« Notre tradition de pensée politique commença lorsque Platon découvrit qu’il était en quelque sorte inhérent à l’expérience philosophique de se détourner du monde commun des affaires humaines ; elle prit fin lorsque rien ne resta de cette expérience que l’opposition de la pensée et de l’action qui, privant la pensée de réalité et l’action de sens, les rend toutes deux insignifiantes. » (1)
Cette citation de Hannah Arendt, extraite de « La crise de la culture », a un double mérite : celui d’historiciser le concept de crise à partir de l’époque moderne, celui aussi de le saisir à partir de l’opposition pensée/action.
De mon point de vue, ces notions structurent nos sociétés et il se pourrait que la culture soit un des champs de bataille privilégié où elles s’affrontent.
C’est ainsi qu’on les retrouve transposées dans l’opposition, présente dès l’Antiquité,
entre « culture chaude et froide », et aujourd’hui , bien qu’excessivement différenciée, entre « grande culture et sous culture » mais aussi « entre une Europe lettrée et une Amérique davantage tournée vers une culture du divertissement », «d’un côté une culture hédoniste de la participation et de l’identification, une culture de l’engagement corporel… ; de l’autre , une culture ascétique, à distance de l’œuvre (contemplation), la maîtrise de soi et la retenue. ». (2)
Aujourd’hui, c’est devenue une longue tradition dans le monde intellectuel que de penser la culture à partir d’une perte de la tradition, du déclin des valeurs sur lesquelles celle ci reposait.
Pour Hannah Arendt, la rupture décisive se situe au XIXe siècle : « Kierkegaard, Marx, et Nietzsche sont pour nous comme les guides d’un passé qui a perdu son autorité ». (3)
Dans la « Condition de l’homme moderne », Hannah Arendt décrit comment l ‘opposition de public et de privé, « ce qui doit être montré et ce qui doit être caché », « caractéristique des premières étapes de l’époque moderne » finalement « fut un phénomène temporaire qui annonçait l’effacement même de la différence entre domaine public et privé, l’un et l’autre résorbés dans la sphère du social » : « La société en pénétrant le domaine public se travestit en organisation de propriétaires qui, au lieu de demander accès au domaine public en raison de leur fortune, exigèrent que l’on les en protégeât afin de pouvoir grossir cette fortune. ».
Aujourd’hui, « nous sommes en bien meilleure position pour apprécier les conséquences qu’entraîne pour l’existence humaine, la disparition de ces deux domaines de la vie, le public devenu une fonction du privé et le privé devenu la seule et unique préoccupation commune ». (4)
Nul doute que l’ironie mordante de cette affirmation plus d’un demi siècle après, gagne encore en pertinence.
Pour le sociologue Bernard Lahire aujourd’hui, « L’opposition public/privé structure assez généralement le rapport aux normes légitimes dominantes », la « privatisation de la culture » favorisant les pratiques de divertissement, l’opposition entre culture légitime et illégitime est toujours le lieu d’une « guerre symbolique de tous contre tous ».
Parallèlement à cela, en même temps que s’opère peu à peu la diversification des genres culturels reconnus comme légitimes, le sociologue observe « la baisse de la croyance en la légitimité culturelle », Norbert Elias rappelant quant à lui, que « les communautés de loisirs ont souvent pour caractéristiques d’être éphémères, momentanées » (« Sport et civilisation »).
« Si l’affaiblissement relatif de la légitimité classique et la relative indistinction culturelle qui s’ensuit tendent à engendrer des comportements plus détendus (moins ascétiques) parmi les membres des classes supérieures qui n’hésitent pas à fréquenter les territoires ordinaires du divertissement, ces dernières continuent néanmoins de se distinguer des autres groupes par leur degré de formation scolaire. Du coup tant que le relativisme (ou l’égalitarisme) culturel n’est pas parfait -et il est loin de l’être malgré les nombreux cris d’alerte régulièrement lancés- c’est à dire tant que les produits culturels continuent, malgré tout, de se différencier et d’être hiérarchisés (on n’efface pas les effets d’une domination pluriséculaire soutenue par des institutions aussi lourdes que l’École, les académies, les conservatoires, les musées, les bibliothèques, les salles de concert, les théâtres, etc.), les groupes les plus éloignés des formes scolaires de culture peuvent être les plus grandes victimes d ‘une situation de moindre discrimination culturelle»
Ainsi, « La baisse relative de la désirabilité de la culture savante –et tout particulièrement l’affaiblissement de la foi en la culture scolaire littéraire et artistique-peut contribuer à rendre encore plus difficile qu’auparavant le travail de formation scolaire des élèves issus des classes les moins scolairement dotés » (5)
La philosophie politique remonte d’une certaine manière depuis le point où la sociologie s’arrête :
« Croire qu’une telle société deviendra plus cultivée avec le temps et l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu’une société de consommateurs n’est aucunement capable de prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet –l’attitude de la consommation implique la ruine de ce qu’il touche. » (6)
La massification, en sapant la permanence du monde, laisse derrière elle une société d’hommes qui « privés du monde commun qui les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble dans une masse».
« La naissance des sciences sociales peut être située au moment où toutes les choses, les « idées » aussi bien que les objets matériels, furent mises en équation avec les valeurs, de sorte que chaque chose tenait son existence de la société et y était reliée, le bonum et le malum, non moins que les objets tangibles ». (7)
Dans un tel contexte, l’importance accordée à ce qui est immédiatement utilisable, techniquement exploitable, vide de leur substance les principes de vérité, de liberté et de justice, en même temps qu’elles étendent la domination de l’homme sur la nature.
Dans un tel contexte, l’adaptation des comportements en vue de l’optimisation de l’estime de soi , voire d’augmenter son capital symbolique, paraît n’être qu’un simple épiphénomène et n’ouvre en aucune manière la voie vers de nouvelles pratiques culturelles.
Possiblement la rationalité économique a permis de sauver de la faim une part importante de la population mais aujourd’hui plus encore qu’ hier, des espaces naturels ont été saccagés, des existences humaines ont été détruites en son nom.
Il faut, ici et là, comme cela existe déjà, créer des consensus en vue d’améliorer notre habitat, de l’intégrer dans une vision écologique. L’entreprise devrait être la première à porter cette ambition.
Dans la conception que s’en fait Hannah Arendt, les objets culturels se distinguant des autres productions par le fait qu’ils ne peuvent être consommés comme des biens de consommation, ni usés comme des objets d’usage, sont déterminés avant tout par la durée de leur permanence, et restent ainsi aujourd’hui encore pour nous les derniers vestiges d’un monde commun.
C’est pour cela que « la culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produites par le présent ou par le passé, sont traités comme des pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin. » (8)
Pour Ernst Gombrich aussi, «quand les conditions écologiques de l’art sont détruites, l’art et la culture ne tardent pas à mourir ».
Ainsi pour Hannah Arendt, le phénomène de l’art doit être le point de départ de toute réflexion sur la culture.
Devons nous encore nous hisser à un tel niveau d’exigence dans notre rapport aux objets culturels ? Soutenir comme elle que « sans la beauté, c’est à dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile et nulle vie d’homme durable » ? (9)
Nul doute que ce genre de considération peut faire sourire, voire susciter l’opposition.
Elle illumine cependant le mouvement des places, des zones à défendre, des anti-pubs aussi, dans leur recherche de reconquête de l’espace public face à la désolation du monde.
Nul doute aussi, qu’aujourd’hui encore beaucoup de créateurs entretiennent avec leur œuvre ce niveau d’exigence, nonobstant le cynisme affiché de certains.
N’est ce pas justement ce que nous attendons le plus intensément dans notre fréquentation des œuvres ?
Évidemment la futilité, la laideur, l’éphémère, la destruction même, peuvent à leur tour être saisis comme des objets esthétiques, il peut arriver aussi que les sortilèges de l’art nous laissent hébétés, privés de ressources, mais sans doute tout cela ne serait rien sans la beauté qui, un temps, l’illumine.
Et cette beauté, nous en faisons le pari, est une ouverture vers un infini qui nous réunit.
Celle ci seulement mérite l’attention.
C’est pourquoi faut il ici enfin préciser que pour Hannah Arendt, la recherche des commencements seule peut nous permettre de retrouver « l’accord fondamental dont les modulations infinies se font entendre au cours de toute l’histoire de la pensée occidentale » (10) comme la Résistance fut pour René Char une expérience de vérité, quoiqu’indicible, dont « l’héritage n’est précédé d’aucun testament », et sitôt recouverte par l’épaisseur triste du quotidien après la guerre.
Seule l’action politique par son pouvoir d’introduire un nouveau commencement est à même d’apporter une solution à la crise dans laquelle nous sommes plongés depuis longtemps déjà.
Ce nouveau départ, semblable au saut de tigre de son ami Walter Benjamin, ne peut être que la reprise d’une exigence plus ancienne encore, toujours oubliée.
C’est sur cette brèche seulement que nous cesserons de vivre dans ce vieux monde comme des singes qui ont appris à en tirer les ficelles jusqu’à l’absurde.
« Le commencement est un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes choses. »
(Platon « Lois »)
(1) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 38
(2) « La culture des individus » Bernard Lahire, La découverte p 76
(3) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 42
(4) « Condition de l’homme moderne » Hannah Arendt, Agora p 110
(5) « La culture des individus » Bernard Lahire, La découverte p 174, p 627, p 666
(6) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 270
(7) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 48
(8) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 66
(9) « La crise de la culture » Hannah Arendt, Folio essais p 279
(10) « Condition de l’homme moderne » Hannah Arendt, Agora p 29