Azadeh AC

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 décembre 2022

Azadeh AC

Abonné·e de Mediapart

« Laissez battre mon cœur », la lettre de Farzad Kamangar

Le mouvement révolutionnaire « femmes, vie, liberté » en cours en Iran est précédé d'une histoire. Alors que la République islamique s'apprête à exécuter de nouveaux manifestants, je me souviens de Farzad Kamangar, cet instituteur kurde iranien, poète et défenseur des droits humains qu'elle exécuta le 9 mai 2010. Voici la traduction de l’une de ses lettres.

Azadeh AC

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cela fait des mois que je suis en prison, cette prison qui était censée briser ma volonté, mon amour et mon humanité, cette prison qui devait faire de moi un agneau soumis. J’ai été emprisonné pendant des mois, derrière des murs aussi haut que l’Histoire.

Ces murs devaient me tenir éloigné de mon peuple que j’aime. Ils devaient me tenir éloigné des enfants de ma terre jusqu’à l’éternité. Mais chaque jour, à travers la petite lucarne de ma cellule, je me voyais parmi eux, semblable à eux, et eux voyaient en moi le prisonnier, le reflet de leur propre douleur. La prison a créé entre nous un lien plus fort encore que par le passé.

L’obscurité de la prison devait priver ma conscience de l’éclat du soleil et de la lumière. Mais dans le silence des ténèbres, j’ai vu fleurir des pensées. La prison était censée me faire perdre la notion du temps et faire sombrer dans l’oubli sa valeur. Mais à chaque instant, j’ai vécu en dehors de cette prison, et un nouveau « moi » a vu le jour qui a décidé d’emprunter un nouveau chemin.

Comme les autres prisonniers avant moi, j’ai enduré des humiliations, des insultes et des sévices, espérant être le dernier d’une génération brisée, qui aura connu l’obscurité de la prison, avec au cœur l’espoir vivace de voir un jour l’aurore.

Un jour, ils ont déclaré que j’étais un « belligérant » en guerre contre leur « Dieu ». Ils ont noué la corde de leur justice pour mettre fin à ma vie, à l’aube. Depuis ce jour, innocent, j’attends mon exécution.

Mais aujourd’hui, alors qu’ils vont m’enlever la vie, par amour infini pour mes semblables, j’ai décidé d’offrir mes organes aux malades à qui ma mort peut donner la vie. Je veux donner mon cœur avec tout l’amour qu’il contient à un enfant. Peu importe où il se trouve, que ce soit sur les rives du Karun, sur les contreforts du Mont Sabalan ou aux portes du désert oriental, ou que ce soit un enfant contemplant le lever du soleil du haut des Monts Zagros.

Je souhaite seulement que mon cœur rebelle, batte dans la poitrine d’un enfant, plus rebelle encore, qui confie, la nuit, ses rêves à la lune et aux étoiles, les prenant à témoin qu’il ne trahira pas adulte ses rêves d’enfant. Que mon cœur batte dans la poitrine de celui ou celle qui ne supporte plus de voir un enfant s’endormir la faim au ventre, celui ou celle qui se souviendra de Hamed, un étudiant de seize ans de ma ville, qui un jour a écrit : « Même le plus petit de mes souhaits ne se réalise pas dans cette vie » avant de se pendre.

Laissez battre mon cœur dans la poitrine d’un être humain, peu importe sa langue ou sa couleur de peau. Tout ce que je souhaite c’est qu’il ou elle soit l’enfant d’un travailleur, dont les mains calleuses rappelleront à mon cœur sa révolte contre l’inégalité. Que mon cœur continue à battre dans la poitrine d’un enfant qui, dans un avenir proche, deviendra peut-être cet enseignant de campagne, qui à son tour, verra des enfants chaque matin l’accueillir avec leurs sourires radieux pour partager avec lui leurs jeux et leurs joies. Peut-être que, d’ici là, ces enfants ne connaitront plus le goût de la pauvreté et de la faim, peut-être que les mots « prison », « torture », « oppression » et « inégalité » ne signifieront rien dans leur monde.

Laissez mon cœur battre dans un coin de votre vaste monde. Mais prenez-en soin, car c’est là le cœur d’un homme qui en sait long sur l’histoire des siens, de sa terre, une histoire qui n’est pas racontée, jonchée de peines et de souffrances.

Laissez mon cœur battre dans la poitrine d’un enfant pour qu’un matin, je puisse crier à pleins poumons dans ma langue maternelle [en kurde] : « Je veux devenir une brise qui transportera un message d’amour à tous les êtres humains de cette terre immense. »

Farzad Kamangar, prison d’Evin, Téhéran, le 22 décembre 2008

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.