Amos Goldberg, qui enseigne à l'Université hébraïque de Jérusalem, est un spécialiste de la Shoah et de sa mémoire au sein du monde juif. Cet historien chevronné s'est longtemps refusé à parler de génocide à Gaza, car « personne ne veut se considérer comme faisant partie d'une société génocidaire »... avant de se rendre à l'évidence. Après bientôt 11 mois de massacres et de destructions, il s'avère que l'intention − très largement partagée en Israël depuis le 7 octobre − d'anéantir Gaza et sa population s'est traduite en actes sur le terrain et a produit des résultats à la hauteur d'un objectif non officiel qui va bien au-delà de l'éradication du Hamas : l’assujettissement définitif ou l'extirpation du peuple palestinien.
Dans le détail, il y a ceux − responsables politiques et militaires au sein du gouvernement et de l'armée − qui organisent la famine et le blocage des approvisionnements vitaux, ordonnent les assassinats et les massacres, ou encouragent leur perpétration par une rhétorique exterminatrice (« L’intention [génocidaire] est claire : le président, le Premier ministre, le ministre de la Défense et de nombreux officiers militaires de haut rang l’ont exprimée très ouvertement. Nous avons vu d’innombrables incitations à réduire Gaza en ruines, des affirmations selon lesquelles il n’y a pas d’innocents là-bas, etc. ») ; et il y a ceux, militaires sur le terrain, qui commettent les atrocités. Mais comme le souligne Amos Goldberg, il ne faut pas oublier la très grande implication de la société israélienne dans ce génocide, après des décennies de déshumanisation des Palestiniens vivant sous l'occupation militaire et coloniale : « Des appels populaires à la destruction de Gaza sont lancés par toutes les couches de la société et par les dirigeants politiques. Une atmosphère radicale de déshumanisation des Palestiniens prévaut dans la société israélienne à un point tel que je ne me rappelle pas d’un équivalent en 58 ans de vie ici. » L'immense majorité des Israéliens oscille entre l'indifférence vis-à-vis des souffrances des Palestiniens massacrés, mutilés et affamés (au-delà de toute horreur quand on lit les témoignages et regarde les images, mais Amos Goldberg confirme que « seule une minorité en Israël reconnaît la nature inhumaine et criminelle de cette guerre en tant que telle »), la négation de l'extermination intentionnelle d'une population considérée comme le "bouclier humain" des "terroristes", et la justification du génocide sous couvert d'une opération légitime d'"autodéfense" visant à éradiquer une bonne fois pour toutes le "terrorisme" palestinien.
Amos Goldberg rappelle que « le déni fait partie de tous les processus génocidaires et de tous les actes de violence de masse ». Mais si le déni des souffrances d'un peuple subissant une extermination en bonne et due forme au bord de la Méditerranée, à 4h d'avion de Paris, est omniprésent dans la société israélienne, il est aussi largement répandu dans les pays européens et nord-américains, où l'accusation très justifiée − au vu de l'accumulation des preuves et des conclusions des universitaires ou juristes qui ont travaillé sur le sujet* − de génocide portée contre Israël provoque l'indignation des partisans inconditionnels de l'Etat israélien (considéré, du point de vue du sionisme politique, comme celui des Juifs du monde entier). Ces derniers sont rejoints par tous les gouvernements, parlements et institutions qui entendent se protéger de l'accusation de complicité directe avec un État d'apartheid génocidaire, lequel bénéficiait jusqu'alors d'une impunité totale dans le système juridique international. La parade à l'incrimination consiste à reprendre et diffuser le récit officiel d'une opération de "légitime défense" contre une organisation classée comme "terroriste" par Israël et ses alliés, ou bien à manipuler l'Histoire à des fins de procès en antisémitisme (exemple classique : dire qu'Israël se rend coupable d'un génocide reviendrait à mettre cet Etat créé "en compensation" − dans l'esprit des pays occidentaux qui ont laissé se perpétrer l'un des plus grands crimes du XXe s. − de la Shoah sur le même plan que l'Allemagne hitlérienne).
* On peut mentionner les 100 pages de la requête de l'Afrique du Sud contre Israël adressée fin décembre à la Cour Internationale de Justice (https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-fr.pdf), ou les 25 pages de l'enquête de la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés (https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/ahrc5573-report-special-rapporteur-situation-human-rights-palestinian), ou encore les 92 pages du compte-rendu très détaillé et régulièrement actualisé produit par le docteur en histoire Lee Mordechai, maître de conférences à l’Université hébraïque de Jérusalem (https://www.academia.edu/112967602/Bearing_Witness_to_the_Israel_Gaza_War_updated_to_18_June_2024_).