Dans une tribune publiée le 14 février 2021, un collectif de six avocats s'insurge de la tendance du parquet à ouvrir, sous l’influence d’un « tribunal médiatique », des enquêtes préliminaires sur des faits supposés prescrits.
Un tel postulat semble nier à la fois le caractère décisif de l’enquête préliminaire dans la détermination de la prescription, les droits fondamentaux des victimes et l’exceptionnelle particularité du crime d’inceste.
Aussi, il nous apparaît que l’ouverture d’une enquête préliminaire n’est pas le fruit d’une soumission de l’autorité judiciaire à un quelconque “tribunal médiatique”, mais au contraire le retour d’une tentative de régulation judiciaire. L’ouverture de cette enquête ouverte à la suite d’un dépôt de plainte et des éléments de preuve afférents, offre aussi au mis en cause l’opportunité de pouvoir produire formellement devant une autorité judiciaire sa version des faits et ses éléments de preuves en ne laissant pas au seul “tribunal médiatique” le soin d’apprécier les faits dénoncés.
Les fondements de l’enquête préliminaire
L’ouverture d’une enquête préliminaire peut aussi avoir pour motif de déterminer si les faits sont bien prescrits, car dans certaines affaires complexes, comme en matière d’inceste, l’acquisition de la prescription n’a rien d’automatique.
Il s’agit, d’abord, de déterminer la date précise du point de départ de celle-ci, laquelle peut être difficile à définir notamment dans le cas de violences sexuelles répétées sur de longues périodes.
Ensuite, l’autorité de poursuite doit s’interroger sur la question des actes interruptifs de prescription qui peut poser difficulté. Il a été jugé dans un arrêt de la chambre criminelle (5 mars 2002, bull. civ. N°42), qu’interrompt le cours de la prescription “ tout acte du procureur de la République tendant à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale. Il en est ainsi d’une demande adressée à une administration pour l’interroger sur le sort de personnes disparues de façon suspecte ”. Il appartient donc au parquet de rechercher si des plaintes ou des signalements antérieurs pourraient avoir interrompu la prescription, ce qui là encore n’a rien d' « automatique ».
De plus, l’automaticité de l’extinction de l’action publique en raison d’une supposée prescription reviendrait à nier les droits fondamentaux de la potentielle victime dans la procédure pénale, parmi lesquels, le droit d’accéder à la justice. En effet, là où le “tribunal médiatique” sert parfois d’exutoire, l’ouverture d’une enquête préliminaire permet à la potentielle victime d'exercer son droit d’être entendue, et depuis peu, assistée par son Conseil. Droit d’être entendu qui dans le cas des violences sexuelles, et plus particulièrement en cas d’inceste, est primordial pour la recherche d’autres potentielles victimes.
Les insupportables dérives provoquées par les emballements médiatiques et judiciaires ne sont bien sûr pas contestables, ce fût le cas de l’affaire Outreau ou plus récemment de l’affaire Caubère. Toutefois, il est important de préciser qu’aucune de ces affaires ne concernait directement un crime d’inceste, ni une victime d’inceste dénonçant adulte des faits subis enfants. Les victimes d’inceste, pour lesquelles la prise de parole prend de nombreuses années, ne peuvent continuer d’être muselées sur le fondement d’une prescription soi-disant “automatiquement acquise”. Le recueil de leur parole, qui peut ne jamais aboutir à des poursuites, a la vertu, peut-être minime, d’être un premier pas vers la reconnaissance salvatrice des faits invoqués.
Balayer d’un revers de main les principes guidant l’ouverture d’enquêtes préliminaires dans des affaires aussi sensibles et complexes que celles relatives aux violences sexuelles, particulièrement lorsqu’elles sont incestueuses, est contestable. Estimer que cette ouverture ne résulte que de la soumission à la pression exercée par les médias et les réseaux sociaux l’est d’autant plus.
L’ouverture de l’enquête, un droit pour la potentielle victime, mais aussi pour le mis en cause
La violence du crime d’inceste provoque inévitablement dans les médias et sur les réseaux sociaux des déferlements de commentaires sur lesquels la raison n’exerce souvent aucune influence.
L’ouverture d’une enquête préliminaire permet, en opposition totale avec la jungle médiatique, de donner un cadre judiciaire strict aux accusations des victimes, également de donner aux mis en cause une véritable dignité en leur laissant la possibilité d’exprimer leur vérité et de répondre des accusations dont ils font l’objet, même si ce n’est pas devant un tribunal.
Le respect des droits de la défense n’existe pas sur les réseaux sociaux où tout un chacun bafoue allègrement la présomption d’innocence et les règles de la charge de la preuve.
Dans l’enquête préliminaire, le procureur et les officiers de police judiciaire ont pour obligation légale d’instruire à charge et à décharge (article 39-3 du Code de procédure pénale), ce qui implique que la victime est entendue, mais que le mis en cause l'est également et que chacun d’eux pourra bénéficier de l’assistance d’un avocat. La procédure pénale doit, en principe, être conduite de manière “équitable et contradictoire” et veiller à préserver l'équilibre des droits des parties (article préliminaire du Code de procédure pénale), règles auxquelles n’est évidemment pas soumis le “tribunal médiatique”.
D’autant qu’il existe un véritable enjeu judiciaire dans l’ouverture de ces enquêtes préliminaires sur des faits supposément prescrits. S’il peut résulter de ces enquêtes un classement sans suite pour cause de prescription bien que “les faits dénoncés sont susceptibles d’être qualifiés pénalement”, elles peuvent aussi conduire à un défaut de caractérisation de l’infraction.
L’extrême complexité des affaires récentes de dénonciation par des victimes d’inceste doit nous amener à nous poser cette simple question : que doit faire la justice ?
S’agit-il de laisser à la chienlit le soin de juger l’affaire par le biais de commentaires Facebook, de publications Instagram et de prises de paroles d’avocats par médias interposés, ou faut-il dans le respect des droits du mis en cause, comme de ceux de la victime, diligenter une enquête qui, même si elle n’aboutirait pas à des poursuites, aura le mérite d’avoir écouté dans la dignité et le contradictoire chacune des parties ?
Enfin, les violences sexuelles, et plus particulièrement l’inceste, prospèrent grâce au silence des victimes. “C’est le seul cas où l’auteur se déclare innocent et la victime se sent coupable” confiait Guy Bertrand, commandant divisionnaire de la section intra de la brigade de police des mineurs, au Monde en novembre dernier. Ainsi, l’enjeu derrière l’ouverture de ces enquêtes est aussi celui de libérer la parole d’autres potentielles victimes, pour lesquelles les faits ne seraient pas prescrits, qui savent désormais qu’une institution est prête à les écouter.
Sur l’inégalité de traitement
L’argument selon lequel l’ouverture des enquêtes préliminaires aboutirait à une inégalité de traitement entre les potentielles victimes nous paraît condamnable pour plusieurs raisons.
Les services de la brigade de protection des mineurs estiment que le dépôt d’une plainte même si les faits sont prescrits a toujours des vertus, notamment celle de prévenir la réalisation de nouvelles infractions, puisque dans le cas de violences sexuelles, qui plus est incestueuses, les actes dénoncés sont rarement isolés (Loraine De Foucher, « Il fait ça depuis quand Papa » : avec la brigade de protection des mineurs, qui aide les victimes d’inceste, Le Monde, 23 novembre 2020).
Il est évident que tous ne bénéficient pas d’une aura médiatique équivalente, néanmoins l’influence de ces dépôts de plainte et de l’ouverture de ces enquêtes est une garantie pour toutes les autres victimes d’inceste que leur parole sera considérée par les autorités.
Et ce sont, par ces avancées, obtenues aux prix de dénonciations publiques, coûteuses pour toutes les parties, que les victimes de violences sexuelles, et particulièrement d’inceste sur mineur, dont la parole n’a de cesse d’être muselée de toute part, pourront être amenées à se tourner, enfin et sans crainte, vers l’autorité judiciaire.
Collectif :
Céline KONTER
Cassandra PLASSE
Louis-Ferdinand LOPEZ
Élèves-Avocats à l’École de formation professionnelle des barreaux de la Cour d’Appel de Paris.