L'assimilation de l'antisionisme à une forme majeure de l'antisémitisme contemporain relève d’une opération stratégique : c’est la seule façon, pour les partisans du colonialisme et du suprémacisme israéliens, de décrédibiliser, voire criminaliser la défense des droits des Palestiniens et maintenir l'impunité d'un État-nation créé à partir de l'épuration ethnique d'une terre proche-orientale − une construction nationale exclusive qui n’a pu se perpétuer que par l'occupation militaire, l’ingénierie démographique et l'apartheid.
Dans sa tribune, Eva Illouz nous livre trois fondements "théoriques" de cette confusion qu'elle fait sienne − mais qui s’est imposée dans le champ intellectuel et politique occidental comme une (fausse) évidence. On s'arrêtera sur celui-ci : « Premièrement, l’antisionisme remet en question la légitimité même du nationalisme et du foyer national juif. Il n’existe aucun autre cas où un peuple se voit refuser le droit de continuer à vivre dans son Etat avec une telle insistance obsessionnelle par une idéologie politique (le nationalisme ukrainien est nié par la Russie, mais cela ne rencontre que peu d’écho et ne constitue le principe organisateur d’aucune idéologie). L’effet de l’antisémitisme est de priver les juifs de foyer, en leur déniant leur citoyenneté ou en les expulsant. Là était le but de l’antisémitisme européen traditionnel. L’antisionisme y ressemble étrangement, mais déplace cette intention envers Israël, le seul Etat juif du monde. (...) Israël s’est créé comme un pays de réfugiés au sortir de la seconde guerre mondiale, offrant un abri à ce qu’il restait des juifs décimés par les pogroms et la Shoah, ainsi qu’au million de juifs expulsés des pays arabes. »
I. Il ne s'agit absolument pas de remettre en question le fait qu'Israël ait été un État-refuge pour une partie des survivants de la Shoah déplacés de leurs pays respectifs, ni le fait qu'Israël ait accueilli près d'un million de Juifs d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient déracinés de leurs pays ancestraux [1]. Si la légitimité du « foyer national juif » peut être questionnée, ce n’est pas pour nier le droit à l’émancipation nationale du peuple juif (ou du moins de ceux des Juifs qui se considèrent comme une nation) : c'est uniquement au regard des modalités de son établissement et de son maintien. Car c'est bien sur une terre soustraite à sa population autochtone (un nettoyage ethnique massif en 1948-49 puis un autre en 1967, puis des activités de repeuplement accompagnées d'opérations de démolition-expulsion et d'attaques terroristes quotidiennes menées par des groupes de colons dits "extrémistes", le tout pour s'accaparer le plus de terres palestiniennes avec le moins de Palestiniens possible) que l'Etat d'Israël a été présenté depuis sa création comme le lieu de refuge et de renaissance [2] du peuple juif.
Et comment peut-on réaliser le droit à l’autodétermination d’un peuple persécuté à travers l’histoire et lui garantir la sécurité en dépossédant un autre peuple, en effaçant son histoire, en lui imposant un régime d'apartheid (7 millions de citoyens juifs vivant sous une démocratie à l'occidentale ; près de 2 millions de citoyens palestiniens dits "Arabes israéliens" subissant des discriminations systémiques, en droit et en pratique, en plus d’être considérés comme des ennemis de l’intérieur, puisque leur mémoire s’oppose en tout point au récit national israélien ; 5 à 6 millions de non-citoyens ou sujets palestiniens maintenus dans une infériorité structurelle − négation ou exercice impossible de leurs droits politiques, civiques et fondamentaux − qui les rend d'autant plus vulnérables à l'occupation militaro-coloniale brutale qu'ils subissent depuis près de 60 ans) et en le déshumanisant à l’extrême (au point, comme on a pu le constater à Gaza, de considérer l’extermination de plusieurs milliers de familles comme un "dommage collatéral" nécessaire dans l’objectif de l’"éradication" du Hamas, et de réduire, à quelques dizaines de km au sud de Tel Aviv, 2 millions d’habitants, dont la moitié d’enfants, à des conditions d’existence entraînant la mort − la famine organisée, la destruction du système de santé, les déplacements forcés incessants et la concentration de la population survivante dans des camps de tentes insalubres, dépourvus des équipements les plus basiques, exposés en ce moment au froid et aux intempéries [3]) ?
II. Il y a dans le texte d'Eva Illouz un déni total de la dimension coloniale du projet sioniste, lequel n’envisage rien de moins que le repeuplement de la Palestine après l'éviction de son peuple autochtone. L’idée du transfert nécessaire des Palestiniens, masse indifférenciée d’"Arabes" qu’il suffirait de déplacer dans les pays voisins pour construire l’Etat juif sur de "bonnes bases" démographiques, était entièrement assumée dans les milieux sionistes de la première moitié du XXe s. : apparue au sein du mouvement dès les premières années du siècle dernier, elle s’est affirmée ensuite avec une grande clarté chez les dirigeants sionistes, en particulier Ben Gourion, au moment de la publication du rapport de la Commission Peel en 1937 (celui-ci recommandait une partition de la Palestine accompagnée d’un prétendu « échange de populations », lequel se serait matérialisé, en réalité, par le départ forcé ou volontaire de plus de 200 000 "Arabes" présents sur le territoire du futur Etat juif) [4].
III. Si le but de « l’antisémitisme européen traditionnel » était effectivement de « priver les juifs de foyer, en leur déniant leur citoyenneté ou en les expulsant », il faut rappeler que Theodor Herzl et ses disciples voyaient dans les antisémites de l’époque leurs alliés objectifs. Dans L’Etat des Juifs (1896), Herzl déclare que « les gouvernements de tous les pays frappés par l'antisémitisme serviront leurs propres intérêts en nous aidant à obtenir la souveraineté que nous voulons » (chapitre 2 : « La question juive »). La Déclaration Balfour de 1917 a bien matérialisé cette conjonction d’intérêts antisémites et sionistes : la promesse de faciliter la création d'un « foyer national juif » (l'appellation « Etat juif » a été évitée pour une raison très simple : le sionisme politique suscitait alors de fortes oppositions au sein du monde juif, tant dans les milieux laïques que dans les milieux religieux) en Palestine a été adressée à la Fédération sioniste britannique par un ministre des Affaires étrangères, Arthur Balfour, qui, douze ans plus tôt, en tant que Premier ministre, faisait adopter par la Chambre des Communes une loi sur les étrangers (Aliens Act, 1905) visant essentiellement à "préserver" le pays de l’immigration des Juifs d’Europe orientale (les réfugiés juifs de l’Empire russe commencèrent à arriver en masse en Grande-Bretagne dans les années 1880-1890) − pour une grande partie de l’opinion publique britannique, il s’agissait d’un fléau contre lequel il fallait se prémunir.
Cette convergence d’intérêts entre, d’un côté, les sionistes qui manquaient d’émigrants pour mener à bien leur projet national et colonial, et de l’autre, les antisémites qui voulaient purger les pays européens d’une population vue comme un corps étranger et indésirable, se manifesta à nouveau au moment de l'accord de transfert passé en 1933 entre le régime nazi et l'Agence juive (responsable de l'immigration juive en Palestine pour le compte de l'Organisation sioniste mondiale) : cet accord, qui a fonctionné jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, a concerné au total 53 000 Allemands juifs. Beaucoup prétendent encore aujourd’hui que le mouvement sioniste cherchait alors à sauver une population en danger de mort : non seulement il s’agit d’une illusion rétrospective (l’élimination physique des Juifs du Reich a débuté en novembre 1938), mais on doit aussi souligner que cette cinquantaine de milliers d’émigrants ne représentait qu’un huitième des Juifs du Reich qui ont pu échapper − par l’exil − au régime nazi.
IV. Enfin, Eva Illouz tente de comparer ce qu'elle appelle le refus du droit du peuple juif « de continuer à vivre dans son Etat » avec la négation de la nation ukrainienne par la Russie poutinienne. En dehors du fait qu'elle s'autorise à faire l'amalgame Juifs-Israéliens (vigoureusement combattu par les Juifs antisionistes parce qu'il nourrit précisément l'antisémitisme ; par ailleurs, les Juifs israéliens représentent aujourd’hui à peine la moitié de la population juive mondiale, donc cette nation ne peut en aucun cas se présenter comme LE peuple juif "rassemblé" dans sa "patrie historique"), Eva Illouz méprise ouvertement un fait majeur : il y a une réelle proximité entre l’Etat d’Israël et l’Etat russe poutinien, dans la mesure où tous deux privent ou cherchent à priver de leurs droits à la liberté et à l’autodétermination des peuples dont ils occupent les territoires (en partie en Ukraine, en totalité en Palestine), en vertu des droits historiques qu’ils s’attribuent.
Pour les promoteurs de la "Grande Russie", la nation ukrainienne serait une invention datant de la seconde moitié du XIXe s. : de leur point de vue, les Ukrainiens auraient toujours fait partie, aux côté des Biélorusses, d’une "grande nation russe". Les milieux sionistes ou pro-israéliens considèrent les Palestiniens dans les mêmes termes, puisqu’ils leur dénient toute conscience ou identité nationale, ainsi que toute histoire propre, mais à la différence que le peuple dont ils rejettent l’existence est considéré comme indésirable sur sa propre terre : il est question d’"Arabes" génériques destinés à se réinstaller ailleurs dans le monde arabe. Ainsi, le sionisme est d’essence suprémaciste, alors que le nationalisme grand-russe est clairement assimilationniste. Mais là où les deux idéologies se rejoignent, c’est dans la vision d’un peuple fictif manipulé par des ennemis existentiels : pour les néo-impérialistes grand-russes, l’"invention" d’une nation ukrainienne bénéficierait surtout aux ennemis de la Russie (l'Autriche-Hongrie pendant la Première Guerre mondiale, puis l'Allemagne nazie pendant la Seconde, et enfin l’"Occident collectif" après la révolution de Maïdan), d’où un "danger existentiel" permanent pour les Russes ; aux yeux des dirigeants israéliens, l’identité palestinienne aurait été instrumentalisée par les régimes arabes puis par l’Iran pour détruire le « seul Etat juif du monde ».
[1] Les causes sont complexes et ne se résument pas à une vaste opération d'expulsion orchestrée par les gouvernements des pays arabes. Le nationalisme arabe et l'hostilité envers les Juifs autochtones associés au nouvel Etat juif qui venait de déposséder les Palestiniens et d'infliger une cuisante défaite aux armées de la Ligue arabe ont joué un rôle majeur dans cet exode ; mais pas moins que la propagande sioniste qui visait à attirer les Juifs séfarades/Mizrahim pour repeupler la Palestine vidée de ses Palestiniens et fournir à l’Etat d’Israël la main-d'oeuvre dont il avait tant besoin. Il faut aussi mentionner les opérations pilotées par le gouvernement israélien avec l’appui des Occidentaux et des autorités locales pour transférer les Juifs du Yémen et du Maroc vers la terre d’Israël : 49 000 Juifs yéménites ont été ciblés par l'opération Magic Carpet (1949-1950), soit la quasi-totalité de la population juive autochtone du Yémen à l'époque ; l'opération Yakhin (1961-1964) a concerné 90 000 à 97 000 Juifs marocains, sur environ 250 000 qui ont quitté le Maroc entre 1948 et 1967.
[2] Dans la pensée sioniste, la création de l'Etat juif en Palestine est considérée comme un acte de renaissance du peuple juif après la Shoah (vue elle-même comme une conséquence de l'Exil) : voir l’ouvrage de l’historien israélien Amnon-Raz Krakotzkin, Exil et souveraineté − judaïsme, sionisme et pensée binationale, chapitre 1er, La Fabrique, 2016.
[3] D'après le Conseil norvégien pour les réfugiés (10 décembre) : « En raison de restrictions sévères, l’ONU et les organisations humanitaires internationales n’ont pu acheminer [depuis le début du cessez-le-feu] que 15 600 tentes pour 88 000 personnes, alors que 1,29 million de personnes ont encore besoin d’un abri pour survivre à l’hiver. Les organisations humanitaires internationales restent dans l’impossibilité d’acheminer l’aide et près de 4 000 palettes de matériaux destinés à la construction d’abris ont été refusées. Gaza a un besoin urgent de machines lourdes, d’outils et de matériel pour construire des abris afin d’éviter des inondations catastrophiques. »
(https://www.mediapart.fr/journal/international/201225/gaza-la-guerre-sanglante-est-peut-etre-terminee-mais-une-autre-commence)
[4] A l’aide de sources de première main, cet article du quotidien israélien Haaretz retrace l’histoire de l’idée (puis projet) sioniste du transfert des Palestiniens.