Le talk-show organisé le 23 juillet dernier par Piers Morgan sur sa chaîne YouTube s'est révélé d'un grand intérêt dans le contexte de la bataille de l'information qui accompagne les actes génocidaires d'Israël à Gaza. On pouvait en effet mesurer le décalage entre, d’un côté, le discours d’un Israélien critique (c'est le moins qu’on puisse dire) de la société dans laquelle il vit et de la "guerre" qui est menée en son nom, en l’occurrence Gideon Levy, journaliste multiprimé et membre du comité éditorial de Haaretz, et de l’autre, le discours d’un activiste pro-israélien de premier plan, l'Américain Shabbos Kestenbaum, qui débite la propagande de guerre forgée à Tel-Aviv comme on récite son catéchisme − son récit est tellement rodé qu’il ne se démonte même pas, alors qu’il fait face également à cette journaliste de choc qu’est Ana Kasparian !
Extraits des interventions croisées de Shabbos Kestenbaum et Gideon Levy :
- Shabbos Kestenbaum : « Israël est engagé dans une guerre défensive. Je suis fier de ce qu’Israël a réalisé. Certainement, des civils innocents se font tuer, ce qui est une tragédie. Mais nous ne mesurons pas l’efficacité ou le bien-fondé d’une guerre par rapport au nombre de civils qui se font tuer. Ce n’est pas de de cette façon que vous jugez une guerre. Jusqu’à présent, aucune guerre n’a été jugée [comme celle d’Israël]. Durant la guerre de Corée, 3 millions de civils ont été tués. En Irak, plus de 500 000 civils. Dans la guerre civile en Syrie, 300 000 civils. (...) Dans les guerres modernes, Israël a l’un des ratios civils/combattants ennemis tués les plus faibles*. »
- Gideon Levy : « Malheureusement, le problème, ce n’est pas Smotrich [ministre du gouvernement Netanyahou, l’une des principales figures en Israël du sionisme religieux et du parti des colons suprémacistes]. Le problème, c’est la société israélienne, laquelle est complice ou bien très passive et apathique. Smotrich est à l’image d’Israël. J’ai peur de dire qu’il exprime à haute voix et de façon vulgaire des choses que vous pouvez entendre chez beaucoup, beaucoup d’autres Israéliens, peut-être la majorité, laquelle est tranquillement installée à la maison et ne regarde rien de ce qui se passe à Gaza, ne témoigne d’aucun intérêt pour ce qui se passe à Gaza. Et puis arrive quelqu’un comme notre ami ici présent [Shabbos Kestenbaum], qui ressent de la fierté par rapport à cette situation. Croyez-vous qu’un Juif, un être humain, un Américain puisse être fier de la famine organisée, des massacres, du génocide ? (...) Je peux concevoir que la propagande israélienne tente de fournir des explications pour s’en servir comme couverture, dans le but de diffuser des mensonges, parler de légitime défense, évoquer la destruction du Hamas, soutenir le fait qu’il soit uniquement question de la sécurité d’Israël. Mais être fiers de ce que nous sommes en train de faire ?? être fiers du massacre de 20 000 enfants ?? Comment un être humain peut-il être capable de sortir ces mots-là de sa bouche ?? Ça n’a rien d’humain. Je suis vraiment désolé de dire cela. Seuls les Nazis parlaient ainsi ! Je le répète : seuls les Nazis étaient fiers de leurs massacres et de leurs génocides ! »
- Shabbos Kestenbaum : « Je ne suis évidemment pas fier de la famine de masse [à Gaza] car il n'y en a aucune. (...) Ce que je dis, c’est que les forces de défense d’Israël ont pris des mesures qu’aucun autre Etat occidental n’a pris au cours des guerres modernes. Le fait qu’elles larguent des prospectus sur les bâtiments demandant aux civils d’évacuer parce que des entités connues du Hamas se trouvent dans ces bâtiments. Le fait qu’elles aient fourni davantage d’aide à l’intérieur de Gaza après le 7-Octobre qu’avant le 7-Octobre est quelque-chose dont je suis très fier. »
- Gideon Levy : « Dans l’Histoire, tous les holocaustes ont commencé avec le déplacement de populations et leur enfermement dans un camp de concentration. Israël est en train de réaliser cette opération à l’heure où nous discutons. Ensuite, Israël procède à la destruction systématique de la bande de Gaza. (...) C’est une destruction systématique avec l’aide de grosses entreprises qui s’acquittent de ce travail pour une somme d’argent importante. (...) Nous voulons que Gaza devienne invivable afin que les Palestiniens s’en aillent. (...) Désormais, l’objectif est parfaitement clair. Je ne sais pas s’il sera atteint, mais il est parfaitement clair, et ce n’est pas seulement Smotrich : c’est l’armée, c’est le gouvernement, c’est une grande part de l’opinion publique israélienne qui souhaite détruire Gaza pour rendre le territoire invivable et pousser les Palestiniens vers la partie sud de la bande côtière, dans des camps de concentration à l’intérieur desquels ils auront envie de revivre les jours où ils étaient affamés à Al-Mawasi et dans d’autres lieux, parce que la vie là-bas sera pire que l’enfer. Et ensuite, en conformité avec le plan, toute personne qui voudra partir [de la bande de Gaza] aura la possibilité d’émigrer vers des pays tiers. Ainsi, à l’heure où nous discutons, nous assistons à un plan effroyable, un plan satanique de nettoyage ethnique de [la bande de] Gaza. »
- Shabbos Kestenbaum : « Quand vous évoquez la question des objectifs déclarés de la guerre, le Premier ministre les a énoncés à de nombreuses reprises. Actuellement, un citoyen américain, Omer Neutra, un autre citoyen américain, Itay Chen, leurs corps sont détenus par le Hamas. Donc quand vous vous interrogez au sujet des buts de la guerre, ils sont très simples et ils sont répétés à la télévision nationale depuis le 7 octobre [2023] : le retour des otages, à la fois les survivants et ceux que [le Hamas a tués], et forcer le Hamas à l’exil. Et au lieu d’exercer la pression sur le régime islamique dictatorial qui a anéanti toute possibilité pour les Palestiniens d’avoir la liberté de circulation, la liberté d’expression, et leur propre Etat, vous mettez la pression sur les personnes qui ripostent au véritable génocide qui s’est produit le 7 octobre, lorsque le Hamas a cherché à tuer chaque Juif qu’il pouvait trouver. »
- Gideon Levy : « Les atrocités du 7 octobre [2023] furent épouvantables. Je me suis rendu sur place le lendemain. Je les ai vues de mes propres yeux. Je ne les oublierai jamais. Depuis lors, Israël a perpétré l’équivalent de mille 7-Octobre ! Vous comprenez ça ? Israël a commis pas moins de mille 7-Octobre ! Concernant les enfants [de Gaza], si vous prenez en considération les chiffres, les statistiques, et la manière avec laquelle ils ont été tués, vous vous rendez compte que nous ne pouvons pas nous servir encore et encore du souvenir du 7-Octobre et justifier au nom du 7-Octobre tous ces crimes horribles contre l’humanité qui se produisent [à Gaza]. (...) Vous savez que toutes les 6 heures, Israël tue 20 personnes, et elles sont aussi innocentes que les otages [du Hamas], et parmi elles figurent de nombreux enfants. Donc arrêtez avec le 7-Octobre ! »
* C’est évidemment un mensonge grossier. D'après le journaliste de Haaretz Nir Hasson : « Bien que le nombre total de victimes de guerre en Syrie, en Ukraine et au Soudan soit plus élevé dans chacun des cas, Gaza semble en première position au niveau du ratio combattants/non-combattants tués, de même qu’au niveau du taux de mortalité par rapport à la taille de la population. » (https://www.haaretz.com/israel-news/2025-06-26/ty-article-magazine/.highlight/100-000-dead-what-we-know-about-gazas-true-death-toll/00000197-ad6b-d6b3-abf7-edfbb1e20000)
Par ailleurs, en raison de la proportion de femmes et d’enfants tués, laquelle est de 56 %, la dernière "guerre contre le Hamas" est un cas unique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : les guerres civiles en Syrie et au Soudan ont été moins meurtrières, en chiffres relatifs, pour les femmes et les enfants (respectivement 20 % et 23 % d'après l'étude conduite par un spécialiste mondialement reconnu de la mortalité dans les conflits armés, le Pr. Michael Spagat, citée dans le même article de Haaretz).
Le chiffre de 20 000 "terroristes" tués régulièrement avancé par les porte-parole de l'armée israélienne ne fait sens que dans la propagande de guerre israélienne. Il est pour le moins erroné, et ce pour trois raisons : si l’on applique le ratio de deux combattants blessés pour un tué, cela signifierait que les organisations militaires palestiniennes auraient déjà perdu 60 000 combattants, alors même qu'elles n'ont jamais aligné un tel nombre de miliciens valides ; les forces d'occupation comptabilisent comme "terroristes" tous les fonctionnaires civils qui travaillent pour le gouvernement "du Hamas" ; comme l’a bien montrée une enquête du journaliste israélien Yaniv Kubovich, tous les civils abattus − systématiquement − par les soldats israéliens dans les "zones tampons" (appelées aussi "kill zones" ou "no-go zones") sont présentés a posteriori comme des combattants éliminés (https://www.haaretz.com/israel-news/2024-12-18/ty-article-magazine/.premium/idf-soldiers-expose-arbitrary-killings-and-rampant-lawlessness-in-gazas-netzarim-corridor/00000193-da7f-de86-a9f3-fefff2e50000?lts=1734788992809).