Ce que nous pouvons savoir
Une « querelle d’héritage », nous instruit sur le moment insurrectionnel que nous vivons. Relative à trois printemps, celui de la proclamation de la Commune (18 mars 1871), celui d’un horizon théorique [un document commun à Henri Lefebvre, et, en la personne de Guy Debord, à l’internationale situationniste, qui revendiqua le dit document] (avril 1962), et celui de mai 68 , cette querelle soutient pour notre compte la question du lien dialectique de la pensée et de l’action, que Marx désigna sous le concept de praxis avant que Lacan n’y reconnaisse la fonction du signifiant et nomme sa raison, le plus de jouir, la jouissance qu’il ne faut pas.
La ville insurgée, si elle est un théâtre stratégique, spectaculaire, qui ne concerne son cœur de ville qu’à restituer le fatal point de ralliement et d’affluence du « tous ensemble » à son vide, est l’ambiguë représentation d’un drame, une action populaire collective dont le ressort est ailleurs, puisque la liberté que ce drame exprime y est une double dépossession : d’un côté, la dépossession du pouvoir et, de l’autre côté, la dépossession de son semblant, le redoublement pervers que le pouvoir requiert.
Alors, la Commune de Paris, une affaire classée ?
La Commune est le paradigme d’un échec historique, celui-là même qui fut le cauchemar de Joyce et, que, pour son compte, il releva, le ratage du passage de l’espace au temps et le retour au discours dominant. N’y voir, selon Kristin Ross et Daniel Bensaïd, qu’un renversement spatial et une invention, « l’histoire spatiale », interprète ce qui se passa, l’oubli du moment que furent la chute de la colonne Vendôme et la prise de l’Hôtel de Ville, que la légitimité [l’exercice « sauvage et naturel » de la liberté] reposerait sur quelque légalité [la légitimation de sa répression]. CQFD.
La Commune n’est pas que cela, Elle est le paradigme d’une volonté nouvelle, qui coïncide avec sa spontanéité. De là, son sens de la fête et du drame. Où je ne suis rien et ne suis pas tout, je suis cette « spontanéité », « une volonté [farouche plutôt que] fondamentale, celle de changer le monde et la vie telle qu’elle est, et les choses telles qu’elles sont […] »
Pour les plus déterminés, les proudhoniens, qui eurent un programme [le fédéralisme], la Commune est le paradigme d’une autre volonté, celle paradoxale de détruire l’État, d’en finir avec lui :
Maintenir Paris contre Versailles en tant que capitale, tout en rendant la liberté, l’égalité et la fraternité avec Paris à toutes les villes et bourgades provinciales. Et cela de manière à permettre une répartition égale et juste du progrès économique et social.
« Insurrectionnelle », la Commune est enfin le paradigme d’un ouvert, un possible. Je paraphrase Henri Lefebvre, je remplace son terme de « totalité » par celui de « réel » que j’identifie au démos :
[Le réel] ? [Il] est dans l’ensemble des manifestations, des événements, des situations et des actes, sans exclure, au contraire, la pluralité des forces, des intentions et des volontés agissantes. Le [réel] ne se définit pas seulement au terme d’une construction ou reconstruction intellectuelle, comme limite à l’infini de la connaissance, dont celle-ci s’approche par approximations successives. [Il] est cela et autre chose que cela. [Il est donné]. [Il] a une objectivité spécifique, contraignante, fondée sur l’historicité de l’humain qui se déploie – simultanément mais inégalement – dans l’économie et la politique, dans l’idéologie et dans les formes sociales, dans la vie pratique des individus et des groupes, dans les buts et les volontés, dans la spontanéité et dans les idéologies, dans les événements enfin et dans l’histoire en tant que succession d’événements, c’est-à-dire de situations, de décisions et d’actes.
Notre condition, le moment insurrectionnel que nous soutenons, justifie que nous reprenions l’histoire de ceux qui, contre l’avis de Marx , montèrent à l’assaut du ciel au point d’arrivée que nous avons atteint, le rejet massif d’un système de représentations politiques élitiste. Nous trouverons, d’ailleurs, au passage, à récuser toute prétention à quelque hégémonie théorique, puisque leurs façons d’appréhender le réel, et de le rater, sont concordantes. S’appuyant l’une et l’autre sur le discours, elles instituent, en lieu et place d’une destitution, deux EG0, deux qui rivalisent, se servent du discours plutôt qu’ils ne le servent, élitisme.
Tenons-nous en à Henri Lefebvre et à son hypothèse méthodologique, c’est par lui, avec lui, que j’appréhenderai notre actualité :
Au centre d’un éventuel renouvellement de la pensée historique, nous mettons la notion marxiste de la praxis. Notion difficile à saisir et à définir, parce qu’elle saisit une réalité hautement complexe. À notre avis, la praxis, réalité et concept, peut se décrire, s’analyser et s’exposer de multiples manières, dont aucune n’atteint et n’épuise la totalité qu’elle vise. […] Il faut mettre fin à l’attitude intellectuelle qui réduit, au nom du marxisme, la pro-duction de l’homme par lui-même (l’appropriation par l’homme de la nature et de sa propre nature) à la production économique. Cette attitude mutile la pensée marxiste comme la réalité humaine. La production matérielle n’est que condition et base d’activités plus complexes. La pro-duction de l’homme par lui-même implique une multiplicité d’actes et d’activités, et par conséquent d’œuvres. Parmi ces œuvres, comptons l’art, la connaissance, les institutions diverses. Si nous restituons la pensée de Marx dans son intégralité, nous comprenons que d’après lui la division du travail conditionne des activités différenciées. […]
Dans ses œuvres l’homme se réalise et il se perd ; il d’objective et il s’aliène. Ces œuvres comprennent aussi bien les produits matériels [les besoins humains] que les représentations, le droit, l’État, la science, les idéologies. Elles s’étagent de la trivialité quotidienne à la plus haute « spiritualité ». […]
La praxis ne peut se fermer et ne peut se considérer comme fermée. Réalité et concepts restent ouverts et l’ouverture a plusieurs dimensions : la nature, le passé, le possible humain. […] Seule une pensée d’un certain type, à savoir l’intellect analytique traditionnel, confond fermeture et détermination, ouverture et indétermination . Pour rendre sensibles ces idées, considérons la ville en général ou plutôt une ville définie (Paris).
Et, sous la ville, bien sûr, la Commune dont il nous avise qu’elle est l’exemple princeps de Marx, celui dont il part pour asseoir sa pensée, notamment, sa théorie du dépérissement de l’État !
Henri Lefebvre tombe, selon son style, une vision des faits, sous le coup de la critique qu’il fait de l’historien ; il se fait historien subtil, il n’échappe pas à la fiction, il nous enchante. Partant d’ailleurs, il nous dit comment il monte sur scène ; que, comme quiconque d’entre nous, il part d’une fiction, d’un cadre, fût-il second, déjà là, inaugural, qui nous rapporte au régime de la vérité !
À notre avis, l’insurrection parisienne de 1871 fut la grande et suprême tentative de la ville pour s’ériger en mesure et norme de la réalité humaine. Qu’elle fût de cette réalité le cadre et la raison, c’était une sorte de postulat de la civilisation occidentale depuis la Polis grecque et l’Urbs romaine. La Cité, milieu humain, imposait son ordre rationnel au chaos de la nature, à la barbarie rustique, aux individus et groupes qui la composent. La liberté, inséparable de la raison et de la loi, n’avait de sens que dans la Cité.
Reprenons. Revenons à l’hypothèse méthodologique d’Henri Lefebvre, mettre la notion marxiste de praxis au centre d’un renouvellement de la pensée historique. Cette notion, qu’il élève au concept (réalité et concept), Lefebvre ne la remet pas en question. On attendra, donc, que son hypothèse porte sur « sa vision des faits », plutôt que sur leurs représentations. Ce disant, nous devrons nous satisfaire de la liaison indissoluble de la pratique et de la théorie et de son redoublement dialectique pervers.
Rapportable aux faits, la réalité concerne le « tout », ce qui fait monde, l’imaginaire. Rapportable à une langue, le concept concerne ce qui fait symptôme, le langage, le symbolique, les superstructures idéologiques et institutionnelles. Rapportable au faire (le produire autant que le reproduire), la praxis n’épuise pas le réel dont elle procède. Infinie, la nature excède le « tout », il y a du singulier, en sorte que la production matérielle est bien, ce que Henri Lefebvre, néanmoins, soutient négativement : la production matérielle, la « cause faible » des occasions, chère à Montaigne, n’est pas réductible à la raison économique, mais bien la source d’activités différenciées et d’œuvres, qui spécifient notre humanité, elles font civilisation.
Cette façon de déplacer le « schéma classique [“ base économique – structure sociale – superstructures idéologiques et institutionnelles “] » du ternaire marxiste et de faire avec du trois du quatre, tient compte du fait qu’Henri Lefebvre lui-même relève, « que l’homme se réalise et se perd dans ses œuvres : il s’y objective et s’y aliène », en sorte que ses œuvres « s’étagent [conformément à l’élitisme du discours dominant] de la trivialité quotidienne à la plus haute “spiritualité ” ».
C’est là que le bât blesse, car, contrairement à ce que Lefebvre soutient ici, la praxis se ferme, elle se referme, selon l’apport freudien, sur la sexualité et le déterminable qu’elle embrasse, mais pas seulement, puisqu’elle se referme aussi sur le temps, l’espace infinitisant le temps en éternité, ratant au passage les trois dimensions que Lefebvre énumère comme ouvrant à une autre pratique discursive que celle dominante du maître et de l’esclave : l’accès au réel, l’accueil du temps et le possible, un autre « a-venir » que celui que nous promet toujours la compulsion, la répétition :
Il ne s’agit [pas] ici d’une adjonction venue du dehors à la méthodologie de l’histoire, mais d’une lacune à combler dans les notions du réel historique, de la nécessité, de La causalité et des lois en histoire. […] Cette introduction de la catégorie du possible permet, à notre avis, de concevoir l’objectivité historique en laissant leur part au relativisme et à l’inépuisabilité du « réel », à la nouveauté autant dans l’histoire en acte que dans l’histoire écrite par les historiens, sans pour autant retomber dans ce pur et simple relativisme qui se détruit lui-même en tant que connaissance.
Et pour cause, dans l’histoire, nous ne sommes pas encore entrés ! Crise après crise, insurrection après insurrection, tandis que le peuple n’a eu de cesse de le dénoncer, les élus sont toujours retournés, via la répétition, au discours de la domination. Le possible suppose l’accès au réel et l’accueil du temps, ce que la répétition exclut.
Partant de là, sous quels aspects nouveaux, la Commune peut-elle nous apparaître ? Posons, d’abord, les enseignements qui en ont été retenus. Le premier d’entre eux est que les Communards voulurent détruire l’État dans sa triple dimension, théologique, politique, administrative ; le second d’entre eux que « la lutte pour la laïcité et pour les premières « lois sociales » » sous la Troisième République y alla de pair avec la lutte pour « l’amnistie et la réhabilitation des Communards » ; enfin, que la destruction de l’État passerait, malgré Marx, par leur pratique démocratique directe, à même le sol, du pouvoir comme les seules conditions possibles pour réaliser la liberté.
Reste qu’il y faut deux choses, qu’Henri Lefebvre dénote, la liaison d’une double conscience, la conscience politique d’écrire l’Histoire et la conscience de classe, qui nous immerge, malgré nos identifications, dans une histoire faite de récits et d’images communs et nous pousse à dissoudre la domination dont on pâtit : « Commune ! … », c’est toujours un appel à l’exercice direct, non déporté, d’un pouvoir local, communal, singulier :
Individus et groupes se saisissent comme facteurs et auteurs d’histoire. Ils se sentent et se savent capables d’intervenir et d’infléchir le cours des événements. Les idéologies et les idées ne s’offrent pas à eux comme des abstractions, mais comme des insertions dans la pratique, dont ils voient ou croient discerner les points d’impact et d’efficacité. Ils vivent et se voient dans une enchaînement figuré, donc, mental, conscient, relevant de la volonté, d’événements. Ils mettent en question le présent en voulant l’avenir.
Le problème est que cette double conscience peut, toujours, lorsqu’elle est réduite à l’impuissance, être contrariée. Pourquoi ? Parce que le discours dominant, qui compte et contient toutes les idéologies, est « vicieux ». Dans notre système représentatif, ce sont les élections qui assurent cette fonction. Jouant de toutes les divisions, où elles réduisent, d’un côté, la conscience de classe à une déclamation vaniteuse autant que vaine de groupe [« tous ensemble »] et, de l’autre côté, elles rabattent implicitement, la conscience de l’histoire à quelque atrocité meurtrière [« plus jamais ça »], elles permettent à quelques uns d’asseoir une domination.
Or, ce qui est facteur d’histoire et qui fera toujours le prestige de la Commune, c’est « quelque chose » d’autre, qui est laissé pour compte, qui n’est pas à proprement parler une idéologie, et qui, [s’agissant de la liberté de la pulsion] n’a de sens que dans et par la conscience sociale, « quelque chose », donc, que nous retrouvons dans la liaison entre la volonté de destruction de l’État et un mouvement, l’expression brute de la pulsion de vie. Autre chose est le mouvement inverse, qui travaille à la recomposition d’une transcendance à travers la restitution de sa fonction mythique : il y a de l’un, des unités, une multitude de « uns ». Ce mouvement-là concerne une image dont Henri Lefebvre dit qu’il est impossible, sans elle, de comprendre le prestige de la Commune et d’expliquer son existence politique.
Et, de fait, malgré ce qu’Henri Lefebvre avance, il y a « quelque chose », une parole, qui prétend lier l’action à la pensée, qui « vicie » notre rapport au réel, puisqu’elle se joue de tous les compromis idéologiques dont nous sommes capables en ceci qu’elle implique que nous sacrifions à l’image sacrée d’une transcendance : « la Cité sainte, désacralisée et reconsacrée par la Révolution à la Liberté ». Cette fiction d’une transcendance spatiale, vaut pour Lefebvre, qui la construit et dispose du marxisme et de la méthode dialectique pour résoudre le problème des idéologies :
par exemple, [à l’instar d’une Jérusalem céleste], l’image de Paris, celle qu’à de sa ville le peuple parisien, image puissante, chargée de sens, figure de la cité sainte et inviolable, berceau de la liberté et son lieu d’élection.
Une telle fiction ne vise les Communards que latéralement, dans leur utopie, justement, laquelle n’est pas une idéologie, mais un concret ; concrétisant la liberté, ils voulurent l’égalité et la fraternité :
Les Communards ne pensent pas la société comme un tout, enveloppant des rapports à différents niveaux, mais comme une somme d’entités : les agglomérations sur le terrain. […] Cette puissance [naturelle plutôt qu’] idéologique, véritable mélange explosif, destiné à ouvrir le passage aux forces les plus spontanées, enveloppe les germes [de sa réussite autant que] de sa perte. Le mélange ne peut pas, à l’épreuve de la pratique, ne pas éclater en fragments hétérogènes.
C’est là que nous sommes, trancher, dans le bon sens, ce nœud gordien et son paradoxe : instaurer concrètement en association des agglomérations à même le sol. CQFD : Où la méthode dialectique garde toute sa pertinence, le « marxisme » se révèle être, comme n’importe quel autre mouvement de pensée, une idéologie, une théorie relative au temps, et la psychanalyse, itou, qui contribuent à asseoir et à entretenir le discours « vicieux » auquel de nous-même nous nous aliénons.