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Billet de blog 30 octobre 2022

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Marx, Lénine et Houria : le clash porte d'entrée vers les idées révolutionnaires

Les "clash", c'est-à-dire les désaccords violents, représentent un exercice difficile qui, quand il est réussi, permet de développer plus précisément des idées révolutionnaires. Ce billet est un éloge des maîtres en la matière.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans ce billet, il ne sera pas question de la théorie marxiste en elle-même ni des idées décoloniales en tant que tel mais plutôt des différents débats et conflits qui ont amené des penseurs comme Lénine ou Houria Bouteldja à préciser et développer leur pensée politique. En somme, c'est un éloge du clash, un éloge de la forme maîtrisée à la perfection pour servir le fond.

La théorie marxiste regorge de clash, de débats, de polémiques en tous genres. C'est du pain béni pour tout marxiste qui n'a qu'à se poser avec son popcorn et observer des figures comme Engels dans Anti-Dühring attaquer et démonter d'autres penseurs. Un livre entier sur une polémique, pas très intelligent d'attaquer des marxistes ils sont assez rancuniers et peuvent éteindre votre mémoire en quelques pages ... L'Anti-Dühring n'est qu'un exemple parmi d'autres de polémiques et clashs ayant servi à développer la pensée marxiste. Ce n'est pas pour rien que cette œuvre est considérée par beaucoup comme l'un des exposés les plus complets de la vision marxiste du monde et de la politique. Le clash au service des idées.

Avant d'arriver au cas de Madame Houria Bouteldja passons par Monsieur Vladimir Ilitch dit Lénine, l'homme d'1m65 qui faisait fermer des bouches en Russie alors qu'il était en exil en Suisse. Mon parcours étant ce qu'il est, je me suis délecté des polémiques de ce grand penseur donc permettez-moi de vous partager ce plaisir.

Dans le classique du marxisme qu'on ne présente plus, L’État et la révolution, Lénine explique clairement, avec son style simple et agréable à lire, la théorie marxiste de l’État : phase inférieure de la société communiste avec le droit bourgeois qui subsiste, puis phase supérieure avec extinction de l’État. C'est un monument du marxisme qui mérite d'être lu comme tel. Mais ce billet ne s'attardera pas sur le fond, désolé mes ami.es marxistes. Lénine se base sur de nombreuses citations d'Engels et Marx pour cette œuvre et passe donc le plus clair de son temps à (ré)expliquer des idées déjà présentes dans la théorie marxiste. Son apport est surtout dans l'aspect synthétique et pédagogique. Toute cette œuvre est en somme une attaque virulente contre les "opportunistes" et autres déformateurs que sont Kautsky, Plekhanov et consorts. C'est un recueil de clash et de polémiques, il n'y a qu'à lire les titres des parties : "Polémique [de Marx et Engels] avec les anarchistes ", plus d'une dizaine de pages sur "l'avilissement du marxisme par les opportunistes". D'ailleurs, Lénine dans la préface d'août 1917 le dit mieux que moi :

"Ce courant [les opportunistes], socialiste en paroles et chauvin en fait, se caractérise par une lâche et servile adaptation des "chefs du socialisme" aux intérêts non seulement de "leur" bourgeoisie nationale, mais plus précisément de "leur" État [...]. Nous examinerons d'abord la doctrine de Marx et d'Engels sur l'État, et nous nous arrêterons plus particulièrement aux aspects de cette doctrine qui ont été oubliés, ou que l'opportunisme a déformés. Nous étudierons ensuite, spécialement, le principal fauteur de ces déformations, Karl Kautsky, le chef le plus connu de la IIe Internationale, qui a fait si lamentablement faillite pendant la guerre actuelle."

C'est plutôt clair : partant d'une "déformation" de la pensée marxiste et de plusieurs polémiques, Lénine développe et présente une magnifique synthèse de la théorie de l’État dans le marxisme. C'est un clash ininterrompu au service des idées marxistes. la forme (clash) au service du fond (les idées marxistes qui ressortent clarifiées par ce texte). Lénine écrivait ce chef d'œuvre en pleine révolution russe, pas mal non ?

Dans le même style on a deux autres bangers (ou chef d’œuvre pour les plus jeunes) : Gauchisme, maladie infantile du communisme et La lettre aux camarades. Je pourrais écrire un livre entier sur les clashs de Lénine mais j’essaierai pour les besoins de ce billet d'être bref. Dans la première masterclass (ou masterclass pour les plus jeunes) sur le "gauchisme", Lénine démonte un à un les arguments et les positions "puristes" et totalement inefficaces des marxistes européens sur des questions d'alliance objective avec certains partis non révolutionnaires ou le besoin d'actualisation de la théorie marxiste en fonction de chaque État compte tenu du contexte socio-économique. En bref, c'est encore un chef d’œuvre qui, partant de polémiques, permet à la figure de la révolution de 1917 de développer et préciser la théorie marxiste (ici d'un point de vu stratégie du parti). Parmi les conseils avisés qu'il donne on retrouve des sujets d'une actualité brûlante (à bon entendeur) :

"Vous êtes tenus de ne pas vous abaisser au niveau des masses, au niveau des couches retardataires d'une classe. C'est indiscutable. Vous êtes tenus de leur dire l'amère vérité. Vous êtes tenus d'appeler préjugés leurs préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires. Mais en même temps vous êtes tenus de surveiller d'un œil lucide l'état réel de conscience et de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde communiste), de la masse travailleuse tout entière (et pas seulement de ses éléments avancés)." 

"Précisément afin d'éveiller et d'éclairer la masse villageoise inculte, opprimée et ignorante. Tant que vous n'avez pas la force de dissoudre le parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous êtes tenus de travailler dans ces institutions précisément parce qu'il s'y trouve encore des ouvriers abrutis par la prêtraille et par l'atmosphère étouffante des trous de province. Autrement vous risquez de n'être plus que des bavards.

La tactique doit être tracée de sang-froid, avec une objectivité rigoureuse, en tenant compte de toutes les forces de classe dans un État donné (de même que dans les États qui l'entourent et dans tous les États, à l'échelle mondiale), ainsi que de l'expérience des mouvements révolutionnaires. Manifester son "esprit révolutionnaire" en se contentant d'invectiver l'opportunisme parlementaire, de répudier la participation au parlement, est très facile. Mais justement parce qu'elle est trop facile, cette solution ne résout pas un problème ardu et même très ardu."

Je vous l'avais dit, Lénine ne rigole pas avec le clash.

Pour finir, dans la Lettre aux camarades de 1917, Lénine reprend des arguments de deux camarades bolchéviques opposés à la prise d'armes avant octobre 1917. C'est encore une fois l'occasion pour Lénine de nous lâcher des phrases d’anthologie. Le fond (clash) au service de la forme. Extraits :

Phrase des 2 camarades : « ...Nous n'avons pas la majorité parmi le peuple et, sans cette condition, l'insurrection est impossible... »

Réponse de Lénine :

"Les hommes, capables de parler ainsi, ou bien dénaturent la vérité, on bien sont des formalistes qui, sans tenir le moins du monde compte de la situation réelle de la révolution, désirent obtenir d'avance, à toute force, la garantie que dans tout le pays le Parti bolchévique a recueilli exactement la moitié des voix plus une. Jamais l'histoire, dans aucune révolution, n'a offert de telles garanties et elle ne peut absolument pas les offrir. Formuler une pareille exigence, c'est se moquer des auditeurs, c'est couvrir sa fuite devant la réalité, ni plus ni moins."

Les deux camarades : «...Nous nous renforçons chaque jour, nous pouvons entrer à l'Assemblée constituante comme une puissante opposition, pourquoi tout risquer sur une carte...»

Lénine : "Il est seulement dommage que ni la question de la famine, ni la question de la reddition de Pétrograd ne puissent être résolues par l'attente de l'Assemblée constituante. Les naïfs ou les gens sans boussole, ou les paniquards oublient ce « détail ».

La faim n'attend pas. Le soulèvement paysan n'a pas attendu. La guerre n'attend pas. Les amiraux en fuite n'ont pas attendu."

Bon je m'arrête là sinon je vais citer toute la lettre. Je finirai sur un bon conseil : allez lire Lénine.

Mais bon et Houria dans tout ça ? J'y viens et pas sans logique. Dans toute mon argumentation précédente, j'ai essayé de démontrer que Lénine savait user des polémiques et autres clashs afin de préciser et développer ses idées. De les rendre plus accessibles et tangibles. De développer toute une stratégie militante pour parfaire sa pensée et celles de ses adhérents. Tout cela à partir et à travers des clashs et des polémiques. La forme (clash) au service du fond (les idées marxistes). C'est le cas aussi chez Houria Bouteldja, figure de l'antiracisme politique en France, militante décoloniale auteure de Les Blancs, les Juifs et nous.

Houria c'est le Diable en personne. Elle est sujette à des accusations d'une violence sans nom : homophobie, antisémitisme, négrophobie, mangeuse d'enfants, pirate à la recherche de butin de guerre et autre horreur. Ce sont des accusations graves reprises par beaucoup de personnes et notamment les supplétifs de l'Ordre capitaliste. Le dernier larbin du Capital en date étant Isabelle Rome, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes. L'article d'Houria dans le QG décolonial parle pour lui-même et je n'ajouterai aucun mot dessus. C'est un énième cas d'accusation, un énième clash et une énième réponse bien sentie d'Houria. Petite précision : il n'est pas question ici de relancer cette polémique ni de débattre des idées décoloniales posées par Houria mais simplement de montrer la force de la forme (style d'Houria ici) au service du fond. C'est un éloge sur le style de ces penseurs qui m'inspirent. Ainsi, ce billet reste un avis personnel sur cette esthétique et doit être pris comme tel.

Intéressons-nous plutôt aux raisons de ces attaques et aux réponses de l'accusée.

Le style d'Houria est à bien des égards ... magnifique. Un style littéraire et incisif. Pas étonnant quand on sait son amour pour Baldwin ou Chester Himes. Un style au service de la politique, totalement voué à servir le fond, les idées : ce style provoque une subversion de l'esprit visant à interroger et faire réfléchir en dehors des clous de la modernité occidentale. Alors bien sûr cela peut choquer certain.es. Ces mêmes personnes peuvent alors faire dire à ses propos tout et son contraire. Mais, tout comme Lénine, le clash et la provocation servent un dessin important : appuyer le fond. Ce n'est pas pour choquer seulement qu'elle écrit de manière aussi incisive, c'est surtout pour faire passer ses idées "anti-modernité", ou autrement dit décoloniales, qu'elle le fait. Pour toucher la part de "moderne" qui existe en chacun de nous. Tout comme Lénine visait la part de bourgeois mentaux dans chacun des militants marxistes aussi bien dans La lettre aux camarades ou dans La maladie infantile du communisme. Comment propager des idées révolutionnaires avec un style classique ou acceptable du point de vu de l'Ordre établi ? Subversif dans les idées mais aussi dans la forme : le clash comme porte d'entrée vers les idées révolutionnaires.

Ainsi, on trouvera les raisons des attaques minables à son encontre (je ne parle pas des critiques acceptables mais des attaques malhonnêtes se basant sur des extraits) comme celle de Jean Birnbaum aussi bien dans les idées décoloniales qu'elle défend mais aussi dans la forme subversive de ses écrits.

Là encore je pourrai citer des pans entier du livre et des écrits d'Houria pour appuyer mon propos mais je vous épargnerai cette peine (pour l'instant ...). Prenons en exemple la réponse à l'encontre de Jean Birnbaum :

"Je vais donc simplement reproduire le passage tronqué par Birnbaum qui m’avait valu tant de malentendus, voire de haine non sans d’abord paraphraser Harendt en soulignant que ces « distorsions » et ces « falsifications » sont dues à des faiseurs d’opinion « qui ont bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question » et ensuite remercier le journaliste qui rappelle avec justesse – mais non sans dépit – que je me « trouve publiquement défendue par des figures culturelles de la gauche comme la sociologue Christine Delphy, la philosophe Isabelle Stengers ou la récente prix Nobel de littérature Annie Ernaux. »"

Encore une fois : l'attaque, la polémique est utilisée habilement pour développer des idées et les préciser. Cette fois ce sera sur le fameux passage du livre Les Blancs, les Juifs et nous :

"« Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Je suis pétrifiée. Il y a des gens qui restent fascinés longtemps devant une œuvre d’art. Là, ça m’a fait pareil. Ahmadinejad, mon héros."

Ouf. Ça choque hein ? C'est normal, c’est fait exprès. Moi aussi je pourrai ne garder que cet extrait et critiquer à outrance Houria. Mais ma maman m'a dit d'être toujours honnête. Donc je lis la suite et je comprend qu’elle ne soutient pas la répression des homosexuels en Iran mais loue le fait que le président iranien ait énoncé un mensonge aussi éhonté que tous les mensonges tenus depuis toujours par les dirigeants occidentaux, leur tenant tête par là-même. Et ainsi je remercie Houria de m'avoir choqué et de m'avoir expliqué pourquoi : j’identifie cette part de Moi qui reste accroché au mythe de l'Occident juste et bon, cette fameuse modernité occidentale, afin de m'en défaire. Là est le cœur de la théorie décoloniale.

Vous comprenez la force de la forme au service du fond ? On la retrouve aussi bien chez Lénine que chez Houria et c'est là le trait des penseurs révolutionnaires : nous subvertir pour qu'on retourne ce monde.

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