Ce mardi 11 octobre 2022, Elisabeth Borne annonçait devant l’Assemblée nationale vouloir procéder à des réquisitions d’une partie des personnels en grève du groupe Esso-ExxonMobil : « J’ai demandé au préfet d’engager, comme le permet la loi, la procédure de réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts de cette entreprise »[1].
La Première ministre considère comme injustifiée la poursuite des mouvements de grève malgré la signature d’un accord salarial avec deux organisations syndicales du groupe Esso-ExxonMobil le 10 octobre 2022.
En réaction aux propos d’Elisabeth Borne, le secrétaire général de la fédération professionnelle de pétrole de la CGT Emmanuel Lépine a déclaré sur franceinfo : « Je suis étonné que madame Borne ait choisi d'annoncer quelque chose d'illégal »[2].
Les premières réquisitions ayant été notifiées à des salariés grévistes mercredi 12 octobre 2022, les organisations syndicales ont annoncé qu’elles déposeraient rapidement des référés devant les tribunaux administratifs[3].
Revenons sur le cadre juridique applicable à la réquisition des personnels d'entreprises privées en grève, qui devra être respecté par les préfets pour l’édiction de leurs mesures de réquisitions, et qui fondera les recours des organisations syndicales contre ces mesures devant le juge administratif ces prochaines semaines.
Le droit de grève, un droit constitutionnellement reconnu mais objet de limitations
En droit interne, le droit de grève est consacré dans le Préambule de la Constitution de 1946, qui prévoit toutefois la possibilité pour le législateur de l’encadrer : « Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Par une décision du 25 juillet 1979[4], le Conseil constitutionnel a rappelé « qu'en édictant cette disposition les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle, mais qu'il a des limites et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ».
L’une des limitations au droit de grève prévue par le législateur est la possibilité donnée au préfet, en application de l’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT), de procéder à des réquisitions – notamment de personnels – lorsque l’urgence liée à une atteinte à l’ordre public le justifie.
L’article L. 2215-1 4° du CGCT dispose en effet que : « En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées ».
Le législateur a ainsi posé plusieurs conditions, précisées par le juge administratif, pour la mise en œuvre par les préfets de ce dispositif de réquisition de personnel en grève dans une entreprise privée.
Les conditions de mise en œuvre de la réquisition de personnel en grève par les préfets
L’article L. 2215-1 du CGCT et la jurisprudence administrative permettent d’identifier quatre conditions pour la mise en œuvre de la réquisition, auxquelles s’ajoute la nécessaire proportionnalité de la mesure, exigence commune à toutes les mesures de police administrative restreignant les libertés.
En premier lieu, le pouvoir de réquisition du personnel d’une entreprise privée appartient uniquement au préfet. L’employeur d’une l’entreprise ne peut donc s’arroger ce pouvoir en procédant à des réquisitions de personnels grévistes. Ce principe a notamment été rappelé par la Cour de cassation dans un arrêt du 15 décembre 2009[5].
En deuxième lieu, l’article L. 2215-1 du CGCT requiert, pour la mise en œuvre de la réquisition, « l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques », c’est-à-dire une atteinte à l’ordre public.
Ainsi, la réquisition de personnel en grève d’un établissement de santé, même privé, est par exemple justifiée par « le maintien d’un effectif suffisant pour garantir la sécurité des patients et la continuité des soins »[6], dès lors que les impératifs de santé publique constituent un motif d’ordre public.
Dans une ordonnance du 27 octobre 2010[7], intervenant à la suite de la réquisition, initiée par la Président Nicolas Sarkozy, de personnel en grève du groupe Total, le juge des référés du Conseil d’État a précisé ce critère en considérant que le préfet peut procéder à la réquisition des salariés d’une entreprise privée lorsque « l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public ».
Dans cette affaire, le juge des référés du Conseil d’État a considéré que les réquisitions étaient justifiées au regard des atteintes à l’ordre public résultant, d’une part, de l’incapacité de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle à alimenter les avions en carburant aérien, ce qui pouvait conduire au blocage de nombreux passagers et menacer la sécurité aérienne et, d’autre part, de l’impossibilité pour les véhicules de services publics et de services de première nécessité de se ravitailler en essence et gazole et des risques pour la sécurité routière. En revanche, l’ordonnance précise que la réception et la livraison de fioul domestique ne correspondent pas aux nécessités d’ordre public justifiant une réquisition.
En troisième lieu, les préfets ne peuvent recourir aux réquisitions que lorsque l’urgence le justifie. Dans le cadre du contentieux contre l’arrêté préfectoral prononçant la réquisition des salariés de Total en 2010[8], le juge des référés du Conseil d’État a reconnu comme satisfaite la condition d’urgence dès lors que les stocks de kérosène de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ne couvraient que trois jours de consommation et que les délais de réapprovisionnement rendaient nécessaire une intervention très rapide. Dans une affaire similaire, le tribunal administratif de Melun a considéré que l’approvisionnement des véhicules d’urgence et de secours étant déjà compromis, la condition d’urgence était satisfaite[9].
En quatrième lieu, le préfet peut prendre une mesure de réquisition uniquement lorsqu’il n’a pas de moyen alternatif à sa disposition pour faire cesser l’atteinte à l’ordre public.
En dernier lieu, comme pour toutes les mesures de police administrative portant atteinte à des libertés, la mesure de réquisition doit être justifiée et proportionnée au but poursuivi par le préfet. L’administration doit en effet opérer la balance entre l’intérêt général et les intérêts individuels ou collectifs en présence.
L’exigence du caractère proportionné de la mesure impose que soient requis les seuls salariés nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre public. Le juge administratif suspend ainsi l’arrêté ayant eu pour effet d’instaurer un service normal au sein d’un établissement, alors même qu’un service minimum aurait suffi à répondre aux nécessités de l’ordre et de la sécurité publics[10].
L’ordonnance du Conseil d’État du 27 octobre 2010 précise quant à elle que la mesure de réquisition n’est pas disproportionnée au but poursuivi en ce que « le personnel requis (…) est limité aux équipes de quart nécessaires (…) ; que les effectifs ainsi concernés ne représentent qu’une fraction de l’effectif total de l’établissement ». La circonstance que les salariés requis représentaient l’essentiel des salariés grévistes a été considérée comme sans effet sur le caractère proportionné de la mesure.
Le non-respect des mesures de réquisition par les salariés grévistes les exposant à des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement et 10.000 euros d’amende[11], ces derniers devront nécessairement les respecter en attendant que les juridictions administratives se prononcent sur leur légalité.
Des recours possibles des organisations syndicales contre les mesures de réquisition à venir ?
Les organisations syndicales ont d’ores et déjà annoncé qu’elles souhaitaient introduire des référés administratifs contre les mesures de réquisition dans les prochains jours. Au regard des délais extrêmement courts séparant la notification des réquisitions aux salariés grévistes et leurs dates d’exécution, le référé liberté semble être, comme en 2010, la voie d’action à privilégier.
Les préfets, conscients des risques politiques que pourraient occasionner de potentielles suspensions des réquisitions, semblent avoir fait le choix de délivrer par voie d’huissier des actes individuels prévoyant la réquisition pour les jours suivant la notification[12], réduisant ainsi considérablement les risques que les tribunaux administratifs se prononcent avant la fin de l’exécution de ces mesures.
Au regard de la jurisprudence du 27 octobre 2010 précitée, la marge de manœuvre des syndicats dans le cadre de potentiels référés liberté semble relativement limitée. En effet, cette décision traitant de situations similaires à celles en cours dans les groupes Total et Esso-ExxonMobil, les préfets disposent d’un véritable mode d’emploi pour éviter les risques de suspension.
Les débats se concentreront ainsi probablement sur l’existence en l’espèce d’une atteinte à l’ordre public résultant des risques pour la sécurité routière occasionnés. En effet, si l’ordonnance du Conseil d’État du 27 octobre 2010 reconnaît ce motif comme portant atteinte à l’ordre public, reste à savoir s’il est suffisant pour justifier à lui seul de telles mesures de réquisitions, alors même qu’il était corrélé à d’autres motifs en 2010. La question de l’existence de moyens alternatifs à disposition du préfet pour faire cesser l’atteinte pourra également être largement discutée.
Par ailleurs, les organisations syndicales mobiliseront surement, à l’appui de leurs requêtes, la recommandation du comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail de novembre 2011 (rapport n°362) qui avait, à la suite des évènements de 2010, demandé au gouvernement « de privilégier à l’avenir, devant une situation de paralysie d’un service non essentiel mais qui justifierait l’imposition d’un service minimum de fonctionnement, la participation des organisations de travailleurs et d’employeurs concernées à cet exercice, et de ne pas recourir à l’imposition de la mesure par voie unilatérale »[13]. Cette recommandation n’ayant toutefois pas de valeur contraignante en tant que telle, reste à savoir si le juge administratif décidera de s’y référer explicitement dans ses ordonnances à venir.
Les référés qui seront introduits dans les prochains jours contre les mesures de réquisition déjà notifiées par les préfets devraient en tout état de cause nous permettre d’y voir plus clair sur les motifs d’ordre public mobilisés et sur l’appréciation faite par juge administratif des critères de l’article L. 2215-1 4° du CGCT.
Aurèle Pawlotsky
[1] BFMTV, « Carburants : Elisabeth Borne annonce la réquisition des personnels des dépôts d’Esso », 11 octobre 2022, https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/energie/carburants-elisabeth-borne-annonce-la-requisition-des-personnels-des-depots-d-esso_AD-202210110458.html
[2] Franceinfo, « Pénurie de carburant : la réquisition des personnels est « illégale », réagit un représentant de la CGT », 11 octobre 2022, https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/penurie-de-carburants/penurie-de-carburant-la-requisition-des-personnels-est-illegale-reagit-un-representant-de-la-cgt_5411101.html
[3] RTL, « Réquisitions dans les raffineries : Les employés dénoncent une décision « scandaleuse » », 13 octobre 2022, https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/les-infos-de-5h-requisitions-dans-les-raffineries-les-employes-denoncent-une-decision-scandaleuse-7900194964
[4] Conseil constitutionnel, 25 juill. 1979, Droit de grève à la radio, n° 79-105 DC.
[5] Cour de cassation, chambre sociale, 15 décembre 2009, n° 08-43.603.
[6] Conseil d’État, 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, req. n° 262186, Lebon 497.
[7] Conseil d’État, ord., 27 octobre 2010, req. n° 343966.
[8] Ibid.
[9] TA Melun, 25 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, req. n° 1007348.
[10] TA Melun, ord., 22 oct. 2010, CGT, req. n° 1007329.
[11] Article L. 2215-1 4° du CGCT : « Le refus d'exécuter les mesures prescrites par l'autorité requérante constitue un délit qui est puni de six mois d'emprisonnement et de 10 000 euros d'amende ».
[12] RTL, « Grève : La première réquisition est tombée sur le site Esso Exxon Mobil », 12 octobre 2022, https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/les-infos-de-18h-greves-la-premiere-requisition-est-tombee-sur-le-site-esso-exxon-mobil-7900194876
[13] Recommandation du comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail de novembre 2011 (rapport n°362) https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=1000:50002:0::NO:50002:P50002_COMPLAINT_TEXT_ID:2912582