BADASSES (Blog d'Auto-Défense contre les Agressions Sexistes et Sexuelles dans l'Enquête en Sciences Sociales) est un collectif féministe constitué de jeunes chercheuses réunies autour d'un même constat : l'invisibilité, au sein du champ académique, de la question des violences sexistes et sexuelles (VSS) qui surviennent au cours de l'enquête de terrain.
Ces violences ne sont pas nouvelles. La discussion à ce sujet non plus. « Les anthropologues ne se font pas violer ou harceler, les femmes si » [1] écrivait Eva Moreno en 1995, dans un article témoignant du viol qu’elle a subi lors d’une enquête de terrain. Elle souligne alors combien les violences sexuelles sont absentes de la réflexion et de la littérature anthropologique. Vingt-cinq ans plus tard, on ne peut qu’émettre le même constat : les réflexions et analyses sur le sujet restent marginales dans les sciences sociales. Pourtant, les violences sexistes et sexuelles (VSS) s’immiscent toujours dans la relation d’enquête. Sans grande surprise, la fonction de chercheureuse ne protège pas. C’est parce que femme, ou minorité de genre, qu’on est harcelé·e, agressé·e, violé·e ; et en tant que chercheureuse et sur notre espace de travail que cela arrive.
Loin d’être anecdotiques, les VSS dans l’enquête, tout comme dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche, sont pourtant invisibilisées : à l’Université, c’est le silence qui règne. Alors que les théories féministes et les études de genre ont largement étudié les VSS, que la sociologie regorge d’outils pour analyser les relations de domination, que la réflexivité comme élément de production du savoir s’est imposée dans les sciences sociales, on ne peut que constater l’absence de prise en compte de ces violences au sein de nos formations. À l’exception de quelques initiatives personnelles, souvent sous forme de séminaires ou de conseils informels aux jeunes chercheureuses, rares sont les TD de méthodologie où l’on discute de ces problématiques. Pourtant, les étudiant·e·s pourraient se saisir de telles ressources pour mieux penser les méthodes d’enquête, se protéger sur le terrain, et acquérir les outils permettant d’analyser et d’objectiver ces violences.
Comme d’autres chercheureuses [2], nous pensons que ceci est le résultat d’un manque de considération certain quant au genre de l’enquête. L’enseignement méthodologique se fait le plus souvent à partir de la condition masculine, le devoir de réflexivité s’imposant alors aux seules femmes et minorités de genre - ce qu’illustre d’ailleurs l’importance qui lui est accordée dans les études de genre et de la sexualité. Au-delà, telle qu’enseignée aujourd’hui, la démarche de l’enquête tend à valoriser les prises de risques. Au nom d’un imaginaire ancré du·de la chercheureuse aventurier·e et de l’injonction au dépassement de soi, les enquêteurices peuvent être poussé·e·s à se mettre en danger, davantage que dans leur vie quotidienne. Les chercheureuses sont encouragé·e·s à privilégier une forme d’intimité avec leurs enquêté·e·s, ainsi qu’à multiplier les relations et les espaces d’observation informel·le·s. En somme, à “tout prendre” pour collecter de “meilleures” données et ce, sans nécessairement avoir la formation nécessaire aux pratiques ethnographiques. Fréquemment, la peur de “gâcher son terrain” ou de “se fermer des portes” redouble les risques encourus. Peut-être devrions-nous rappeler que l’abnégation de soi ne fait pas un bon terrain. Il est impératif de déconstruire ces mythes, qui exposent davantage les femmes et minorités de genre. Qui plus est, la précarité systémique dans l’ESR - dont les jeunes chercheureuses sont les premières victimes - accentue voire favorise les prises de risques (conditions d’hébergement, de transport…).
En tant qu’institution, l’Université se doit de visibiliser ces sujets et d’en faire de véritables enjeux. Il est pour cela nécessaire de (re)donner des moyens aux universités, la baisse drastique des financements et des recrutements empêchant la mise en place de véritables formations méthodologiques - qui nous semblent pourtant être un instrument de lutte contre les VSS, mais aussi plus généralement contre toute forme de violence dans l'enquête. Au-delà des moyens financiers, les universitaires se doivent aussi de prendre à cœur et à corps ces enjeux pour mettre fin au tabou qui entoure le sujet des VSS dans l’enquête. Mais leur seule prise en charge par les institutions en retirerait la charge politique et épistémologique. Il ne s’agit pas non plus d’être dépossédé·e·s d’espaces autonomes, d’auto-défense, pour se former, échanger, construire ensemble nos savoirs et créer des solidarités dans un champ académique qui, toujours plus compétitif et précarisé, freine la mise en place d’initiatives collectives.
C'est pourquoi nous proposons avec BADASSES un espace pour échanger, s'entraider et construire collectivement des savoirs pratiques et théoriques nécessaires pour mieux appréhender et analyser nos enquêtes de terrain. En complément aux espaces déjà existants dans certaines universités ou collectifs de recherche, ce blog se veut donc être un espace dématérialisé, pour créer du lien, mutualiser les ressources, faire circuler discussions et outils, les rendre accessibles au plus grand nombre et en conserver les traces. Si l’approche par le genre est au cœur de ce blog, celui-ci a aussi vocation à visibiliser les violences racistes, validistes, classistes et, dans une perspective intersectionnelle, voir comment elles s’articulent avec les VSS.
En ce sens, BADASSES accueille différents types de témoignages, qu’ils soient écrits par des enquêteurices revenant sur des VSS survenues sur le terrain, ou plus généralement sur le genre de l'enquête, des chercheureuses questionnant leurs pratiques d’enseignement et d’encadrement ou encore, des personnes confrontées à des récits de VSS dans la relation d’enquête. Nous proposons également, pour celleux qui le souhaitent, des ateliers afin de se former et d’entamer une discussion sur ces questions trop souvent invisibilisées. Dans cette logique, différentes ressources sont en ligne pour mettre à disposition des outils qui nous semblent utiles autant dans la préparation que dans la conduite et l'analyse de nos enquêtes de terrain. Enfin, nous assurons (au mieux) une veille scientifique afin de compiler les références et événements académiques sur ces sujets.
Ce blog ne cherche pas à rendre compte de "la" bonne manière de faire du terrain. C'est plutôt avec méfiance que nous observons les recettes toutes faites et les manuels de méthodologie définissant avec précision ce qu'est une bonne enquête. Il s'agit plutôt (comme d'autres le font déjà) de réfléchir aux outils mobilisables à différents moments de l’enquête et de la restitution, et, peut-être, à la possibilité de les diversifier. Le blog servant alors à rendre compte de ces "ficelles" que nous construirons collectivement.
[1] Si la citation de l’autrice se limite aux femmes, notons que notre réflexion et notre travail incluent de fait les minorités de genre. Moreno, Eva. « Rape in the Field: Reflections from a Survivor ». In Taboo: Sex, Identity, and Erotic Subjectivity in Anthropological Fieldwork, par Don Kulick et Margaret Willson: 219-50. Londres: Routledge, 1995.
[2] Nous proposons ici quelques références abordant explicitement les VSS dans l’enquête et s’inscrivant dans la tradition des épistémologies féministes, qui interrogent le genre des sciences (sociales) :
- Clair, Isabelle. « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique ». Revue française de sociologie, Vol. 57, n°1 (2016): 45‑70 ;
- Cuny, Cécile. « Violences sexuelles sur un terrain d’enquête ». Nouvelles Questions Féministes Vol. 39, n°2 (2020): 90-106 ;
- Clark, Imogen, et Andrea Grant. « Sexuality and Danger in the Field: Starting an Uncomfortable Conversation ». Journal of the Anthropological Society of Oxford Online Vol. 7, n°1 (2015): 1‑14 ;
- Schneider, Luisa T. « Sexual Violence during Research: How the Unpredictability of Fieldwork and the Right to Risk Collide with Academic Bureaucracy and Expectations ». Critique of Anthropology Vol. 40, no2 (2020): 173‑93.
Vous trouverez plus de références dans l’onglet “bibliographie” du blog badasses : https://badasses.hypotheses.org/bibliographie