Le journaliste d’investigation israélien Yuval Abraham (également co-réalisateur, avec le Palestinien Basel Adra, du documentaire « No Other Land »*) a signé une nouvelle enquête sur les pratiques de "son" armée à Gaza. Elle se révèle tout aussi implacable que celle qui portait sur le logiciel (« Lavender ») utilisé par les officiers du renseignement pour générer plusieurs dizaines de milliers de cibles individuelles, à savoir des agents présumés du Hamas ou du Jihad islamique palestinien, ensuite pistés jusque chez eux à l’aide d’un autre logiciel (« Where’s Daddy ») puis éliminés par une frappe aérienne avec un seuil autorisé de 10 à 15 victimes civiles "collatérales" − autrement dit des membres de leur famille ou de leur voisinage.
Il est question cette fois de la méthode de bombardement utilisée pour neutraliser les commandants "terroristes" à l’intérieur du réseau de tunnels souterrains, et de leurs conséquences pour les civils gazaouis et les otages israéliens. Yuval Abraham confirme que les forces d’occupation israéliennes se sont autorisé un "dommage collatéral" à trois chiffres, soit le meurtre d'au moins 100 civils (évidemment non prévenus et non évacués), pour éliminer un seul commandant ennemi (de bataillon ou de brigade). A-t-on vu l'armée russe agir de la sorte en Ukraine ? Non. Si cela avait été le cas, les capitales occidentales auraient certainement expulsé tous les ambassadeurs russes, en plus des très lourdes sanctions économiques et financières déjà infligées à la Fédération de Russie après l’invasion à grande échelle du territoire ukrainien. Mais il se trouve que cette pratique de l'extermination des non-combattants pour venir à bout d'une résistance armée légitime** a été tolérée en haut-lieu dans l'ensemble des pays qui ont assuré l'armement et la couverture diplomatique de l'Etat israélien au cours des carnages quotidiens commis par ses prétendues forces de défense.
En Occident, les "amis" d'Israël ont constamment, et le plus naturellement du monde, repris la propagande militaire qui accompagnait ces massacres d'innocents tout à fait délibérés et calculés. Le récit mensonger des "boucliers humains du Hamas", en particulier, s'est imposé pour donner une apparence de légalité − du point de vue du droit international humanitaire − à l'assassinat de centaines de familles palestiniennes, lesquelles ont été réduites en fragments humains ou enterrées sous les décombres de leurs immeubles. Le concept de "boucliers humains" a permis à l’Etat israélien et ses partisans occidentaux de banaliser une violation flagrante des principes de distinction, de précaution et de proportionnalité inscrits dans le droit international humanitaire. Il faut rappeler une évidence : la simple présence de forces armées ennemies dans des zones peuplées de civils − de surcroît dans une enclave assiégée sans aucune échappatoire possible − ne constitue en rien un recours à des boucliers humains. Par ailleurs, la présence de combattants dans un bâtiment civil ou à proximité de celui-ci ne suffit pas à supprimer son statut de lieu protégé.
Après le 7-Octobre, le bombardement, le siège et l’invasion de la plupart des hôpitaux de la bande côtière − actes criminels s’inscrivant dans l’objectif de la destruction délibérée du système de santé de l’enclave assiégée, une destruction qui relève du « crime contre l’humanité d’extermination », d’après une commission d’enquête internationale indépendante créée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU − ont été justifiés sous le prétexte de leur utilisation à des fins militaires (les établissements visés auraient dissimulé les tunnels "du Hamas", ou abrité des centres de commandement, des caches d'armes, des dépôts de munitions...), sans que des preuves suffisamment convaincantes soient produites**.
Les "amis" d’Israël en Occident devraient savoir que le quartier général et la principale base militaire de Tsahal se trouvent en plein cœur de Tel-Aviv : s'ils adoptaient la même méthode criminelle légitimée par le même mensonge des "boucliers humains", les ennemis de l’Etat juif pourraient alors s’autoriser à tuer des centaines ou des milliers de civils israéliens innocents pour atteindre l’état-major des FDI.
Au cours des 15 mois de ce siège génocidaire, on a pu voir la quasi-totalité des gouvernements et médias grand public occidentaux invoquer la sécurité d’Israël (ou le "droit à se défendre" de cet Etat occupant et d’apartheid) alors que se déroulait sous nos yeux l’assassinat ou la mutilation de masse d’une centaine de milliers d’hommes, femmes et enfants appartenant à un peuple sans Etat protégé par le droit international, un peuple dont le seul tort est de vivre sous l'occupation israélienne.
* Récompensé l’année dernière lors de la 74e Berlinale par le prix du meilleur documentaire, et nommé aux Oscars 2025, « No Other Land » raconte ce que subissent les communautés palestiniennes du Masafer Yatta, dans le Sud de la Cisjordanie occupée. Ce sont au total 19 villages et hameaux confrontés depuis des années aux transferts forcés de population, aux opérations de démolition décidées par les autorités d'occupation, et aux attaques terroristes perpétrées par les colons sionistes.
** L'Etat occupant qu'est Israël parle de "terrorisme" alors qu'il dépossède, déplace de force, met en cage, brutalise et massacre à volonté un peuple autochtone depuis 76 ans, dans l'impunité la plus totale, garantie par ses parrains occidentaux ; ces derniers ne manquent pas non plus de qualifier l'ensemble des organisations militaires palestiniennes d'"organisations terroristes", alors que la terreur, en Palestine, est essentiellement exercée par les forces armées et les milices de colons suprémacistes de cet Etat d'apartheid.
*** Sur la fabrication de preuves d’une activité militaire à l’intérieur de l’hôpital Al-Shifa : https://www.liberation.fr/checknews/qua-trouve-larmee-israelienne-dans-lhopital-al-shifa-quelle-soupconne-detre-le-qg-du-hamas-20231116_A7JPPFY6ONCB5BFPVBCEWJFFTI/. Voir aussi cette étude plus générale qui porte sur les "preuves" d’utilisation militaire des hôpitaux, écoles et immeubles résidentiels présentées par Israël à la Cour Internationale de Justice : https://forensic-architecture.org/investigation/assessment-israeli-material-icj-jan-2024
YUVAL ABRAHAM :
[L'absence de renseignements précis sur l'emplacement des militants de haut rang dans le sous-sol a également conduit l'armée israélienne à adopter une méthode de ciblage particulièrement meurtrière : détruire plusieurs immeubles d'habitation adjacents, sans prévenir leurs habitants. En bombardant ces immeubles résidentiels, l'armée cherchait à détruire certaines parties du réseau de tunnels censées se trouver en dessous : la cible se trouvait ainsi piégée à l'intérieur du tunnel ou neutralisée par la libération de gaz toxiques.
Pour maximiser les chances d’assassiner une cible, le commandement de l’armée a autorisé le meurtre de « centaines » de civils palestiniens dans ces frappes – lesquelles, selon les sources, ont été menées en coordination avec des responsables américains qui recevaient des mises à jour en direct concernant les chiffres approuvés des « dommages collatéraux ».
Des enquêtes antérieures menées par +972 et Local Call, corroborées par une enquête récente du New York Times, ont révélé qu’Israël avait assoupli les restrictions après le 7-Octobre pour permettre des frappes contre les dirigeants du Hamas qui risquaient de tuer plus de 100 civils. (...)
Le 17 octobre 2023, l’armée de l’air israélienne a mené une frappe dans le camp de réfugiés d’Al-Bureij visant Ayman Nofal, le commandant de la brigade centrale du Hamas. Deux sources de sécurité ont déclaré que la frappe avait été approuvée avec un chiffre de « dommages collatéraux » allant jusqu’à 300 civils palestiniens, tandis qu’une troisième source a affirmé que le nombre approuvé était de 100. La frappe – qui a réussi à tuer Nofal et aurait tué au moins 92 civils, dont 40 enfants – a été exécutée sur un « très large rayon », selon les sources, conformément à la méthode d’attaque détaillée ci-dessus.
« J’ai vu [la frappe] de mes propres yeux, sur l’écran, en temps réel », a raconté une source des services de renseignements impliquée dans la tentative d’assassinat. « J’ai vu tous les cadavres gisant à proximité. Ils ressemblaient à des fourmis. Je me souviens sincèrement avoir vu des rivières de cadavres après l’explosion. C’était très dur. [L’armée] ne savait pas exactement où il se trouvait, alors ils ont bombardé intensivement la zone pour s’assurer qu’il soit tué. »
Amro Al-Khatib, un habitant du camp d’Al-Bureij, a été témoin de l’attaque. « Entre 16 et 18 maisons familiales ont été détruites dans la frappe », a-t-il déclaré à +972 et à Local Call. « Nous avons sorti de nombreux morts, en morceaux. »
Khaled Eid a perdu 15 membres de sa famille, dont ses parents, et a passé trois jours à fouiller les décombres jusqu'à ce qu'il trouve des fragments de leurs corps. « Nous les avons cherchés à la main, avec l'aide de bénévoles et d'amis de la famille », a-t-il déclaré à +972 et Local Call.
Deux semaines plus tard, le commandement sud a approuvé une série de frappes aériennes visant Ibrahim Biari, commandant du bataillon du Hamas à Jabaliya, dans le camp de réfugiés. Cette frappe a été encore plus dévastatrice et a suscité de vives critiques au niveau international.
L'attaque a délibérément rasé un bloc d'habitation entier, selon une source de sécurité impliquée dans l'opération. Une enquête du Wall Street Journal, qui a notamment analysé des images satellite, a révélé que le bombardement avait rasé au moins 12 bâtiments résidentiels. Le cœur du camp a été réduit en cratères, qui contenaient les corps d'au moins 126 personnes, dont 68 enfants.
« Au cours de [cette attaque], le chef de la branche chargée des cibles au sein du commandement sud a déclaré : "[Biari] tue des soldats en ce moment même, et nous devons l’éliminer dès maintenant" », a rappelé une source de sécurité impliquée dans les frappes. « Ils étaient paniqués parce que c’était juste au moment où nous manœuvrions dans la région de Jabaliya. »
La source a précisé que le nombre de victimes civiles autorisées était fixé à « environ 300 », mais que le calcul était imprécis. D'après cette source, le chef d’état-major Herzi Halevi a personnellement approuvé la mort de centaines de Palestiniens lors de la frappe après « avoir délibéré » sur la question.
« Tout un quartier est mort pour Ibrahim Biari », a déclaré une autre source des services de renseignements ayant travaillé sur l’opération. Il a expliqué que même si Biari n’était qu’un commandant de bataillon, la rupture de la chaîne de commandement du Hamas pendant la guerre a élevé les commandants de bataillon à des « niveaux influents, fortement impliqués sur le terrain et essentiels à la gestion des combats ». Selon cette source, des autorisations sans précédent ont été accordées pour tuer des centaines de civils afin d’éliminer ces cibles de grande valeur.
Les Palestiniens qui ont survécu à la frappe ont déclaré à +972 et à Local Call qu'elle avait anéanti des familles entières − trois générations − sans qu'il ne reste personne pour en témoigner, corroborant les témoignages donnés à Airwars.
Wafa Hijazi, 22 ans, a été enterrée vivante mais a survécu. « L’attaque a transformé notre maison en fosse commune », a-t-elle déclaré à +972 et à Local Call. « C’était la terreur. L’obscurité totale. Et un nuage semblable à une flamme bouillante recouvrait l’endroit. C’est ainsi que ma mère est morte, ainsi que toutes mes sœurs et leurs bébés. »
Ensevelie sous les décombres, Hijazi a essayé de crier mais n'a pas pu. Son père, qui n'était pas à la maison au moment du bombardement, l'a alors tirée de là. Lorsqu'elle est sortie, elle a découvert la main de sa mère séparée de son corps, ainsi que des parties des corps de ses jeunes frères.
Dans les frappes visant Biari et Nofal, l’armée a utilisé ce qu’elle appelle une « attaque de grande envergure », impliquant la destruction de blocs d’habitation entiers et des pertes palestiniennes massives. Les frappes s’appuyaient sur un « polygone » – une estimation générale, dans un large rayon, de l’endroit où pourrait se trouver la cible – qui ne pouvait pas toujours être affiné.
« L’objectif est de détruire le système de tunnels et de piéger [la cible] à l’intérieur », a expliqué une source de sécurité. « Comme le dispositif est très complexe, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas de rescapés. Dans la guerre souterraine, on n’a presque jamais de coordonnées exactes, juste un polygone. Il n’y a pas d’autre choix que d’attaquer à grande échelle. »
Après avoir reçu des coordonnées générales des agences de renseignement, l'armée de l'air larguait ensuite des bombes anti-bunker dans toute la zone. « Nous obtenions une sorte de polygone, un rectangle à Gaza, et ils nous disaient : "Il y a quelque part ici un complexe souterrain, mais nous ne pouvons pas le localiser plus précisément" », a expliqué une source de l'armée de l'air impliquée dans les frappes visant les tunnels. « Nous connaissons le rayon d'explosion d'une bombe anti-bunker, qui est de quelques mètres, [donc nous considérons cela comme] un carré et nous "carrelons" la zone [de bombes]. »
Il n’y avait pas toujours la certitude que ces frappes, sur des zones aussi vastes, atteindraient la cible visée. « Couvrir » un polygone entier nécessitait un grand nombre de bombes, et selon la source, il n’y en avait pas toujours assez. « [Parfois] nous ne couvrions que 50 % de la zone, mais nous préférions avoir 50 % de chances de succès que rien du tout. Si le polygone fait 20 [unités] de large, par exemple, vous pouvez larguer trois bombes dans le sens de la longueur et trois dans le sens de la largeur, ce qui vous amène à larguer environ 10 bombes sur une zone où vous n’êtes même pas sûr que [la cible] soit présente. »
Ces renseignements partiels ont conduit à des situations où l'armée a largué des bombes anti-bunker qui ont tué des dizaines de Palestiniens, tandis que la cible souterraine a survécu. Cela s'est produit à deux reprises lors de frappes visant le commandant de la brigade de Rafah du Hamas, Mohammed Shabana. (...)
Ces frappes sont presque toujours menées à l’aide de bombes larguées à un angle de 90 degrés et dotées de mécanismes de retardement pour garantir qu’elles explosent sous terre et maximisent les chances d'éliminer la cible. Au cours de la première année de la guerre, les États-Unis ont fourni à Israël 14 000 bombes MK-84, pesant chacune 900 kilos, lesquelles ont été utilisées dans ces opérations. En mai, cependant, l’administration Biden a suspendu l’envoi de 1 800 de ces bombes en raison de préoccupations concernant la conduite de la guerre et l’invasion de Rafah par Israël.
Une source des services de renseignements a décrit un cas où l'armée avait prévu de cibler un commandant à Gaza avec « 80 bombes anti-bunker » afin de « couvrir » un très large rayon. Cependant, une décision a été prise pour économiser les ressources. « Ils savaient qu'il était sous terre mais ne savaient pas exactement où », a déclaré la source. Finalement, l'autorisation a été donnée d'utiliser 10 bombes. « Ce n'était pas suffisant, il a survécu », a ajouté la source. (...)
Après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, l’armée a reconnu que deux dirigeants du Hamas qu’elle avait affirmé auparavant avoir tués – le commandant du bataillon Al-Shati, Haitham Al-Hawajri, en décembre 2023, et le commandant du bataillon Beit Hanoun, Hussein Fayad, en mai 2024 – avaient en fait survécu. (...)
Les 15 sources de sécurité interrogées pour cet article, y compris celles qui critiquent vivement la politique israélienne, ont souligné que le Hamas avait conçu son infrastructure de tunnels pour permettre à ses hauts commandants de diriger les combats depuis des zones densément peuplées ou à proximité de celles-ci. (Un porte-parole du Hamas a qualifié cette affirmation de « complètement fausse »). Cependant, les experts en droit international ont souligné que même dans ce cas, Israël a toujours l’obligation de protéger les civils.
« Imaginez qu’il s’agisse de Tel-Aviv et non de Jabaliya, et que pour atteindre "la Fosse" [surnom du centre d’opérations souterrain de l’armée israélienne à La Kirya, situé près des quartiers résidentiels et commerciaux de Tel-Aviv], les quartiers autour de la Kirya soient bombardés », a déclaré l’avocat spécialiste des droits de l’Homme Michael Sfard. « Vous ne savez pas où mènent les tunnels militaires sous la Kirya, vous ne savez pas exactement où se trouve votre cible, et vous voulez vous assurer qu’elle sera tuée. Alors vous bombardez [les rues adjacentes] ? Personne n’accepterait une telle chose. » (...)
« Le discours que l'on entend dans la société israélienne consiste à dire que c'est leur faute – ils construisent [des tunnels] sous les écoles », a déclaré une source des services de renseignements. « Mais est-il légitime de faire exploser une école ? Est-il légitime pour cela de tuer des dizaines de personnes [innocentes], comme nous l'avons fait ? » (...)
Cinq sources ont souligné que ces tactiques étaient motivées par la pression des dirigeants politiques et militaires qui voulaient offrir une image de victoire au public. « Ils ont approuvé des pertes civiles à trois chiffres, même pour les commandants de bataillon, parce que nous avions de plus en plus désespérément besoin d’une sorte d’assassinat ciblé réussi », a déclaré une source des services de renseignement. « Chaque succès de ce genre, les gens le voient à la télévision. » (...)
Quatre responsables des services de renseignements ont déclaré que la brutalité de l’attaque du Hamas du 7 octobre avait justifié plus facilement, de leur point de vue et celui de leurs commandants, des attaques de grande envergure contre des civils à Gaza. Selon les sources interrogées, la croyance selon laquelle tous les Palestiniens de la bande de Gaza étaient « impliqués » dans une certaine mesure dans les activités du Hamas n’a jamais été une politique officielle, mais elle était « tout le temps » présente dans les conversations de couloir et pendant les pauses café. (...)]