La vente de 70 masques de Katsinam des Indiens Hopis d'Arizona à Drouot le vendredi 12 avril a été un choc pour tous ceux qui connaissent cette tribu et sa culture vivante. Les protestations de tout un peuple à travers son Chairman, l'appel de l'ambassadeur des États-Unis en France, les explications des ethnologues et enfin le référé déposé par Survival International et son avocat Maître Pierre Servan-Schreiber auront été vains.
Le refus d'une suspension de la vente témoignant d'une ignorance, d'une incompréhension et d'un cynisme qui ne peuvent laisser indifférent. Rappelons d'emblée qu'aux États-Unis de telles ventes sont interdites et qu'une plainte court toujours à ce sujet.
Les Katsinam ont depuis des siècles été "précieux" comme disent les Hopis, essentiels à leurs croyances et pratiques. Ils n'apparaissent que lors de cérémonies données, président à l'initiation des jeunes et doivent absolument demeurer cachés le reste du temps. Une visite aujourd'hui dans la réserve en période de danses de masques convaincra quiconque du caractère central et restrictif de leur culte. Ils n'ont donc pas une réalité désuète et une valeur seulement esthétique comme l'a affirmé l'avocat de la vente. Seules les poupées de Katsinam distribuées aux enfants dans un but didactique ou vendues aux touristes ont effectivement ce trait. La dissimulation de masques chez un collectionneur ou dans une réserve de musée, aussi longue soit-elle, n'enlève rien à leur valeur inestimable et à leur caractère incessible.
Les masques de Katsinam ne sont donc pas "sacrés depuis 10 ans" comme l'a affirmé avec beaucoup d'aplomb l'un des commissaires priseurs, tablant sans doute sur une confusion que nous éclaircirons plus loin. Leur circulation commerciale ne se fait pas "au su et au vu de tous", comme il a aussi été dit. Les Hopi sont un petit peuple de quelques milliers d'âmes vivant dans un coin reculé de l'Arizona et qui n'ont pas un accès régulier aux salles de ventes, ne font pas partie du cercle des collectionneurs et ne disposaient pas d'électricité à la fin dans les années 1980…
Le fait essentiel travesti, on peut le craindre, volontairement, est que depuis une vingtaine d'années, les Hopi ont pris conscience du nombre des objets cultuels qui leur ont été dérobés par les premiers visiteurs (missionnaires, ethnographes) ou vendus par des congénères indélicats abusant de biens sociaux. Ils tentent donc de les récupérer avec succès dans les musées, les universités, etc. Un mouvement qui a d'ailleurs connu un tournant avec une affaire dramatique dans les années quatre-vingt : la vente de deux figurines essentielles à la Seconde Initiation (Wwutsim), dérobées et revendues quelques dizaines de milliers de dollars puis brûlées par le collectionneur qui les avait acquises quand le FBI a fini par les débusquer…
Que les masques de Katsinam vendus le 13 avril ne soient pas à première vue inscrits sur la liste internationale des objets d'art et patrimoniaux volés, on le comprendra par ce qui précède.
Transposons maintenant. Imaginons ce qu'il se passerait si une salle de vente existait en territoire Hopi et si, peu au fait de nos coutumes et valeurs, un commissaire-priseur du cru, ayant reçu d'un Hopi des objets assortis d'actes de ventes légaux en droit américain, décidait de vendre un curieux "Saint Suaire de Turin", une étrange "Pierre noire de La Mecque" ou un singulier "Moellon du mur des Lamentations"? II ne fait aucun doute qu'une requête faite par celles que l'on nomme religions du Livre, dans les mêmes conditions, aurait abouti à restitution ou au moins à une suspension de la vente aux enchères quel que soit le laps de temps écoulé entre la disparition et la réapparition des objets désignés. Les Hopis n'ont pas de tels moyens de pression et une telle notoriété.
Néanmoins, il importe de rappeler que la France a signé la Convention Européenne des Droits de l'Homme qui affirme à son article 9, "la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en prive, par le culte". Mais Convention qui stipule également, en son article 14, l'interdiction de toute discrimination, sur la base de la religion. Le mépris avec lequel la demande polie des Hopis a été traitée apparaît donc pour les raisons que nous venons d'évoquer, proprement discriminatoire et de ce fait condamnable.
Peut-être nous objectera-t-on enfin que pour les Hopis la ligne n'est pas toujours définie qui sépare ce qui peut être vendu du patrimoine commun (livres de peintures ou de photos anciennes, descriptions livresques de cérémonies, ceintures, poupées, mocassins...) et ce qui de ce patrimoine, ne peut l'être ? Mais outre que les Hopis subissent souvent un état de fait imposé par la société qui les entoure et par la culture mondiale, l'on peut affirmer fermement que pour d'anciens ou de nouveaux masques de Katsinam, la doctrine est intangible.
Deux logiques se sont donc affrontées avant la vente. Une première logique, commerciale s'appuyant sur la loi française, qui avait choisi d'ignorer des spécificités culturelles du monde amérindien et qui a bénéficié comme disait Maître Servan-Schreiber, "d'une lecture restrictive du droit". Une seconde logique, éthique, renseignée des spécificités de la culture concernée et faite de la considération des valeurs essentielles de peuples particuliers. La culture Hopi est vivante mais fragile, nous lui devons le respect et l'attention.
Que ce texte soit reçu par les Hopis comme témoignage de notre solidarité en espérant que les démarches judiciaires entreprises aux États-Unis aboutiront, sinon à une restitution, du moins à une meilleure protection de leurs droits.