Admettons que les accusations d'antisémitisme portées contre certaines figures de La France Insoumise ne soient pas dénuées de tout fondement. Si on relit l'ensemble des propos tendancieux de Mélenchon, on peut retenir deux exemples. En 2020, il crut bon de préciser que Jésus fut crucifié par « ses propres compatriotes », sans se rappeler que l'antijudaïsme chrétien fut à l'origine de bien des massacres et des expulsions dans l'Europe médiévale. En 2021, il fit de l’endogamie − le refus de la « créolisation » − une caractéristique du « judaïsme ». [1] Mais faire porter le chapeau à l'ensemble de ce parti, véritable force motrice de la gauche aux élections de 2017 et 2022, sert directement les intérêts du RN, lequel a réussi sa dédiabolisation auprès des médias de Bolloré (CNews, C8, Europe1... qui ont déjà l'habitude de tirer sur les "gauchistes"), de la droite prétendument républicaine (en dehors du président LR Ciotti qui défend une alliance en bonne et due forme contre les autres barons du parti, les appels à "l'union des droites" se multiplient et le directeur des rédactions du Figaro y souscrit volontiers [2]), et d'une large partie de l'opinion publique (voter pour l'extrême droite ne fait plus peur, et La France Insoumise serait même plus "dangereuse" que le RN, comme Hanouna l'a assuré récemment dans son émission [3]).
L'antisémitisme doit être combattu sous toutes ses formes (minimisation, relativisation ou négation du judéocide nazi ; complotisme anti-juifs ; assimilation des juifs en général au sionisme ou à l'Etat israélien), et c'est d'ailleurs précisément pour cette raison qu'on n'a pas le droit d'utiliser la lutte contre ce fléau − dont il faut rappeler qu'il a été au XXe s. la matrice de toutes les idéologies de haine et d’exclusion − pour de basses manœuvres politiciennes ou pour réduire au silence celles et ceux qui expriment, loin des appareils politiques (on pourra reprocher à La France Insoumise d'avoir capitalisé sur les souffrances des Palestiniens à des fins électorales), un soutien plus que légitime aux Palestiniens, lesquels ont bien été confrontés durant 76 ans à un Etat d'apartheid qui prétend représenter les juifs du monde entier et garantir leur sécurité, voire leur existence même, mais qui n’en révèle pas moins depuis 8 mois toute sa violence génocidaire après des décennies de dépossession, d’occupation militaire, de déni des droits fondamentaux, de brutalisation et de déshumanisation d’un peuple autochtone sur sa propre terre.
Serge Halimi, dans un article du Monde Diplomatique paru peu après le 7 octobre, a très bien caractérisé l'instrumentalisation politique de l'accusation d'antisémitisme : « l’accusation infamante est devenue une arme ordinaire braquée sur les avocats de la cause palestinienne ». [4] Daniel Schneidermann, le créateur de l'émission Arrêts sur Images (aujourd'hui remplacée par un site internet), s'est demandé à juste titre si la droite et l'extrême droite n'avaient pas trouvé avec cette arme de quoi remplacer les vieilles obsessions anticommunistes : « Ecoutons-les, jeter ce dépit, cette terreur, à la face des socialistes, sur le thème inusable de l'alliance avec le diable Mélenchon, et son "antisémitisme". Aux plus vieux, comme moi, cela ne peut pas ne pas rappeler la haine de la droite à l'égard de Mitterrand, et du programme commun avec les communistes, en 1978. Comment donc ! Avec les rouges ! L'antisémitisme s'appelait alors "chars russes à la Concorde". » [5]
Et comment pourrait-on faire du FN/RN un parti fréquentable au vu de son histoire même et du fonds idéologique de ses cadres, élus, candidats et militants ? Rappelons simplement que son premier bureau politique était composé de figures infâmes passées par le régime de Vichy, voire par l'engagement corps et âme au service de l'Allemagne nazie : le trésorier Pierre Bousquet, caporal au sein de la division « Charlemagne » des Waffen-SS, fut présent à Berlin en avril-mai 1945 pour combattre l’Armée Rouge aux côtés de 300 SS français ; le vice-président François Brigneau adhéra sous l’Occupation au Rassemblement national populaire de Marcel Déat, l’un des principaux partis fascistes et collaborationnistes, puis intégra la Milice après le débarquement de Normandie. [6] Ou encore que son président et criminel de guerre, auteur de nombreux actes de torture en Algérie, a multiplié pendant 30 ans les propos antisémites et négationnistes les plus virulents. Un antisémitisme partagé par bon nombre de candidats lepénistes jusque dans les années 2010-2020. [7]
Antoine Malamoud, arrière-petit-fils de Léon Blum, rappelle un fait majeur : « C’est au cœur de la pensée de l’extrême droite que l’antisémitisme est structurellement présent. Quel qu’en soit son camouflage, il est le support de toute l’orientation de la préférence nationale, il est au cœur de l’idéologie identitaire. » [8] L’idéologie identitaire, qui s'est largement diffusée en France et en Europe ces dernières années, voit dans l’immigré ou l’étranger non-européen une menace pour le corps national (à grand renfort de préjugés, mensonges, fake news et amalgames), et peut à ce titre être rapprochée des obsessions du maître penseur de l’antisémitisme moderne Edouard Drumont (1844-1917), lequel considérait les juifs comme un ennemi de l’intérieur dans une France qui ne pouvait appartenir qu’aux "vrais" Français (« La France aux Français ! » était le sous-titre de son journal La Libre Parole).
L’illustre chasseur de nazis Serge Klarsfeld n’en a cure, lui qui participe activement depuis deux ans à la dédiabolisation du FN/RN et fait savoir qu’il votera le 7 juillet pour le parti lepéniste en cas de duel avec la gauche. [9] Son argument ? Le RN « soutient les juifs et l’Etat d’Israël », contrairement « à une extrême gauche qui est sous l’emprise de La France insoumise avec des relents antisémites et un violent antisionisme ». L’association des juifs à l’Etat d’Israël, beaucoup d’antisémites la font aussi. Quant à l’amalgame antisionisme-antisémitisme, développé avec un certain succès par la propagande israélienne, il découle très exactement de la confusion sionisme-judaïsme. En ce qui concerne le soutien de façade du RN aux juifs et à Israël, il relève d’une stratégie bien rodée, qui s’est encore affirmée dans le contexte de l’après-7 octobre. En comptant parmi les premiers défenseurs de l'Etat d'Israël dans sa "guerre contre le Hamas", le parti lepéniste réalise un coup double : s’associer à Israël, bastion occidental du Proche-Orient, dans une guerre de civilisation contre le monde musulman et ses "terroristes" ; afficher un sentiment pro-israélien pour faire la preuve d'un prétendu philosémitisme et ainsi mieux faire accepter l'hostilité envers les réfugiés et les immigrés des dernières vagues migratoires, ou encore le racisme anti-Arabes (à peine dissimulé par une haine des musulmans qui ne s’exerce pas contre les seuls "islamistes") hérité de la période coloniale et de l'humiliation subie par le colonisateur français en Algérie.
[1] https://www.arretsurimages.net/chroniques/le-matinaute/antisemitisme-une-etrange-indifference
[2] https://www.arretsurimages.net/articles/sur-europe-1-le-patron-du-figaro-soutient-lunion-lr-rn?utm_source=gazette%2B-%2Babonn%C3%A9s&utm_campaign=9b80af29e7-gazette_20240614&utm_medium=email&utm_term=0_bd520e065e-9b80af29e7-%5BLIST_EMAIL_ID%5D
[3] https://www.arretsurimages.net/articles/tpmp-a-vote-lfi-est-plus-dangereux-que-le-rn?utm_source=gazette%2B-%2Babonn%C3%A9s&utm_campaign=9b80af29e7-gazette_20240614&utm_medium=email&utm_term=0_bd520e065e-9b80af29e7-%5BLIST_EMAIL_ID%5D
[4] https://www.monde-diplomatique.fr/2023/11/HALIMI/66266
[5] https://www.arretsurimages.net/chroniques/obsessions/maintenant-ou-jamais
[6] https://www.contretemps.eu/front-rassemblement-national-le-pen-nazisme-collaboration-vichy-petain/
[7] https://www.buzzfeed.com/fr/davidperrotin/enquete-fn-legislatives ; https://www.mediapart.fr/journal/france/110621/en-auvergne-rhone-alpes-une-candidate-du-rn-relaie-des-messages-antisemites
[8] https://blogs.mediapart.fr/amd92/blog/110624/bernard-cazeneuve-accapare-leon-blum
[9] https://www.liberation.fr/politique/elections/legislatives-serge-klarsfeld-prefere-le-rn-a-lfi-20240616_WNEC5Z55CZAHBLO7MBDNXBFH2I/