L’Etat russe, dans une logique néo-impériale de restauration de son pré carré en Europe orientale, et l’Etat d’Israël, dans une logique coloniale inséparable du mouvement sioniste [1], mènent chacun de leur côté une guerre totale contre une nation dont ils nient ou contestent l'existence, tout en se prévalant de droits historiques sur des territoires dont ils se prétendent les propriétaires exclusifs : l’Ukraine est placée dans un "monde russe" millénaire sans frontières bien définies ; le sionisme a instrumentalisé le judaïsme pour revendiquer et construire un Etat-nation juif en Palestine, faisant ainsi de ce pays l'objet d'un messianisme laïc ou séculier (même si l’on assiste depuis plusieurs décennies au développement important du "sionisme religieux" en lien avec les activités de colonisation des territoires occupés). [2]
La nation palestinienne, comme la nation ukrainienne, aspire à exercer sa souveraineté à l’intérieur des frontières d’un Etat indépendant. Les Ukrainiens disposent depuis 1991 d’un Etat doté de frontières internationales, aujourd’hui menacé de destruction par la Russie poutinienne, au contraire des Palestiniens, dont le droit à l’autodétermination est refusé depuis 76 ans par Israël. Ces deux peuples subissent les appétits d’un Etat occupant qui ne se prive pas d’annexer, soit par l’invasion militaire et l’intégration administrative à marche forcée (la Crimée en février 2014, puis quatre régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine en octobre 2022), soit par la construction incessante d’implantations coloniales visant à modifier la démographie et accaparer les terres et les ressources (en Cisjordanie, occupée depuis la guerre israélo-arabe de 1967), des portions du territoire reconnu par l’ONU comme étant le leur. Toutefois, Israël ne cherche absolument pas à absorber les Palestiniens dans son propre peuple, leur faisant subir plutôt une politique d'apartheid ou de nettoyage ethnique (au choix), alors que la Russie poutinienne, elle, s'applique à russifier − par la déportation d'enfants à des fins de rééducation "patriotique" ou d'adoption forcée, par l'importation du système scolaire en vigueur sous ce régime fasciste, par l'obligation de prendre le passeport russe sous peine de sanctions qui impactent la vie quotidienne − les Ukrainiens sur leur propre territoire.
La résistance armée des Palestiniens à l’occupation et à la colonisation de ce qui leur reste de territoires entre le Jourdain et la Méditerranée depuis l’épuration ethnique de 1948 n’est pas moins légitime que la mobilisation des forces ukrainiennes pour résister à l’invasion russe et libérer les régions méridionales et orientales − déclarées annexées par la Russie − de leur Etat agressé. Elle est même garantie par le droit international : le protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux permet aux peuples, « dans l’exercice de leur droit à disposer d’eux-mêmes », de recourir à la lutte armée « contre la domination coloniale et l'occupation étrangère et contre les régimes racistes ». [3] On pourra dire qu'elle est désespérée et ne fait qu'alimenter un cycle de violences interminables en Israël-Palestine. Elle entraîne aussi de terribles conséquences pour les familles décimées par les raids de l’armée israélienne contre les bastions de la résistance en Cisjordanie (Jénine, Naplouse, Tulkarem...), raids meurtriers et destructeurs qui n’épargnent ni les maisons, ni les infrastructures civiles, ni les habitants désarmés, ni les enfants. [4] Pour autant, aux yeux d'une grande partie des Palestiniens, la lutte armée semble inséparable de leur mouvement de libération nationale, car Israël n’a pas laissé d’autre choix à l’occupé. En plus de l’hostilité intraitable de cet Etat occupant envers un peuple autochtone qu’il a cherché à expulser en totalité et dont il s’est approprié le territoire (en 1948 puis en 1967), il faut déplorer :
- La faillite du processus de paix d’Oslo (1993-2000), lequel a servi de paravent pour perpétuer l’occupation et intensifier la colonisation des territoires dits palestiniens : entre 1993 et 2000, au plus fort du processus de paix, Israël a doublé la population de ses citoyens-colons sur les terres mêmes qui étaient censées devenir un État palestinien. [5]
- La répression systématique des formes non-violentes de lutte adoptées ces dernières années par les Palestiniens. Il y a eu les "marches pour le retour" écrasées dans le sang à Gaza en 2018-2019 (plus de 200 manifestants tués par balles, des milliers d'autres grièvement atteints) : ces manifestations hebdomadaires qui se tenaient près du mur de sécurité clôturant la bande côtière réclamaient la levée du blocus instauré à la suite de la victoire électorale du Hamas (2006) et le droit au retour des familles des réfugiés de 1948. Il y a eu aussi la criminalisation en 2021 de six organisations palestiniennes de défense des droits humains, placées par le gouvernement israélien sur la liste des "organisations terroristes", dans le but de les réduire au silence et de couper leur financement international : en particulier Addameer, pour la défense des droits des prisonniers palestiniens en Israël et la documentation des détentions administratives, menées sans procès ; ou encore Al-Haq, pour la documentation des violences perpétrées par l’armée d’occupation et les colons israéliens.
Bien entendu, la résistance armée des Palestiniens devrait respecter scrupuleusement la distinction entre combattants et non-combattants, à l'opposé d'ailleurs des pratiques d’un ennemi dont les crimes contre les civils sont une réalité quotidienne dans les territoires occupés (sans même parler du siège génocidaire organisé à Gaza au lendemain du 7 octobre 2023). Cependant :
- de plus en plus de colons israéliens sont équipés d’armes à feu, ce qui renforce encore la militarisation des implantations coloniales ;
- les plus extrémistes d’entre eux participent en zone C (depuis l’accord d’Oslo II en 1995 : 60 % de la Cisjordanie occupée, administrée exclusivement par Israël) à des raids terroristes contre les villages et hameaux palestiniens, dont l'expulsion des habitants à des fins de nettoyage ethnique est un objectif constant des autorités d'occupation ;
- face à la terreur de masse semée par un oppresseur colonial dans des territoires illégalement occupés depuis plusieurs décennies, peut-on exiger des Palestiniens qu'ils se dotent d’une "éthique de la résistance" quand ils se soulèvent ? Ce débat a été posé tout récemment, dans le contexte des massacres du 7 octobre, par l’avocat Arié Alimi [6] et par le philosophe Frédéric Lordon [7].
En Israël comme dans les sociétés occidentales sensibles à la propagande israélienne, il suffit d’invoquer le "droit à la sécurité" de l’Etat israélien pour assimiler la résistance palestinienne − armée ou non − à du "terrorisme", rejeter les revendications du peuple palestinien, pourtant à 100 % légitimes au regard du droit international, et accepter que plus de 5 millions de personnes (ceux des Palestiniens dont les ancêtres ont échappé à l’exil forcé lors de l’épuration ethnique qui a accompagné la création d’Israël en 1948 ; il faut savoir aussi que plus de 3 millions de réfugiés palestiniens et leurs descendants se trouvent actuellement en Jordanie, en Syrie et au Liban) vivent sous l’occupation et l’apartheid, ou subissent une extermination en règle au moyen des bombes et de la famine, comme le démontre la situation atroce des Gazaouis depuis le mois d’octobre 2023.
[1] Conceptualisé notamment par Theodor Herzl (L’Etat des Juifs, 1896), le sionisme politique est apparu comme une réponse, sous la forme d’un mouvement d’émancipation nationale, aux difficultés d’"assimilation" aux sociétés européennes rencontrées par les juifs du continent en butte à un antisémitisme latent ou endémique, ainsi qu’aux violences et massacres (pogroms) qui visaient les juifs ashkénazes de l’Empire russe à la fin du XIXe et au début du XXe s. Mais ce mouvement est aussi porteur d'un nationalisme exclusif qui repose sur une définition ethnique de la judéité et nie la légitimité de la présence d'autres peuples, même autochtones, sur la "terre d'Israël". Le sionisme politique ne doit pas être confondu avec le sionisme dit spirituel, dont Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927) pouvait être considéré comme le maître à penser : plus connu sous le pseudonyme d’Ahad Haam, celui-ci militait pour la création en Palestine d’un foyer spirituel destiné à sauver le judaïsme de l’assimilation et faire renaître la langue hébraïque, le tout au sein d’un territoire partagé entre les juifs et les Arabes chrétiens ou musulmans (https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/03/29/deux-peuples-pour-un-etat-israel-et-l-histoire-du-sionisme-binational_6224868_3232.html).
[2] On ne peut contester la dimension territoriale du judaïsme, religion intimement associée au pays de Canaan − correspondant grosso modo à la Palestine et au Liban d'aujourd'hui − et aux royaumes hébreux qui s'y seraient formés au premier millénaire avant J.-C. (d’après la Bible), mais c'est autre chose de considérer, à l'instar du sionisme, que la Palestine aurait été depuis l'Antiquité la "patrie historique" des juifs... à moins de considérer qu'il existe un seul "peuple juif" descendant des Hébreux, assertion qui nie la très grande diversité géographique et culturelle des communautés juives diasporiques, lesquelles se sont constituées pour l’essentiel entre la période hellénistique et le Moyen Âge. Reformer la "nation juive" sur la "terre d'Israël" (deux concepts récemment déconstruits sur le plan historique par Shlomo Sand, professeur à l'université de Tel Aviv, dans deux de ses ouvrages : Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme en 2008, et Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie en 2012) supposait aussi de détourner le judaïsme au service d'un ethno-nationalisme :
- En particulier la notion d'exil, qui « désigne l'imperfection du monde et entretient l'espérance de son changement » (d'après l’historien israélien du judaïsme Amnon Raz-Krakotzkin dans son livre Exil et Souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale, publié en 2007) : elle a été réduite par les penseurs sionistes, qui en ont évacué la dimension spirituelle, à une injustice faite au peuple juif "dispersé" après la destruction du second Temple par les Romains en 70 après J.-C. (cette "dispersion" n’est pas attestée historiquement), injustice à laquelle il était question de répondre par la création d'un foyer national juif − alimenté essentiellement, dans un premier temps, par des immigrants européens − en Palestine, où 3 % seulement de la population était juive en 1878 d’après les statistiques ottomanes (contre 97 % de musulmans et de chrétiens : chiffres cités par l'historien israélien Ilan Pappé dans Ten Myths about Israel, 2017, chapitre 1er).
- De même que la notion de rédemption : la Terre promise (Sion) n'est pas un lieu bien défini comme l'Etat juif voulu par les sionistes en Palestine mais un horizon de paix et de justice qui accompagnera la venue du Messie, une rédemption que le Talmud interdit de précipiter. L’incitation à "retourner" sur la "terre d'Israël" pour participer à un projet colonial de peuplement est rejetée depuis la fin du XIXe s. jusqu'à aujourd'hui par nombre de juifs religieux, lesquels considèrent que le rassemblement des exilés est suspendu à une intervention divine.
En dehors des critiques provenant des religieux, d’autres arguments ont pu expliquer le refus de la majorité des juifs de la première moitié du XXe s. d’adhérer au sionisme : la réduction de la judéité à une appartenance nationale et, en conséquence, la remise en cause de la loyauté des juifs européens ou nord-américains envers leurs patries respectives, ou encore la crainte de voir disparaître les spécificités culturelles des communautés juives diasporiques. Le projet colonial sioniste fut en revanche soutenu activement par la puissance britannique dès le début du mandat du Royaume-Uni sur l’ancienne Palestine ottomane (Déclaration Balfour de 1917).
[3] https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/protocol-additional-geneva-conventions-12-august-1949-and
[4] Le quotidien des Palestiniens de la Cisjordanie occupée est plus que jamais, à un niveau sans précédent depuis la répression de la seconde Intifada (2000-2005), fait d'arrestations arbitraires et d'exécutions extrajudiciaires, par balles ou par drones. Les assassinats sont perpétrés jusque dans les hôpitaux, comme l'a montré l'opération de l'unité d’élite Douvdevan − dont la spécificité est de se fondre dans la "population arabe locale" − menée le 30 janvier à l'hôpital Ibn Sina de Jénine.
[5] L’ancien diplomate israélien Daniel Levy en parle mieux que quiconque, lui qui fut l’un des membres de la délégation israélienne chargée des négociations de paix avec les dirigeants palestiniens sous les gouvernements de Yitzhak Rabin (1992-1995) et d’Ehoud Barak (1999-2001) : « [Le processus d’]Oslo était fondé sur l’idée que si les Palestiniens acceptaient et reconnaissaient Israël et si les Palestiniens acceptaient un État sur seulement 22 % du territoire [de la Palestine historique], Israël mettrait fin à l’occupation. (...) Il aurait été si sage de la part d’Israël d’avoir admis : "voici une occasion historique". (...) Mais au lieu de cela, dans ces négociations, il s’agissait d’écraser les Palestiniens. Pas seulement 78 % mais aussi un peu plus de terres. Mais aussi s’assurer que Jérusalem-Est ne puisse pas vraiment être une capitale palestinienne. Que les Palestiniens ne puissent pas... Je pourrais continuer. (...) Israël devait être tenu pour responsable lorsqu’il n’a pas présenté la moindre proposition de négociation sérieuse et lorsqu’il a continué de construire des colonies. Quand il a violé ces accords [Oslo I en 1993 et Oslo II en 1995], il n’a pas été tenu pour responsable. (...) Depuis lors, Israël a bénéficié de plus en plus d’impunité. (...) Vous en arrivez [aujourd’hui] à un gouvernement israélien avec des gens qui proclament ouvertement le nettoyage ethnique, l’annihilation, et vous en arrivez à ce que vous voyez à Gaza. » (https://www.youtube.com/watch?v=rLi2tXUR48M)
[6] https://aoc.media/opinion/2024/03/21/lethique-de-lintellectuel-ou-la-resistance-a-son-propre-pouvoir/ Arié Alimi reconnaît que la qualification de "terrorisme" est un outil commode de délégitimation de la résistance armée aux Etats occupants dans le cadre des mouvements de libération nationale, mais il fait de la protection de la vie des civils une catégorie morale essentielle et suffisante pour disqualifier d'emblée comme terroriste tout acte de résistance à un oppresseur colonial qui s'accompagnerait d'exactions ou de violences contre les non-combattants, et a fortiori d’un meurtre de masse de civils (sur les 1 200 Israéliens tués dans les attaques du 7 octobre, 800 n'étaient pas des soldats).
[7] https://blog.mondediplo.net/butler-alimi-et-l-ethique A propos du 7 octobre, d’après Frédéric Lordon, il ne faut pas partir de la question du mode opératoire terroriste choisi par les groupes armés palestiniens qui ont organisé et mené ces attaques mais de celle de la vengeance alimentée par 76 ans de crimes contre les Palestiniens dépossédés, expulsés et/ou maintenus sous l’occupation militaire et coloniale et privés de leurs droits politiques, civiques et fondamentaux, vengeance nourrie encore par l'absence d'interposition d'un tiers − une puissance, une institution − pouvant rendre justice et produire de la réparation en faveur du peuple opprimé ; en Israël-Palestine, l'Etat oppresseur reçoit en effet le soutien inconditionnel de la plupart des pays occidentaux et bénéficie depuis toujours d'une impunité quasi-totale dans le système juridique international (même si l’on observe, dans le contexte de l’après-7 octobre, le début d’une remise en cause de cette impunité : la Cour internationale de justice a reconnu le 26 janvier le « risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé (...) aux droits des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide » ; par une résolution datée du 5 avril, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a appelé « tous les Etats à cesser la vente, le transfert et la livraison d’armes, de munitions et d’autres équipements militaires vers Israël afin de prévenir de nouvelles violations du droit international humanitaire et des abus et violations des droits humains »).