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Billet de blog 16 avril 2025

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Le soutien juif aux Palestiniens à l'épreuve du "réalisme sioniste"

Un article récent de la revue juive américaine Jewish Currents reproche à d'importants mouvements juifs antisionistes ou solidaires de la cause palestinienne de pratiquer un "réalisme sioniste".

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La Jewish Voice for Peace est la principale organisation juive antisioniste des États-Unis. La JVP ne se contente pas de documenter le génocide en cours des Palestiniens de Gaza, comme on peut le voir sur sa page Facebook régulièrement alimentée de contenus intéressants (par exemple cette publication consacrée à une famille gazaouie élargie presque entièrement exterminée par les forces d'occupation israéliennes : https://www.facebook.com/share/p/1CKisVg3yn/). Elle s'insurge aussi contre la co-responsabilité massive du gouvernement américain dans les actes génocidaires d'Israël. Elle s'applique encore à dénoncer sans relâche le détournement de la lutte contre l'antisémitisme au service des intérêts de l'Etat israélien, lequel, avec ses nombreux partisans dans les sociétés et les gouvernements occidentaux, cherche précisément à saper la légitimité de la mobilisation internationale en faveur des droits inaliénables du peuple palestinien. Elle lutte enfin, inlassablement, contre l'appropriation du judaïsme par le sionisme, en plus de refuser l'identification des Juifs (une connexion voulue par les sionistes et qui se révèle l'une des principales sources de l'antisémitisme contemporain) à un Etat d'apartheid qui prétend les représenter dans leur ensemble et qui exploite la mémoire juive (en particulier la Shoah) pour blanchir sa politique génocidaire.

L'importance de cette organisation qui revendique plus de 700 000 membres et sympathisants, de même que le caractère audacieux de ses rassemblements dans des lieux de pouvoir ou emblématiques (Capitole, Liberty Island, Trump Tower...), ne suffit pas à la protéger des critiques venues de son propre camp. En témoigne cet article de la revue Jewish Currents* (https://jewishcurrents.org/against-zionist-realism) qui reproche à la JVP, et plus largement aux mouvements juifs antisionistes ou solidaires de la cause palestinienne, de pratiquer un "réalisme sioniste", c'est-à-dire de laisser penser que les Juifs (qui ne peuvent être considérés comme un bloc uniforme, déjà du point de vue de leurs affiliations politiques, de leur rapport au judaïsme et de leurs liens "identitaires" ou familiaux avec Israël, et cela est encore plus vrai de "la" communauté juive américaine) auraient la responsabilité de condamner les actions d'Israël, alors que le soutien inconditionnel à l'Etat israélien, de même que la légitimation des violences systématiques de nature criminelle ou génocidaire infligées depuis des décennies à plusieurs millions de Palestiniens, est d'abord et avant tout une affaire occidentale, et non spécifiquement juive. Les administrations américaines successives ont ainsi utilisé Israël comme une base stratégique de l'hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. De leur côté, les pays européens ont vu dans Israël, tenu à tort pour le représentant légitime des Juifs du monde entier, une entité compensatoire après le judéocide nazi : une "réparation" lourde de conséquences pour un peuple levantin, les Palestiniens, nullement impliqué dans ce crime de masse perpétré sur le sol européen par l'Allemagne nazie et ses très nombreux collaborateurs des divers pays occupés par le IIIe Reich ou alliés à celui-ci.

Il ne faudrait en aucun cas donner du crédit à l'une des principales visions antisémites contemporaines, qui consiste à penser (ou plutôt à croire) que le peuple ou le monde juif serait potentiellement complice des crimes d'Israël, même sous le prétexte que le "seul Etat juif" agirait au nom des Juifs dans leur ensemble, israéliens ou non. Comme le remarque fort justement l’article de Jewish Currents : « La proclamation publique du slogan "Pas en mon nom" ne devient nécessaire que lorsque nous percevons les Juifs comme un monolithe. Selon la même logique, tout Juif qui refuse de s’exclamer "Pas en mon nom" devient complice et doit en répondre publiquement en tant que Juif. (...) Nous nous précipitons vers notre identité juive pour dénoncer le meurtre des Palestiniens, mais le soutien de l'empire américain à Israël trouve ses racines dans la géopolitique et le capital mondial du commerce des armes, et non dans l'amour des Juifs. »

Par ailleurs, cet article souligne le fait, incontestable, que l'adhésion à l'idéologie sioniste n'est pas du tout exclusive au monde juif. L'ex-président Joe Biden a ainsi dit et répété que si l'Etat juif n'existait pas, il faudrait en inventer un. Mais il s’avère surtout qu’aux États-Unis, les sionistes chrétiens sont bien plus nombreux que les Juifs américains. La seule organisation sioniste évangélique Christians United for Israel compte 10 millions de membres. Les leaders évangéliques ont un poids politique considérable, et leur sionisme extrémiste a eu une influence incontestable sur plusieurs décisions gouvernementales relatives à Israël, par exemple le transfert sous l’administration Trump I de l'ambassade américaine à Jérusalem. Le sionisme chrétien est apparu bien longtemps avant le sionisme politique juif de Theodor Herzl, puisque ses premières manifestations remontent au XVIe s., en lien avec les bouleversements religieux et théologiques induits par la Réforme : l’idée principale du sionisme chrétien est de susciter le "retour" de l’ensemble des Juifs en Terre sainte afin de hâter la seconde venue du Christ et le Jugement dernier (les Juifs devront alors se convertir ou être condamnés à d’éternelles souffrances). Comme l’a bien montré l’historien israélien Ilan Pappé dans Ten Myths About Israel**, ce courant sioniste, qui a pris de l’ampleur et revêtu une dimension politique en Grande-Bretagne au XIXe s., s’est parfaitement accommodé avec la vision antisémite ancienne des Juifs inassimilables aux nations européennes et chrétiennes. La Déclaration Balfour de 1917 (soit la promesse du ministre britannique des affaires étrangères Arthur Balfour de faciliter la création d’un foyer national juif en Palestine) constitue clairement un point de convergence entre le sionisme chrétien, le rejet des Juifs vus comme un corps étranger en Europe (en tant que Premier ministre, Arthur Balfour avait promulgué en 1905 une loi, l’Aliens Act, visant à endiguer l’immigration au Royaume-Uni des réfugiés juifs de l’Empire russe), les intérêts stratégiques de la Grande-Bretagne au Proche-Orient et le projet sioniste herzlien de création d’un Etat-nation exclusivement juif en Palestine.

* Fondée en 1946 sous le nom de Jewish Life, et dirigée actuellement par Peter Beinart, elle aborde une grande variété de sujets : l'antisémitisme et ses instrumentalisations, le fonctionnement interne des organisations communautaires juives, la question israélo-palestinienne sur le terrain et à l'échelle internationale, la racialisation, les stratégies et les horizons des mouvements de gauche américains, la montée mondiale de l'extrême-droite, l'expression culturelle au sein du monde juif "diasporique" (en dehors d’Israël), l'immigration, ou encore le féminisme.

** Ouvrage publié aux éditions Verso en 2017. Se reporter au chapitre 2 : « The Jews Were a People Without a Land ».

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