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Billet de blog 29 mai 2022

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Il faut défendre Gezi

En juin 2013, on a observé en Turquie l’émergence d’une vague de résistance qui ont suivi une occupation de parc, appelées (ensemble) la Révolte ou le Mouvement de Gezi. 25 avril 2022, on a annoncé le verdict d'un procès ouvert contre Gezi pendant lequel le Cour d'assise a accusé certains intellectuels et activistes pour « tentative du renversement du gouvernement » avec cette révolte.

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IL FAUT DÉFENDRE GEZİ

Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et Défense des Droits Humains en Turquie (SUP-DDHT) 

Le 25 avril 2022, on a annoncé le verdict du procès de Gezi pendant lequel le Cour d'assise a accusé certains intellectuels, activistes ou simple citoyens engagés pour "tentative du renversement du gouvernement", "aide à la tentative du renversement du gouvernement" et financement de la grande révolte de Gezi de 2013 en Turquie, invoquant l'article 312 du Code pénal turc. Ainsi il a condamné nos amis défenseurs des droits humainsà la peine de prison à vie (Osman Kavala), et 18 ans de prison (Mücella Yapıcı, Tayfun Kahraman, Can Atalay, Mine Özerden, Çiğdem Mater Utku, Yiğit Ali Ekmekçi, et Ali Hakan Altınay). En outre, le tribunal a décidé de leur arrestation immédiate et de l'exécution des peines. 

Le 31 Mai sera le neuvième anniversaire de la Révolte de Gezi. Cette année ce ne sera pas une célébration, ce sera plutôt la défense de Gezi, à cause de cette condamnation. Ce que nos camarades et nous, les démocrates, les défenseurs des droits humains et des universitaires de la paix de la Turquie, défendons est cette lutte menée depuis la Révolte de Gezi qui a fait de chacun.e de nous des citoyens engagé.e.s et de nouveaux sujets politiques. Dans cette tribune, nous voulons réfléchir de nouveau sur ce qu’a été ce mouvement pour aider àsaisir le sens d’une telle condamnation. 

Le mouvement horizontal et l’engagement personnel

En juin 2013, on a observé en Turquie l’émergence d’une vague de résistance. Elle a commencé par la défense d’un parc à Istamboul dans le quartier Taksim (contre sa destruction), pour aboutir à son occupation et à la constitution d’une commune de parc autonome gérée par divers groupes. Les vagues de résistances et de luttes qui ont suivi cette occupation se sont appelées (ensemble) la Révolte ou le Mouvement de Gezi. Quand nous parlons de Mouvement de Gezi, il faut donc entendre d'une part la commune gérée par le forum du parc, formée après l'occupation du parc en juin 2013 et qui a duré trois semaines, d'autre part les luttes et résistances pacifiques qui ont suivi la dispersion de la commune du parc, et qui se sont étendues dans divers quartiers d'Istanbul et dans d'autres villes de Turquie. Effectivement, après avoir été violemment écrasés, les acteurs de Gezi ont repris leurs actions en organisant des forums de quartier, des actions de solidarité et des mouvements de résistance urbaine ; pendant plusieurs mois, ces forums et organisations horizontales ont poursuivi leurs actions. 

Le mouvement de Gezi a pu réunir divers groupes politiques, différentes identités, classes sociales et générations. Il était basé sur la convergence des luttes et il a abouti à une série de résistances qui se sont étendues rapidement à travers le pays. Ce mouvement horizontal a révélé les caractéristiques des alter-activismes qui suivaient l'héritage des forums sociaux mondiaux, circulant d'un pays à l'autre au début des années 2010, commençant par la Place de Tahrir en Egypte et Occupy Wall Street aux Etats-Unis, en passant par le mouvement des Indignés (15M) en Espagne, Syntagma en Grèce, Nuit Debout en France. Il s’agit d'un type d'activisme organisé horizontalement, basé sur l'engagement personnel des citoyens, sans leader ni délégation du pouvoir de décision aux comités dirigeants. Ce type de mouvement ne nécessite pas une organisation verticale de type classique, ni un financement important, privilégiant la participation personnelle aux actions pacifiques. 

Ces vagues de résistances qui ont duré pendant tout l’été 2013 ne peuvent pas être considérées comme datées, car elles ont eu des répercussions sur toutes les élections consécutives, aussi bien que sur le régime actuel en Turquie marqué par la répression de l'opposition et la corruption. Malgré le constat souvent répété prétendant que le mouvement de Gezi est dépassé, les effets de ce mouvement demeurent importants: les rapports d'une large partie des citoyens à l'espace public, à l'État, à leur société et leur conception de la citoyennetéont été transformés après Gezi. La dichotomie politique et culturelle qui traverse actuellement la société dans tous les domaines trouve ses justifications et ses repères dans cette période de Gezi, car elle traduit toujours dans l'espace public et politique la distinction entre ceux qui défendent l'héritage de Gezi et ceux qui le rejettent et s'y oppose. En effet, depuis la Révolte de Gezi, les acteurs sur la scène politique, ceux de l'opposition comme ceux du gouvernement, ne peuvent pas s'empêcher de se référer à Gezi dans leurs discours pour affirmer leurs positions politiques. Commençant par les élections de Juin 2015 pendant lesquelles le parti du gouvernement AKP a perdula majorité absolue et le parti pro-kurde de gauche HDP a pu dépasser le barrage de 10% pour entrer au parlement, les périodes électorales successives ont été marquées par des impacts tardifs de la Révolte de Gezi. Alors si l’on ne comprend pas le sens et la signification de cette révolte, il nous est impossible de réfléchir sur les problèmes vécus actuellement en Turquie et l'autocratie qui s'est forgée par le gouvernement d'Erdogan. 

Multiplication des pratiques d'urbanisation capitaliste et révoltes urbaines

Gezi est arrivé soudainement, mais il était le produit d'une accumulation de faits qui ont approfondi la dissidence dans notre vie quotidienne. Le contexte économique avait préparé les conditions politiques pour l’émergence d’une révolte de cette ampleur, et ceci (n’était) pas seulement en Turquie. Dans les années 2000, après l'arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP), les pratiques d'urbanisation capitaliste ont augmenté de façon spectaculaire. C’était l’une des politiques principales de l'AKP pour assurer l'accumulation du capital et garantir le consentement de la société pour le maintien du pouvoir par le biais de la redistribution de la rente. Dans ce contexte, des interventions spatiales excessives ont eu lieu dans les zones urbaines et naturelles. Ce trajet n'était pas exempt d'obstacles. Contre le processus de changement urbain brutal il y a eu effectivement des contestations. Les contre-actions, qui visaient à défendre l'intérêt public et les biens communs, ont également été organisées juste avant la Révolte de Gezi contre les interventions massives.  En guise d'exemples, la plateforme Emek (la défense des salles de cinéma historiques); la plateforme Haydarpaşa (la défense de la gare historique); la Défense des forêts du Nord (la défense des zones forestières du nord menacés par certains projets comme le troisième pont d'Istanbul, les autoroutes et le nouvel aéroport d'Istanbul).

Les interventions spatiales sur Taksim et la Solidarité de Taksim 

La solidarité de Taksim est également l'une de ces mobilisations de base qui s'est créée pour lutter contre la privatisation des espaces urbains communs, la gentrification, le redéveloppement urbain axé sur la spéculation, la discrimination et la marginalisation. Il s'agit d'une organisation établie pour défendre les biens communs, s'approprier la place de Taksim et son environnement (y compris le parc de Gezi qui s'y trouvait), et prévenir toutes les interventions capitalistes probables dans l'espace public urbain. Il y a eu une série de projets d'interventions auxquels ils se sont opposés : la construction d'une grande mosquée sur la place, la reconstruction du centre culturel Atatürk, et la destruction du parc de Gezi et la construction d'un centre commercial avec l'architecture d'un bâtiment militaire de la période ottomane, la modification des lignes de transport dans le quartier de Taksim. Ces interventions visaient à conquérir une zone urbaine très spécifique et symbolique, à plus d'un titre: Taksim est d'une part un espace de lutte et de commémoration du mouvement ouvrier, de l'autre, elle a été construite en 1928 autour d'un monument qui faisait allusion à la guerre d'indépendance, à Atatürk et à ses compagnons de route. Ainsi, depuis le début de la République, la place Taksim est devenue un lieu symbolique non pas uniquement pour les habitants d'İstanbul, mais pour l'ensemble de la société.  Il était évident que ces projets signifiaient une attaque de l'AKP contre les symboles de la République et de la gauche. 

 La solidarité de Taksim s’est créée comme association de syndicats, de collectifs, de chambres et d'autres réseaux qui prenaient part à une lutte pour l'espace public, contre ces projets. On y a étudié les questions administratives de cette zone, mené un combat juridique pour l'annulation de certains projets d'aménagement. L’association poursuit toujours sa lutte de nos jours.

Juste après l'entrée des engins dans le parc Gezi dans la nuit du 27 mai 2013 pour couper les arbres, avec les tweets envoyés par ceux qui ont témoigné de cette destruction, les citoyennes et les citoyens ont rejoint le parc en venant de tous les quartiers d'Istanbul et ont occupé le parc. Cette occupation, suite à l'intervention policière qui a utilisé une violence excessive pour évacuer le parc, a attiré des milliers de citoyens non-organisés qui ont rejoint les occupants qui menaient des actions pacifiques pour défendre les arbres. 

Le mouvement de Gezi et les nouveaux citoyens

Comme nombre de révoltes des années post-2010, la révolte de Gezi s’était développée horizontalement par la convergence des luttes pacifiques, les activistes s'organisant via les réseaux sociaux, faisant l’expérience de la gestion de zones autonomes et des espaces urbains, pour la défense des biens communs et de leurs libertés. Ce type d’organisation est basé sur l’engagement personnel, suggérant un nouvel imaginaire basé sur l’utilisation commune des richesses, l’occupation des places publiques, les luttes pour des espaces et des modes de vie alternatifs, contre leur marchandisation. Gezi a déclenché un nouveau type de « subjectivation » pour les citoyens non-organisés, en modifiant en profondeur leur rapport à la politique, à l’État, à la société et à eux-mêmes : il s’agit de la constitution d’un nouveau sujet-citoyen, qui se considère responsable de sa société et de son histoire, en solidarité avec les autres. En commençant par la défense d'un parc, la révolte de Gezi a uni les opposants aux politiques de l'AKP. D'autre part Gezi est devenu aussi une tentative de réconciliation avec les mémoires traumatisés des "autres". Les femmes, les LGBTI, les kurdes, les arméniens ont participé à Gezi en affirmant leur identité, leur différence. La cohabitation des divers groupes dans la résistance a donné l’opportunité de se rendre compte des blessures d’autrui, contre l’imposition d’une histoire officielle unitariste. De ce point de vue, l’émergence de ces nouveaux sujets était un défi non pas uniquement contre le gouvernement islamiste, mais aussi contre l’idéologie kémaliste nationaliste du passé. 

Un mouvement de telle ampleur n’a pas été sans conséquences dans la vie politique. De nouvelles organisations et partis politiques sont nés à la suite de cette cohabitation, basées sur les alliances politiques entre la gauche kurde et la gauche turque, les femmes, les LBGTI, les minorités ethniques et religieuses, détruisant les équilibres politiques qui paraissaient jusqu'alors inébranlables. En réponse à cela, à partir de septembre 2015, avec la fin du processus de la paix avec le mouvement kurde, toute voix critique et oppositionnelle dans l’espace public a été  étouffée par AKP: l'autoritarisme de la nouvelle période a été légitimée par les exigences de la "lutte contre la terreur". Une période d’exception commence et s’approfondit encore après la tentative du Coup d’État échoué le 15 juillet 2016. Sous l’état d’urgence suite à cet évenement, on a assisté à un gouvernement du pays par les décrets-lois promulgués par l’exécutif pendant deux ans. Ces décrets-lois sont toujours en vigueur, ce qui constitue un défi que nous combattons actuellement.

Malgré ce régime autoritaire qui étouffe toute voix d’oppositionnelle, il faut souligner que chez les citoyens oppositionnels persiste toujours un potentiel d’organisation à chaque fois qu'il y a les élections en Turquie: les mobilisations massives de ces citoyens pendant les campagnes électorales en constituent la preuve. Le procès de Gezi intervient dans une conjoncture où nombreux sont ceux qui parlent de la probabilité d’élections anticipées, à cause de la lourdeur d'une crise économique et politique. Ce procès révèle la peur d'un gouvernement qui sait que, à chaque fois que l’on demande aux citoyens d'aller aux urnes, l'esprit de Gezi est ressuscité de ses cendres dans les initiatives citoyennes qui font la campagne auprès des partis d'opposition. 

Le procès de Gezi et les élections

Malgré cette obstination des citoyens, de nombreux participants du mouvement de Gezi ont été exposés à plusieurs formes d'oppression depuis 2013 : attaques policières, gardes à vue, enquêtes administratives et/ou pénales. Notamment, pendant la période de la Révolte de Gezi, certains policiers et juges, membres du mouvement Guléniste – l'allié politique de l'AKP à cette époque – ont mené des enquêtes sur Gezi. Ils ont illégalement stocké et classé certaines informations pour préparer le procès de Gezi, puis les utiliser ultérieurement dans les  dossiers des procès du coup d'État de 2016. 

À la fin de l'année 2018, s’est ouvert le procès de Gezi.  Le déroulé du procès est compliqué et lourd en violations du droit. L'acte d'accusation reposait sur des allégations de conspiration sans aucune preuve et argumentation raisonnables. En février 2020, la 30ème Cour d'Assise a rendu son verdict pour l'acquittement de tous les accusés. La Haute Cour d'appel a annulé ce verdict. En octobre 2021, le procès a été rouvert avec le même acte d'accusation que le précédent sans aucun ajout dans le dossier.  Les procès se sont déroulés devant la 13e Cour d'assise d'Istanbul.

L'indépendance de la Cour est aussi mise en doute par la qualité politique de son président:  il est candidat de député  de l'AKP au parlement. En outre, la femme du juge en chef est jugée pour être membre de l'organisation Guléniste, elle comparaît devant les tribunaux en tant que "confesseure du mouvement", et pendant que son procès continue, son mari – le juge en chef du procès de Gezi  –a été maintenu dans ses fonctions pour ce procès. 

Liberté pour Gezi

Le mouvement de Gezi et son héritage ont bouleversé les relations de pouvoir en Turquie. On confronte aujourd’hui à travers quelques-un.e.s de ses acteurs choisi.e.s par hasard, l'intensification des actions répressives préconçues par le gouvernement d'Erdogan, en conséquence de son affaiblissement politique. Il faut considérer le procès de Gezi comme un projet politique à part entière, révélant la volonté du gouvernement d'Erdogan d'opprimer davantage la société et d'aggraver les conditions autoritaires dans lesquelles la société turque est condamnée à vivre. Avec ce procès on ne juge pas uniquement le mouvement de Gezi, ni l'occupation d'un parc, mais la capacité des citoyens de dire non à un régime autoritaire, leur pouvoir et leur volonté de changer la société. Il faut défendre Gezi, car ceci n'est pas uniquement la défense d'un mouvement, mais la défense de la volonté des citoyens.

Vive Gezi !

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