réaffirmant que la démocratie ne peut exister sans démocratie sociale.
L’extrême droite prospère sur le terrain de la résignation. Le syndicalisme repose sur l’action collective, la solidarité et la lutte pour l’égalité.
La multiplication des rencontres entre le RN et les milieux d’affaires n’est pas un simple épisode médiatique.
C’est la manifestation visible d’un réalignement profond, où un patronat inquiet pour ses profits cherche une nouvelle force politique capable de sécuriser ses intérêts, tandis qu’un parti d’extrême droite se maquille en gestionnaire responsable pour conquérir le pouvoir.
Mais un fait demeure aucune société plus juste, plus démocratique, plus égalitaire n’a jamais été construite en confiant les clés du pouvoir à ceux qui divisent les travailleurs et protègent les puissants.
Pour le monde du travail, pour les syndicalistes, pour toutes celles et ceux qui refusent la dérive autoritaire, le moment n’est pas à la neutralité.
Il est à la mobilisation, au débat, à la reconquête politique et sociale.
Comme toujours, l’histoire ne se résigne jamais elle s’écrit. Et elle s’écrira dans les luttes.
Augustin VINALS Militant CGT dans la Métallurgie à St Etienne et Politique au PCF