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Billet de blog 10 mars 2025

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Faire de la critique d'Israël une posture antisémite

Malgré les 15 mois de massacres perpétrés à Gaza, les défenseurs sionistes libéraux d'Israël continuent de manier l'accusation d'antisémitisme pour faire taire leurs contradicteurs : la tribune publiée le 1er mars dans le journal « Le Monde » peut être vue comme une ultime tentative de protéger la légitimité du « seul Etat juif du monde ».

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Sur son blog Mediapart [1], l'historienne franco-tunisienne Sophie Bessis (issue d'une famille juive tunisienne) [2] s'oppose frontalement au contenu de la tribune publiée le 1er mars dans Le Monde [3] et signée par des personnes qui se définissent comme "juifs de gauche", dont d'éminents historiens (Tal Bruttmann, Annette Wieviorka, Benjamin Stora, Pierre Nora). L’objectif de ce texte, d'après Sophie Bessis, est très clair : « assimiler toute critique de l'Etat d'Israël à une posture antisémite et la condamner comme telle ». La condamnation du traitement criminel et injustifiable réservé depuis des décennies − quel que soit d'ailleurs le gouvernement en place − au peuple palestinien paraît en effet insupportable aux yeux des auteurs et signataires de la tribune : ces derniers déplorent par exemple le fait de « confondre Israël avec ses implantations illégales », comme si l'Etat juif créé dans une Palestine presque entièrement "nettoyée" de ses habitants autochtones (les villes nouvelles, kibboutz et moshav ont recouvert les terres des centaines de milliers de Palestiniens expulsés entre 1947 et 1951) était exempt de tout colonialisme, au contraire de l'Etat occupant et colonisateur de 1967 développant des activités de peuplement en Cisjordanie/"Judée-Samarie"− une partie intégrante de la "terre d'Israël" selon les sionistes − à des fins d’annexion.

L’amalgame que pointe Sophie Bessis découle lui-même de l'identification forcée des Juifs du monde entier à l’Etat israélien, lequel prétend à tort les représenter voire les incarner comme peuple "ethnique". Les initiateurs et promoteurs de la tribune déplorent le regain de vigueur incontestable de l’antisémitisme contemporain, mais il ne peuvent guère lutter contre le discours antisémite en faisant une équivalence automatique entre la judéité (l’"identité" juive, qui a longtemps été religieuse, et non ethnique, comme le pensent les sionistes) et l’adhésion au projet national et territorial sioniste : « Seuls les juifs "antisionistes" sont désormais pardonnés d’être juifs. Un peu comme dans l’Europe médiévale, où l’on demandait aux juifs d’abjurer leur foi pour être acceptés. » Ignorent-ils le fait que pour bon nombre d’antisémites actuels, en particulier ceux qui se revendiquent "pro-palestiniens", chaque Juif est un sioniste, voire un complice potentiel des crimes internationaux d’Israël ?

Ce texte prétend également que la vision d'Israël comme « Etat paria » est le « substitut contemporain » de la mise au ban historique des Juifs dans leurs pays respectifs. D'abord, Israël est devenu un « Etat paria » (pas aux yeux de ses parrains occidentaux) en raison même de ses agissements sur 77 années : de l'épuration ethnique qui a accompagné sa création jusqu'au génocide perpétré à Gaza, en passant par des décennies de violations systématiques du droit international et du droit international humanitaire, le "livre noir" d'Israël est interminable. Ensuite, que penser de ce rapprochement anachronique et abusif entre l'Etat juif délégitimé et le peuple juif rejeté ou stigmatisé, à part y voir une tentative de plus de faire passer pour antisémites celles et ceux qui dénoncent un Etat ethnique impliqué dans l'éradication ou, à défaut, l'assujettissement de plus de 5 millions de Palestiniens sous un régime d'apartheid ?

La tribune, signée par des historiens de renom, contient des erreurs ou des approximations factuelles, qui sont aussi celles dont souffre le récit sioniste : ses auteurs affirment qu'Israël aurait vu le jour « dans la légalité internationale », alors que le territoire reconnu par la communauté internationale comme celui d’Israël a été vidé des quatre cinquièmes de sa population originelle, 750 000 "réfugiés" qui n’ont jamais pu exercer leur droit au retour − consacré par la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies qu’Israël s’est toujours refusé à appliquer, même en contrepartie de son admission à l’ONU. La Nakba n'est en rien mentionnée, et pour cause : Israël, créé « sur un territoire moins grand que la Bretagne » (un argument ridicule au vu des enjeux du "conflit" israélo-palestinien), est réduit par les rédacteurs de la tribune à sa dimension − au demeurant incontestable − d'Etat-refuge pour un grand nombre de rescapés de la Shoah et d'exilés juifs de plusieurs pays arabes, ce qui fait passer au second plan la mise en œuvre brutale et concrète, entre la fin des années 40 et le début des années 50, du projet sioniste de dépossession et d’extirpation du peuple palestinien de sa propre terre.

Cette tribune attribue la responsabilité des 15 mois de violences et d'atrocités de masse israéliennes − que les auteurs du texte refusent d’ailleurs d’évoquer explicitement, préférant se focaliser sur la nature du Hamas, ses actions et « ses intentions exterminatrices vis-à-vis des juifs et des Israéliens » [4] − au seul « gouvernement israélien d'extrême-droite », alors qu’on a pu démontrer le soutien massif de la société israélienne au génocide perpétré dans la bande côtière assiégée [5]. Plus récemment, on s'est rendu compte que le plan Trump-Netanyahou de déportation de l’intégralité des Palestiniens de Gaza − une façon de finir le nettoyage ethnique de la Palestine après l’assassinat ou la mutilation d’une centaine de milliers de membres de ce peuple jugé indésirable en "terre d'Israël" − vers des pays arabes voisins (qui ne veulent pas les accueillir) rencontrait l'adhésion de la très grande majorité de la société juive israélienne (82 % des citoyens juifs d'Israël soutiennent ce plan, selon une étude du Jewish People Policy Institute basé à Jérusalem).

[1] https://blogs.mediapart.fr/sophie-bessis/blog/060325/reponse-aux-juifs-de-gauche

[2] Entre autres ouvrages : L'Occident et les Autres : histoire d'une suprématie, La Découverte, 2003 ; La civilisation judéo-chrétienne : anatomie d'une imposture, Les liens qui libèrent, 2025.

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/01/nous-francais-juifs-n-avons-rencontre-que-le-silence-le-deni-ou-l-indifference-de-la-gauche-extreme-face-a-l-antisemitisme_6570985_3232.html

[4] « Un mouvement [terroriste] qui tolère le viol comme arme de guerre, qui fait de la prise d’otages, y compris de tout-petits et de vieillards, un fait de gloire, qui filme ses exactions terroristes comme autant d’actes héroïques. » Les "défenseurs" d'Israël échappent quant à eux à toute condamnation, malgré les innombrables crimes de guerre commis pendant 15 mois sur une base quotidienne, et parfois même photographiés, filmés et commentés avec joie à l’initiative de certains membres des forces d’occupation israéliennes. Mais rappeler la réalité de cette guerre génocidaire pourrait certainement porter atteinte, dans l'esprit des auteurs et signataires de la tribune, à l'innocence du « seul Etat juif du monde ».

[5] Amos Goldberg, historien israélien spécialiste de la Shoah (Université hébraïque de Jérusalem) : « Une rhétorique génocidaire est apparue [en Israël] et a dominé dans les médias, l’opinion publique et la sphère politique. » (https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/29/amos-goldberg-historien-israelien-ce-qui-se-passe-a-gaza-est-un-genocide-car-gaza-n-existe-plus_6364702_3232.html)
Le réalisateur israélien Eyal Sivan affirmait il y a 6 mois que l'extermination des Palestiniens de Gaza suscitait très peu de contestations au sein de la société juive israélienne : « Seuls quelques centaines d’Israéliens du "bloc contre l’occupation", appartenant à différentes mouvances anticoloniales, à des organisations des droits de l’Homme, parlent de massacre, de génocide. » (https://www.mediapart.fr/journal/international/020924/eyal-sivan-le-sort-des-palestiniens-n-interesse-pas-les-israeliens)
Dahlia Scheindlin, analyste de l’opinion publique dans son pays, a évoqué l'été dernier (https://www.972mag.com/israeli-public-opinion-war-gaza/) la popularisation, au sein de la société juive israélienne, des positions les plus extrêmes : la justification de toutes les actions militaires au nom de "l’éradication du Hamas", quel que soit leur coût humain pour les civils de Gaza assimilés aux "terroristes", ainsi que la volonté d’entraver toute aide humanitaire (laquelle était déjà en grande partie bloquée par l'assiégeant).

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