La crise des gilets jaunes agit à la manière d’un formidable révélateur de l’état de décomposition avancée de la pointe du système médiatique. Ce n’est pas la moindre de ses vertus.
LES FAITS
Il est des instants et des mots - a priori anodins mais chargés de signification - qui, comme dans la chambre noire, révèlent la vérité des êtres et des systèmes.
Le mardi 8 janvier, lors de l’émission quotidienne « l’Info du Vrai » (Canal+), son animateur Yves Calvi, l’air accablé, dévoile que « le soutien des Français au mouvement des gilets jaunes est pour lui un MYSTERE ».
https://www.mycanal.fr/actualites/l-info-du-vrai-emission-du-08-janv-2019/h/10830883_50001
L'usage d'un mot qui relève de la pensée religieuse, magique ou ésotérique par des journalistes devrait nous interpeller.
Les bras lui en tombent. Ce soir-là, sur un ton grave, une moue pleine de dégoût, insistant sur les violences en marge des manifestations du dernier samedi, M. Calvi répète à plusieurs reprises à qui veut l’entendre « ne rien comprendre » à ce soutien.
Incrédule, il se tourne vers le sondeur d’IPSOS, qui lui confirme la chose: le soutien de la population continue à se situer largement au-dessus des 50%. Comment ? Malgré les images de la capitale dévastée, l’intensité de la violence, la perte de chiffre d’affaires des petits patrons, le chômage partiel ? M. Calvi n’y comprend rien, et pour une fois, il faut le croire sur parole.
AVEU D’IMPUISSANCE
Ce que M. Calvi devrait logiquement cacher, et dont il faudrait avoir honte, il l’étale en direct; sortant de son rôle d’animateur, il le martèle même toute la soirée face à des interlocuteurs qui, si tous ne pensent pas exactement comme lui, sont invités par d’innombrables appels du pied et grimaces désespérées à valider ses thèses.
Une fois ça va. Ensuite, il faut se faire violence, essayer de comprendre. Mais cent fois, tous les jours, tout au long de ces longues semaines incertaines, alors qu'on est journaliste et qu'il s'agit de caractériser le mouvement social le plus important de ces 50 dernières années, cela pose problème. Loin de n’être qu’une petite phrase, cet aveu en dit long sur la faillite de nos élites médiatiques.
La fonction principale des médias est d'informer (observer, et rapporter des faits) et, dans un second temps, de proposer une analyse du réel (émettre un commentaire). Essayer, en gros, de comprendre. Sur ce dernier point, M. Calvi et autres éditorialistes ont définitivement et publiquement renoncé.
Au lieu de s’interroger sur les causes structurelles d’un malaise, leur attitude ne consiste qu’à donner le change, ou à s’en plaindre (le ralentissement de l'économie, l'image de la France à l'étranger, etc.); plutôt que de chercher à comprendre, ils donnent l'impression de vouloir désespérément tordre le bras du réel au profit de leur vision du monde. Nul n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Hélas, ce renoncement s'accompagne de conséquences.
"DIEU SE RIT DES HOMMES QUI DÉPLORENT LES EFFETS DONT ILS CHÉRISSENT LES CAUSES"
Un peuple à qui l'on explique rien des raisons de son malheur sera prêt à croire n'importe quoi et à suivre n’importe qui.
Quand les systèmes de représentation du monde (les médias en premier lieu) deviennent incapables d'expliquer aux gens la réalité du monde, quand ils ne cherchent plus à mettre des mots sur les maux; pire quand il s'obstinent à répéter aux gens des contrevérités à longueur de temps, c'est-à-dire que tout va bien, sans nuance ni complexité aucune (le pouvoir d'achat augmente, la mondialisation est une chance, l'euro un succès, etc.), tandis que dans la vie des gens, tout va mal, quelque chose est brisé. Ce quelque chose, c’est peut-être la confiance. Aujourd'hui, en plus de décrédibiliser par ricochet l'ensemble de la profession, l’impuissance analytique des M. Calvi & Co. met malheureusement l’intégrité physique des journalistes de terrain et autres pigistes paupérisés en danger. Mettre des mots, c’est déjà détourner la violence.
Le paradoxe pour M. Calvi ? Son obstination à ne pas chercher à comprendre l'état du pays alimente ces mêmes "théories du complot" dont il déplore la diffusion à longueur d'antenne: contrairement à ce qu’il pense, leur essor ne tient pas uniquement aux nouveaux algorithmes des réseaux sociaux¹, aux manipulations diverses ou à l’inculture économique des Français. Elles viennent aussi, peut-être, du fait qu'on ne dit plus au rien aux gens de l'origine de leur mal-être. En mal d'explication, le peuple se tourne vers n'importe quel hurluberlu, pourvu qu'il lui explique pourquoi ça ne va pas.
Cette même pensée magique atteint jusque l'élite, qui prise de panique se lance elle aussi dans des théories tout aussi farfelues et dangereuses que celles émises par les « gilets jaunes complotistes ». Tout, plutôt que perdre la face: ainsi de la prétendue influence de bots russes² dans la propulsion du mouvement des gilets jaunes par les réseaux sociaux, ou de la volonté de voir l'intervention d'une puissance étrangère, l’Italie en l’occurence, derrière le succès de la cagnotte du boxeur Dettinger (selon l’inénarrable Marlène Schiappa).
Hélas, les innombrables M. Calvi font eux aussi le lit des « théories du complot ». En ne disant plus rien du monde, ils en préparent la violence et la confusion.
EN LONG ET EN LARGE
S'il ne leur reste que la pensée magique comme recours, c'est que M. Calvi et ses épigones sont devenus incapables de comprendre le monde. Ils n'ont pas su expliquer les crises qui ont précédé celle des GJ : pas fichus de prévoir le non au référendum de 2005, ils n’ont rien vu venir non plus du Brexit, ont été sidérés par l'élection de Trump, sidérés par la chute de Renzi puis l’arrivée au pouvoir en Italie de l’alliance Liga/M5S, sidérés enfin par la puissance du mouvement des gilets jaunes …
Pour eux, tous ces phénomènes politiques ont dans un premier temps tenu du "mystère". Puis, ils n'ont voulu y voir que des « erreurs historiques » alimentées par les « passions tristes » des peuples (la xénophobie notoire des Britanniques et des Italiens), et les méfaits de technologies auxquelles la démocratie n'a pas encore su s’adapter (l’algorithme de Facebook, l’ingérence russe). Comme c’est commode!
Leur échec crève pourtant les yeux: encore aujourd'hui, comment « le Président que le monde nous envie » a-t-il réussi à mettre le pays à feu et à sang en si peu de temps (une dizaine de morts, des milliers de blessés) ? Cela commence pourtant à faire beaucoup d’erreurs à mettre au compte de l’Histoire. Ou bien y a-t-il une part de social dans ces bouleversements ? Ou bien retrouve-t-on au coeur de tous les pays occidentaux cités plus haut des mécanismes similaires à l’oeuvre?
Explosion des inégalités, endettement, écrasement des classes moyennes, sentiment d'une perte de souveraineté, disparition des outils de production, compétition de tous contre tous, atomisation du tissu social et des mécanismes collectifs de solidarité, fossé croissant entre mégalopoles et hinterland, la liste est longue. (Il n'y a qu'à chercher M. Calvi, mais peut-être ne voulez-vous pas "comprendre"...)
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il faut vous y faire, cela n’est pas prêt de s’arrêter. Le mouvement des gilets jaunes, je le crains, s'y inscrit lui aussi.
Pourtant, depuis le pourrissement de cette crise, tous les jour sur son plateau, M. Calvi ne s’entoure plus que d’experts³ qui pensent exactement comme lui ! Chaque soir, il continue de n’inviter que des adorateurs béats du système économique régnant, pour, pense-t-il, achever de nous convaincre de sa supériorité. Cela commence à se voir et nous devons nous en inquiéter.
PENSEE MAGIQUE
Alors, hardiment, invitons les milliers de petits et gros M. Calvi à une profonde remise en question ! Votre rôle est de chercher à comprendre, pas de vous pâmer d’épouvante devant des « mystères », ni coûte que coûte de défendre les intérêts économiques de vos patrons, et avec eux l'ordre établi.
¹Qui, comme il l’affirme ironiquement sur les plateaux télé de la pensée unique, « favorisent l’entre-soi ».
²Calvi évoque « la main de la Russie » dans son émission du 6 janvier.
³Pas tous si « experts » que ça, comme l’avaient remarqué la veille nombre de téléspectateurs médusés lorsque sur ce même plateau un sociologue réputé, Michel Wieviorka, invité à dire la nature extrême du mouvement, avait attribué à tort un symbole anarchiste (le A majuscule entouré) à l’extrême droite ! devant un Yves Calvi opinant du képi.