L’obscénité du discours dominant, sa suffisance
De l’antagonisme de deux discours dont l’un s’enroule autour de l’autre
Kyoto/ 4 juillet 2019.
Capitale impériale pendant près de mille ans, la ville aux 2000 temples, avec ses jardins magiques, ses maisons en bois traditionnelles qui font face à des gratte-ciels avant-gardistes, ses minuscules boutiques d’artisanat et ses bars déjantés, rend amoureux et totalement aérien ! Centre spirituel du bouddhisme japonais, et notamment du zen, cette ville de 1,5 million d’habitants rassemble, comme nulle part ailleurs, des artisans d’art exceptionnels, qui ont su cultiver des savoir-faire millénaires en les conjuguant avec les créations contemporaines les plus débridées.
Dans sa modeste machiya (maison traditionnelle en bois), Kunihiko Moriguchi, qui est un « trésor national vivant », un « gardien de biens culturels intangibles », nous reçoit à l’initiative de la fondation Bettencourt Schueller. Quatre jours auparavant, Emmanuel Macron lui avait rendu visite pendant deux heures, seul, après s’être « échappé » du G20 qui avait lieu à une heure de là, à Osaka. […][1]
Kunihiko Moriguchi nous raconte la passion, l’excitation et la curiosité que lui a témoignées le chef d’État français. Au point d’avoir été déstabilisé par l’une de ses questions, la seule qu’il a dû faire traduire en japonais et à laquelle il a répondu totalement à côté [sic] :
- « Quel est votre degré de contraintes ? », lui a demandé le président.
- « Je n’aime pas considérer que je suis dans l’effort ou la contrainte. Tout ce travail n’est rien, c’est seulement la nature du monde que j’ai créée », a-t-il rétorqué.
Son refus d’accepter la notion d’effort m’étonne.
- « Ne croyez-vous pas, comme l’écrivait Søren Kierkegaard, que “ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin ?” », lui fais-je remarquer.
- « Non, répète [pour qui, de fait, entend « totalement à côté »] Kunihiko Moriguchi, il faut juste vivre dans son monde pleinement ! »[2]
La réponse de Kunihiko Moriguchi à Emmanuel Macron est limpide et nette pour qui n’est pas assujetti à la vérité, aveuglé et rendu sourd par le discours qu’il supporte. Plutôt qu’il n’a été déstabilisé par la question du président, n’a-t-il pas voulu, en la faisant traduire en japonais, plutôt s’assurer qu’il avait compris la question qu’on lui posait ? La cuistrerie en moins, son redoublement, donc, en moins, la leçon de cette rencontre entre un « trésor national vivant » avec, à la demande du second, un autre « trésor national vivant » (?), qui parlent de géométrie et de technique artistique, mais que le second rapporte au travail, est déjà double.
Cette rencontre est à double sens, selon ce qui, pour chacun de nos protagonistes prévaut, le réel du nombre ou le réel de la lettre ; aveuglement pour l’un, que son discours rend sourd à l’autre ; en conscience pour l’autre, qui ne cherche pas à convaincre. La régression topique au « stade du miroir » aidant, revenu au niveau du pivot du Tao, je peux, en effet, selon mon propre « degré de contrainte », ou non choisir : ou bien le calcul (le choix forcé de la vérité) ou bien la topologie (ma liberté) ? Ou bien la tyrannie du nombre ou bien la liberté de la lettre ? Ou bien le signifiant ou bien, toujours, la lettre ? Selon que le travail me divise ou non, ou bien je suis séparé, aliéné ou bien je suis mouvant, « je vis pleinement ! ».
[1] - « C’est un homme soigné, au sourire accueillant. Âgé de près de 80 ans, il en paraît trente de moins. Il parle parfaitement français pour avoir vécu à Paris pendant ses trois années d’études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Comme son père, Kako Moriguchi, Kunihiko est un maître du yuzen, une technique de teinture sur tissu qui date du XVIIIe siècle. Un procédé exigeant beaucoup de patience et de dextérité. Jeune, il commence par assister son père et reproduire son style haut en couleur avec de nombreux motifs de faune, de flore et de vagues. Pour lui, c’est un échec, car il ne se sent pas à la hauteur. Kako Moriguchi l’incite alors à affirmer sa propre patte pour « trouver le chemin de sa liberté ». À 28 ans, il se fait connaître grâce à un kimono composé d’hexagones reliés entre eux par des zigzags, dont l’épaisseur de trait produit un effet d’optique. Son style est caractérisé par ces formes géométriques monochromes. Leur mouvement dynamique est créé par un travail complexe de vide et de plein. « La géométrie, c’est l’infini, c’est la nature, l’humanité même », dit-il. » Reportage à Kyoto. Dossier L’ARTISANAT D’ART. À la rencontre de trésors vivants et artisans d’exception. Beaux Arts, septembre 2019.
[2] - je souligne.