Face à ceux qui, y compris en Israël même [1], parlent de génocide pour décrire ce qui se passe à Gaza depuis 10 mois, ou démontrent la logique d’une destruction intentionnelle de milliers de familles palestiniennes (par le meurtre, la mutilation, ou encore la réduction délibérée à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner la mort), beaucoup en France et dans d’autres pays occidentaux s’indignent de l’utilisation de ce terme pour qualifier les crimes des forces d’occupation israéliennes, en déployant plusieurs arguments. Quelques exemples :
- La légitime défense invoquée par Israël (et reconnue par les pays occidentaux à cet Etat occupant, ce qui pose d’ailleurs un problème juridique [2]) après les attaques terroristes du 7 octobre exclurait le génocide. Mais sur le plan historique, il n’y a aucune incompatibilité entre les actes d’autodéfense (ou prétendus tels) et les actes génocidaires. D’après l’historien Amos Goldberg, spécialiste de la Shoah et de ses enjeux mémoriels : « Sur le plan légal, un événement ne peut relever à la fois de la légitime défense et du génocide. Ces deux catégories juridiques s’excluent mutuellement. Cependant, sur le plan historique, non seulement la légitime défense n’est pas incompatible avec le génocide, mais elle est généralement l’une de ses causes principales, sinon la principale. » [3]
- La Cour internationale de Justice, dans son ordonnance du 26 janvier [4], aurait uniquement reconnu le droit plausible des Palestiniens de Gaza à être protégés contre le génocide, écartant ainsi l’allégation de génocide : mais si la CIJ juge plausible leur droit à être protégés contre ce crime international, c’est parce qu'elle n'exclut pas, a priori, la perpétration d'actes de génocide par Israël (l'arrêt définitif sera rendu dans plusieurs années).
- Cela reviendrait à mettre un signe égal entre l’Etat d’Israël (considéré comme l’Etat du peuple juif ou comme l’Etat-refuge des survivants de la Shoah) et l’Allemagne nazie : on pourra toutefois rappeler que le concept de génocide est inscrit dans le droit international et qu’aucun Etat dans le monde ne saurait se prévaloir d'une quelconque immunité.
- Cela relèverait du "trope antisémite", car accuser les Israéliens (plus précisément leur gouvernement et leurs forces armées, soutenus par la majorité du pays) de génocide reviendrait à dire qu’ils reproduisent sur les Palestiniens ce que leurs ancêtres ont subi en Europe il y a 80 ans. Cependant, Israël n’a pas été un Etat-refuge pour tous les survivants juifs européens de la Shoah [5], tandis que des centaines de milliers de Mizrahim ou Juifs "orientaux" (originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient) se sont exilés en Israël dans les années 1950-60 ; les Mizrahim représentent actuellement près de la moitié de la population juive d’Israël. [6]
Certains arguments mis en avant par ceux qui s'indignent de l'accusation de génocide à l’encontre d'Israël consistent à minimiser la portée des décisions de la justice internationale. D'autres recyclent le récit israélien officiel qui justifie la destruction de Gaza, l’extermination de dizaines de milliers de personnes, et le fait d'infliger des souffrances incommensurables à 2 millions d'hommes, de femmes et d'enfants. D’autres encore se fondent sur la mémoire du judéocide nazi, ou plutôt sur une exploitation politique ou idéologique de cette mémoire.
« Une mise en équivalence abjecte entre Israéliens et Nazis » : un article de la revue K [7] qualifie de cette manière l'usage qui est fait du terme de génocide pour dénoncer les crimes commis à Gaza dans le cadre de la "réplique" aux massacres du 7 octobre. [8] L'argumentaire utilisé s'avère bien fragile. Il se base sur l'origine du concept de génocide. Celui-ci a été forgé en 1944 par le juriste juif polonais Raphaël Lemkin (dans son ouvrage intitulé Axis Rule in Occupied Europe) pour caractériser les crimes de masse du régime nazi : pas seulement la destruction des juifs d’Europe comme le prétend l'auteure de l'article, puisque Lemkin fait aussi référence à la politique génocidaire du IIIe Reich mise en œuvre contre les Polonais et les Russes non-juifs. [9] L'article de la revue K oublie surtout que Lemkin a bataillé pour faire entrer le concept dans le droit international (ce qui fut chose faite en 1948 avec la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide) et donc le rendre universel, applicable sur tous les continents. Lorsqu'il a constaté, au moment des procès de Nuremberg, que la qualification concurrente de "crime contre l'humanité" avait été retenue contre les chefs nazis jugés par le Tribunal militaire international, Lemkin a dit la chose suivante : « Les Alliés ont décidé à Nuremberg d’une affaire contre un Hitler passé, mais ils ont refusé de prévoir les futurs Hitler ou des situations similaires. » [10] Le juriste anticipait ainsi la perpétration sur d’autres peuples de crimes de masse d'une ampleur ou d’une logique comparable à ceux des Nazis. Aux États-Unis, les militants de la grande organisation juive antisioniste Jewish Voice for Peace, qui manifestent régulièrement depuis l'automne dernier pour exiger l'arrêt des livraisons d'armes à destination d'Israël et un cessez-le-feu immédiat à Gaza, ne disent pas autre chose lorsqu'ils arborent ce slogan qui fait directement référence à la Shoah : "Never Again for Anyone". Enfin, dans un article daté de 1953, Lemkin a inscrit la Grande Famine organisée par le régime stalinien en Ukraine en 1932-33 (entre 3,5 et 5 millions de morts) dans un processus de « destruction de la nation ukrainienne » qualifié d’« exemple classique de génocide soviétique » [11], donnant ainsi au concept de génocide un caractère rétro-actif : l’Holodomor, comme l’appellent les Ukrainiens, a eu lieu quelques années avant le début du judéocide nazi.
[1] On peut citer par exemple : l’historien Amos Goldberg, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem (https://thepalestineproject.medium.com/yes-it-is-genocide-634a07ea27d4) ; l’historien Lee Mordechai, maître de conférences dans la même université (auteur d’un rapport détaillé, « Bearing Witness to the Israel-Gaza War », régulièrement remis à jour : https://huji.academia.edu/LeeMordechai) ; Orly Noy, présidente du conseil d’administration de B’Tselem, la principale organisation de défense des droits humains dans les territoires palestiniens occupés (https://www.972mag.com/israel-assassinations-iran-hezbollah/) ; Yuval Moav, objecteur de conscience (https://www.972mag.com/israeli-army-refuseniks-moav-mueller-greenberg/) ; Ofer Cassif, député de la Knesset (https://www.middleeasteye.net/unapologetic-podcast-israel-mp-ofer-cassif-standing-against-genocide).
[2] Raphaëlle Maison, professeur de droit international à l’Université Paris-Saclay : « L’État occupant, en présence d’une attaque émanant d’un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le "droit naturel" de légitime défense de l’article 51 n’est accessible qu’à un État faisant l’objet d’une agression armée de la part d’un autre État ; dans ce cadre, l’État victime de l’agression armée peut être soutenu par d’autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu’il en soit de ces discussions, elles n’ont jamais permis de penser qu’une attaque émanant d’un peuple vivant sous occupation justifiait l’invocation de la légitime défense de la Charte par l’État occupant. C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé la CIJ en 2004 [au sujet de l’édification du mur de séparation en Cisjordanie] : l’invocation de la légitime défense par Israël, s’agissant du territoire palestinien occupé, était "sans pertinence au cas particulier" (§ 139 de l’avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises "n’en doivent pas moins demeurer conformes au droit international" (§ 141 de l’avis). S’agissant de précédentes opérations militaires d’Israël, l’Assemblée générale de l’ONU avait condamné en 2009 "le recours excessif à la force par les forces d’occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d’infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils" (résolution 64/94, 2009). » (https://orientxxi.info/magazine/israel-et-ses-allies-au-mepris-du-droit-des-peuples,6918)
[3] https://thepalestineproject.medium.com/yes-it-is-genocide-634a07ea27d4
[4] https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-sum-01-00-fr.pdf
[5] Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création d'Israël, 70 000 survivants de la Shoah* ont trouvé refuge en Palestine, malgré tous les obstacles mis en place par les autorités britanniques. Entre 1948 et 1951, plus de 300 000 Juifs européens, en très grande majorité des survivants de la Shoah, se sont installés en Israël. Mais si on ne tient compte que des survivants qui se trouvaient dans les camps de déplacés gérés en Europe par les Alliés et l’ONU, il s’avère que près de 100 000 d’entre eux ont été accueillis aux Etats-Unis entre 1945 et 1952, en dérogation de la législation migratoire très restrictive en vigueur sur le sol américain depuis l’Immigration Act de 1924. Chiffres : Dvora Hacohen, Immigrants in Turmoil : Mass Immigration to Israel and Its Repercussions in the 1950s and After, Syracuse University Press, 2003, p. 267 ; https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/displaced-persons ; https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/refugees ; https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/aliyah-bet
* Les Juifs qui étaient présents, entre la fin des années 1930 et 1945, sur le territoire allemand ou dans les pays occupés par l’Allemagne nazie ou alliés à celle-ci, et qui ont échappé ou survécu à l’extermination ; ce ne sont pas uniquement les survivants des ghettos, des camps de concentration, de la Shoah par balles et des centres de mise à mort, mais aussi tous ceux qui ont réussi à fuir, à se cacher ou à dissimuler leur identité : https://www.yadvashem.org/archive/hall-of-names/database/faq.html
[7] Soutenue entre autres par le ministère de la Culture et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, elle a pour vocation de « documenter et analyser la situation actuelle des Juifs européens au moyen de reportages, d’essais, d’entretiens, mais aussi de contributions qui reviendront sur la longue histoire du fait juif en Europe. »
[8] https://k-larevue.com/fragilite-goy-reponse-juive/
[9] Raphaël Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, 1944 : voir en particulier les pages 79 à 90. Consultable sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9443228/f7.item
[11] https://willzuzak.ca/tp/holodomor2013/oliver20171004Lemkin.pdf