« C’est trop drôle, elle me dit que c’est toute son enfance »
Mon chéri et ses amies ont 24 ans, moi bientôt 30. Quand il parle de moi à une de celles-ci, en 2023, elle se rend compte qu’elle regardait des vidéos auxquelles je participais il y a 10 ans : HunterZ. Elle a adoré quand elle était petite, elle dira même que c’est toute son enfance.
Évidemment, ça m’amuse beaucoup mais surtout, ça me surprend.
Toute son enfance, c’est sûrement exagéré. Mais c’est à peu près comme ça que je parlerais de Yu-Gi-Oh ou des Lucasfilm magazine, qui ont été des piliers dans ma culture et que je suis heureux de retrouver dans ma bibliothèque.
Ça me fait me rendre compte que les petites vidéos qu’on improvisait à l’époque et qu’on diffusait sur Youtube sans les prendre au sérieux, elles ont eu un public. Un public d’enfants, aujourd’hui adultes. Un public parfois fidèle. Ces petits trucs ont pu être des portes d’entrée, des éléments mineurs ou des pierres angulaires de toute une partie de leur vie.
À l’époque, je n’y aurais jamais pensé.
Je n’aurais jamais cru non plus que mon rêve d’adolescent se réaliserait et que je deviendrais auteur. Que ces tous petits machins que j’écrivais par plaisir et que je publiais en ligne deviendraient les premiers pas d’une carrière – encore assez courte pour l’instant.
Quelques jours après cette remarque de l’amie de mon chéri, c’est mon anniversaire. On est en octobre, j’ai trente ans et mes très chers Grif et Bill me font un cadeau. Une rétrospective de nos aventures sur internet.
Avec Bill, on s’est connu sur Youtube grâce à HunterZ en 2013. On est devenus potes, amis puis même colocataires de 2018 à 2022. Avec Grif, c’était sur Playagain radio. J’y étais rédacteur bénévole, lui chroniqueur pour un temps. Puis, on s’est recroisés et on a sympathisé autour d’une course mal fichue qui nous a soudé. Bill y participait aussi.
Cette amitié à trois, elle est magnifique pour deux raisons : d’une parce qu’elle a changé nos vies comme peu de relations peuvent le faire ; de deux parce qu’elle aurait été impossible dix ans plus tôt. Cette rétrospective, c’est la trace de ça. C’est beau. Et ça me donne envie d’aller plus loin.
Le coffre troué
J’écume l’archive. Cette mémoire me plaît bien, il y a des moments marquants. Mais beaucoup de trous. On s’aperçoit que nous mêmes avons supprimé bien des choses, parce qu’elle ne nous plaisaient plus, ou bien parce qu’elles nous faisaient honte.
D’autres choses avaient été effacées dans des fermetures de sites, de chaînes. Tous les articles sur le jeu vidéo que j’ai rédigé pour Playagain Radio ont disparu ainsi. Ou bien les quelques épisodes que j’avais écrit pour la série Kraaftlott, une reprise du mythe arthurien très inspirée de Kaamelott mais sur minecraft.
Mes amis m’ont offert une archive, mon parcours en résumé. Et en voulant revoir le récit complet, je m’aperçois qu’il est un texte à trous. Un trésor dont les pièces fuient par un trou béant.
Des éléments qui n’avaient aucune importance il y a dix ans en prennent une aujourd’hui, au regard de mon parcours ou par nostalgie.
Puis je prends un peu de distance et je me souviens de toutes ces fois où, voulant revoir une vidéo qui m’a marqué, je me trouve face à un laconique « vidéo supprimée ». Où en tapant l’adresse de tous ces sites, de tous ces forums sur lesquels j’ai écrit, je m’attriste devant un « URL not found » ou un 404 énorme.
Je me souviens de cette fois où, après l’avoir prêté à quelqu’un qui ne me l’avait jamais rendu durant 8 ans, je verse une larme en retrouvant enfin une cartouche de Pokémon Argent SoulSilver sur Nintendo DS. Je peux plonger à nouveau dans mes souvenirs.
Et je me dis que cette retrouvaille, je ne l’aurai pas sur le reste. Pas sur Youtube. Pas sur internet. Trop niches pour être conservés intégralement par webarchive, mes plus anciens pas n’ont rien laissé à la fossilisation. Ni coquille, ni trace, ni empreinte.
Une question de patrimoine
720 000 heures de vidéo sont publiées chaque jour sur Youtube. 82 ans en vidéo. Toutes les 24 heures.
On a déjà du mal à se rendre compte de l’envergure de ce fleuve de vidéos partagées. Alors comment évaluer correctement l’océan de contenus perdus ?
La question du patrimoine se pose beaucoup sur le numérique, notamment dans le jeu vidéo. Certaines consoles sont introuvables, on a perdu certains contrôleurs, certaines fonctionnalités ont été désactivées. Pour prendre un exemple actuel, les fonctionnalités en ligne de la console Nintendo 3DS seront arrêtées le 4 avril 2024. Plus d’échanges miracles depuis Pokémon X ou Rubis Oméga.
Une petite tragédie pour moi.
Une bien plus grande pour l’histoire du jeu vidéo.
Comment les chercheuses et chercheurs pourront se figurer notre attrait et notre utilisation réelle de ces jeux dans quelques décennies ? Ils devront imaginer, trouver des traces, mais ne pourront plus vivre ça. Ils compléteront le texte à trous au crayon. Avec des points d’interrogation, jamais très sûrs.
Parce que les serveurs utilisent de l’énergie, que cette énergie coûte et que la place prise doit donc rapporter davantage que ce coût. Si ce n’est pas le cas, on supprime. Parfois on archive avant. Parfois non. Après tout, ce n’est que du jeu vidéo.
Voilà comment tout un patrimoine disparaît. C’est aussi vrai avec la vidéo, l’image, l’audio, l’écrit. Dès qu’on parle d’interactions de l’humain avec internet,tout est voué à la disparition.
Des initiatives comme webarchive, ou bien les sauvegardes de la BNF en France, servent de mémoire d’une partie de tout ça. Mais comme pour l’iceberg, ce n’est que la partie la plus visible. Celle qui tape le Titanic.
Le reste, d’abord sous les eaux puis à la dérive, va fondre puis disparaître, ne laissant l’image d’un bloc de glace sublime que dans nos souvenirs. Tout ce contenu de niches, qui a pullulé avec internet, qui a marqué des esprits parfois nombreux, il finira par s’évaporer.
Et moi, pourtant pas si vieux, j’essaierai en vain de retrouver mes propres initiatives. De refaire mon propre parcours. Et je me rendrai compte des lacunes immenses qui s’y trouvent. J’aurai devant moi un texte à trous.
Malgré la tristesse d’avoir perdu, la nostalgie de me dire que plus jamais il ne sera, il me faudra encore combler les vides, compléter le récit.
Heureusement, j’aime écrire.