Les différentes mobilisations universitaires en cours (et avant elles contre la loi ORE ou la LRU) pointent à juste titre un risque qui serait de créer des universités à deux vitesses. Or, ce « deux poids / deux mesures » existe depuis longtemps dans le système de l’enseignement supérieur en France, en fait depuis la Révolution française.
Ainsi, les premières « Grandes écoles » ont été créées à la Révolution dans le but de fournir les cadres techniques et militaires de l’État, les universités ayant été supprimées par la Convention nationale en 1793. Leur nombre s’est considérablement accentué au XXèmesiècle, notamment parce qu’elle étaient destinées à former les fonctionnaires techniques des différents corps de la fonction publique française. Si les universités se sont progressivement réinstallées dans le paysage de l’enseignement supérieur, ces dernières se sont pendant longtemps plutôt concentrées sur des formations académiques, délaissant les formations d’ingénieurs ou de commerce et se concentrant sur la formation des juristes, des médecins, des économistes, des chercheurs et des professeurs de la République. Or, cette description ne correspond plus depuis longtemps aux attributions et aux missions de l’Université qui a vocation, notamment, à préparer à l’insertion professionnelle de toute nature.
Cette distinction entre « Grandes écoles » et Universités existe dans les faits, mais pas dans le droit puisque le code de l’éducation ne parle que des « Établissements publics à caractère scientifique culturel et professionnel ». Pourquoi donc cette impression perdure-t-elle durablement alors que tous les établissements d’enseignement supérieur sont soumis à des réglementations au fond peu différentes ?
Dès lors, cette dichotomie entre deux systèmes perdure essentiellement pour des raisons économiques qui maintiennent, de fait, une inégalité profonde dans le financement de ces établissements en raison des différences notables des dépenses par étudiant. Selon le Ministère, la moyenne de la dépense par étudiant en France était de 11 670 euros en 2017, tout type d’étudiants confondus que ce soit un étudiant de CPGE, de STS ou d’école d’ingénieur. Ce chiffre cache donc des inégalités lui aussi. Ainsi, en 2017, selon les chiffres du MESR, le coût annuel d’un étudiant en université est de 10 330 euros, celui d’un élève de CPGE est de 15 760 euros[1]. Un étudiant en école d’ingénieur coûte en moyenne encore plus cher à l’État. Selon une étude menée en 2015, ce coût serait de 16 000 euros en moyenne[2], ce coût pouvant monter pour les écoles parisiennes les plus prestigieuses à plus de 50 000 euros par an et par étudiant.
En 2019, la population étudiante en France inscrite dans un établissement d’enseignement supérieur à caractère public, quel qu’il soit, était de 2,13 millions. Ainsi, si l’État dépensait pour chaque étudiant inscrit dans un établissement public d’enseignement supérieur, la moyenne de ce qui est dépensé pour un étudiant en école d’ingénieur, cela porterait la dépense à un total de 34 milliards d’euros, ce qui correspond à une augmentation de 3 milliards d’euros par rapport à aujourd’hui[3].
Rappelons que les mesures débloquées en urgence pour le pouvoir d’achat en 2019 se sont élevées à 16 milliards d’euros, même si elles n’avaient certes pas vocation à s’inscrire durablement dans le budget de l’État. Rappelons que l’IFI en 2018 a rapporté environ 3 milliards de moins que l’ISF. Les sommes sont importantes, mais elles existent : elles sont le résultat de choix politiques.
Les inégalités de financement entre les différents établissements d’enseignement public ne s’arrêtent pas là car ce sont les universités qui concentrent le plus de boursiers. Ce que l’État ne finance pas pour ses universités accroît donc les inégalités sociales au sein de sa jeunesse et contribue aux mécanismes de reproduction qui n’ont de secret pour personne depuis Bourdieu et entrave durablement toute possibilité de faire évoluer ces problématiques à l’avenir.
Investir massivement et durablement dans le système éducatif supérieur dans son ensemble permettrait donc de régler une bonne partie des problèmes inhérents à l’échec à l’université : réduire les cours d’amphis qui démobilisent étudiants et enseignants, payer davantage des chargés de cours dont les cursus ont besoin (tous les cours ne peuvent être donnés par des permanents et des professionnels de bon niveau sont absolument nécessaires dans la plupart des cursus universitaires) sans créer de précarité, recruter massivement des personnels pour que l’université se donne les moyens d’accomplir ce qui est simplement inscrit dans la loi. Par exemple, depuis 2014, les stagiaires en préprofessionnalisation doivent être encadrés par un tuteur universitaire. Bien qu’inscrite dans une loi, cette disposition ne peut être appliquée en raison tout simplement d’un manque de titulaires, reléguant l’insertion professionnelle au rang de 5ème roue du carrosse au sein des universités. De même, la loi ORE de 2018 prévoit des dispositifs visant la réussite en licence et notamment la mise en place de suivi des étudiantes et étudiants de première année avec un contrat pédagogique qui relève de la fiction totale dans beaucoup d’universités, au vu simplement des multiples tâches d’encadrement qui existent déjà pour les enseignants et les enseignants-chercheurs qui ne peuvent en effectuer davantage.
La loi actuelle met en avant la « modulation des services », des modifications du statut des enseignants-chercheurs, promeut le financement de la recherche par projet, ce qui devrait encore être accentué par la LPPR. En fait, il faudrait commencer par flécher un peu plus d’argent vers le système d’enseignement supérieur dans son ensemble pour lui permettre simplement de fonctionner et non plus de survivre. Effacer cette inégalité entre écoles et universités qui est, en réalité, essentiellement économique, mettrait l’ensemble du système d’enseignement supérieur sur un pied d’égalité. Si c’est le cas, la question de l’autonomie ne sera plus une fiction, ce qu’elle est pour le moment bien souvent car la part massive de la masse salariale contrainte dans les budgets des universités empêche toute initiative ou tout projet à plus ou moins long terme. Depuis 2007, les regroupements entre établissements, ComUE ou fusions se multiplient : cette convergence de projets déjà à l’œuvre doit pouvoir trouver une contrepartie financière par une convergence des dotations.
Les établissements d’enseignement supérieur pourraient alors simplement penser des cursus adaptés à plusieurs types de publics et faire cohabiter la formation initiale, la formation continue, l’enseignement fondamental et l’enseignement plus professionnalisant au sein de structures de tailles variables mais qui marchent sur leurs deux jambes : les savoirs fondamentaux et les savoirs techniques ; la pensée académique et la nécessité d’une insertion dans la société, la fonction publique, l’entreprise ou le milieu associatif.
Quelle saine politique que de réorienter 3 milliards d’euros par an pour des enjeux aussi importants que la formation, la recherche, l’enseignement ! Ce ne seront pas des euros dépensés en pure perte, simplement une remise à plat d’un système à deux vitesses pour permettre une recherche de qualité et une formation adaptée à tous les enfants de la République.
[1]« Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, 2019 » édité par le ministère de l’éducation nationale, p. 333
[2]Source : Sciences en marche, O. Berné, F. Metivier, Inégalités de traitement des étudiants suivant les filières en France, https://hal-univ-diderot.archives-ouvertes.fr/hal-01520905/file/inegaliteSeM.pdf
[3]« Repères et références statistiques…. », p. 325.