Baptiste Giraud

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Billet de blog 16 avril 2016

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Loi - Travail. Temps de travail et conditions de travail

Temps de travail. Le danger d'une subordination accrue du temps humain. Paul Bouffartigue, directeur de recherche CNRS, LEST Jacques Bouteiller, chercheur associé au LEST

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Réduire la durée du travail – « s’émanciper du travail » ;  et accroître le pouvoir des salariés sur les conditions, l’organisation, et les finalités du travail – « émanciper le travail » : ces deux perspectives ont toujours animé le mouvement ouvrier, sans avoir pu toujours être suffisamment reliées.  Or les nouvelles formes de la subordination salariale incitent plus que jamais à les articuler, car elles se traduisent par une emprise du travail sur la vie qui déborde largement le seul temps formel de la subordination , et par des effets délétères sur la santé des salariés. Or rien dans le projet de loi El Khomeri ne va dans ce sens. Tout au contraire il tend à faciliter une subordination accrue du temps humain au temps des marchés. L’insécurité professionnelle et la privation d’emploi vont dans ce sens, en subordonnant la vie et la santé du travailleur aux aléas des marchés du travail, mais on ne développe pas ici ce point. On se focalise sur les enjeux de la (dé)réglementation du temps de travail stricto sensu.

Le temps de travail est le principal domaine pour lequel le projet de loi inverse la hiérarchie des normes en permettant à des accords d’entreprise – éventuellement conclus suite à un référendum réclamé par des syndicats minoritaires -   de l’organiser selon des modalités plus défavorables aux travailleurs.[1]

Or, le temps de travail est une dimension essentielle des conditions de travail, de la qualité de vie et de la santé des salariés. Sa limitation et sa réglementation ont été un pilier des progrès de la condition laborieuse et de toute la société depuis plus d’un siècle. Plus près de nous, depuis les années 1970, avec le chômage massif et la dégradation des conditions de travail et de la santé au travail, se sont affirmées les aspirations à « ne pas perdre sa vie à la gagner » et à « travailler moins pour travailler tous ». La première loi sur les « 35 heures » (1998) a permis un moment d’interrompre cette dynamique régressive. Mais la seconde loi Aubry (2000) faisait trop de concessions au patronat – notamment parce qu’elle n’incitait plus à créer des emplois -  pour que toutes les promesses de la réduction du temps de travail soient tenues. Depuis 15 ans, avec le « dé-tricotage » de ces lois, c’est à la remise en question des « 35 heures » et à  la déréglementation du temps de travail qu’on assiste. Et, avec les technologies numériques et la pression sur les objectifs, ou encore la pratique des journées fractionnées, le travail déborde de plus en plus sur le temps hors travail.

Le travail de nuit et le travail le week-end – périodes de temps privilégiés pour la vie familiale sociale - se sont développés, de même que l’irrégularité et  l’imprévisibilité des horaires[2]. L’intensité du travail et l’emprise psychologique du temps professionnel sur le temps libre se sont accrus : « le travail a le bras long », et la prescription d’un travail bâclé ou de faible qualité tourmente le salarié dans toutes les dimensions de sa vie, au-delà des portes de l’usine ou du bureau.  C’est pourquoi, la durée moyenne du temps de travail a beau être restée assez stable – autour de 39 heures pour les temps plein - pouvoir disposer librement et effectivement de son temps est devenu plus difficile pour des millions de travailleurs. Quant au forfait en jours, qui touche 50% des cadres et 12% des salariés, il se traduit le plus souvent par un allongement sans bornes de la durée du travail.

Non seulement le projet de loi El Khomeri ne s’inscrit plus dans la perspective d’une diminution de la durée du travail créatrice d’emplois, mais il lui tourne le dos. Il va clairement dans le sens de « travailler plus, quand on ne le souhaite pas, pour gagner moins »… et, ajouterons-nous, pour chômer plus souvent encore, tant sa logique ne saurait conduire qu’à de nouvelles pressions sur l’emploi. Mais  à quel prix pour les conditions de travail, la qualité de la vie personnelle et familiale, et pour la santé ? De nombreuses pathologies contemporaines n’ont-elles pas leur source dans un travail sous pression, stressant, insatisfaisant, et envahissant ? Et est-ce le moment de porter un nouveau coup à la médecine du travail, à commencer par la  suppression de la visite annuelle ?

Le projet de loi permet, via des accords d’entreprise,  de dégrader la régulation du temps de travail, principalement sous trois aspects : une moindre rémunération des heures « supplémentaires » (pour les temps plein) et « complémentaires » (pour les temps partiel), des variations plus amples des durées du travail, et une extension des forfaits en jours. On sait que de tels accords interviendront d’abord dans les entreprises dans lesquelles le rapport de force est défavorable aux syndicats, à commencer par l’océan des TPE et PME dans lesquels ils sont inexistants – 50% des salariés travaillent dans des établissements de moins de 50 personnes –,[3] et dans les entreprises plus importantes mais où les salariés sont très souvent confrontés aux réductions d’effectifs et aux restructurations. Et ces accords risquent fort de se généraliser ensuite selon la logique du « dumping social ». Or on sait que ce sont les catégories de salariés les plus fragiles – femmes, jeunes, travailleurs d’origine immigrée ou racisés, seniors… – qui en seront les premières victimes. Loin de réduire les inégalités au sein du monde du travail, celle logique de flexibilisation contrainte du temps de travail les amplifiera.

C’est dans une direction totalement opposée au projet de loi qu’il conviendrait de s’engager : Diminuer l’emprise du travail professionnel – comme de sa précarité, ou de son absence – sur la vie suppose de reprendre le chemin d’une diminution substantielle de la durée du travail tout en améliorant la maîtrise des salariés sur leur rythme de travail. Ce qui signifie un code du travail qui viserait :

-       Un encadrement réglementaire plus strict de la modulation de la durée du travail ;

-       Une diminution significative de la durée du travail ;

-       Un plus grand contrôle des travailleurs et de leurs représentants sur l’organisation, la qualité, la charge et le sens de leur travail.

En effet, les outils numériques et le rôle croissant de la qualité de l’engagement subjectif comme source d’efficacité et d’innovation au sein des entreprises ont beaucoup diversifié les formes de la disponibilité temporelle au travail.  D’où la nécessité de compléter le contrôle de la subordination salariale par le temps de travail : ce sont les objectifs et la charge de travail qui doivent devenir un véritable objet de négociation et de discussion collective au sein de l’entreprise.

Dans cette perspective, le remplacement de la notion juridique datée de « temps de repos » par celle de « temps libre » - temps essentiel à la société en général mais aussi pour « la nouvelle économie de la gratuité » -[4] dans un code de travail refondu semble très pertinente.

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Pour aller plus loin

Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller (collab.), Temps de travail et temps de vie. Les nouveaux visages de la disponibilité temporelle, PUF coll « le travail humain », 2012.

Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller, « Réduire le temps sans réduire la charge ? », Les cadres et les « 35 heures », Travail et emploi, n° 82, avril-juin 2000, p. 37-52.


[1] Principales dispositions. Possibilité de travailler 12 heures par jour (au lieu de 10 heures). Possibilité de modulation de la durée du travail sur quatre mois - contre un mois actuellement – dans les PME de moins de 50 salariés. Possibilité de moduler le temps de travail sur trois ans (une année actuellement), les heures supplémentaires  pouvant être payées… trois ans après, en cas d’accord de branche l’autorisant (depuis la loi du 20 août 2008 les normes sur ce point ont été inversées : l’accord d’entreprise ou d’établissement est prééminent sur l’accord de branche, mais le cadre temporel du calcul des heures supplémentaires restait l’année). Extension du forfait jour dans les PME de moins de 50 salariés). Possibilité de modifier les dates de congés posés par les salariés un mois avant seulement, ou de reporter pendant 6 ans la cinquième semaine de congés. Le délai d’information des salariés pour l’astreinte (pour annoncer aux salariés une période d’astreinte), actuellement de 15 jours au moins, pourra être réduit par accord d’entreprise. Heures supplémentaires : la majoration peut être ramenée à 10 % au lieu des 25 % réglementaires. Heures complémentaires (salarié-e-s à temps partiel, à 80% des femmes) : majoration ramenée à 10%.

[2] En 2013, le travail de nuit (régulier ou occasionnel) concerne 15% des salariés (21% des hommes, 9% des femmes – elles n’étaient que  6% il y a 20 ans)  ; le travail le dimanche (régulier ou occasionnel) concerne 28% des salariés (29% des hommes, 27% des femmes) ; ne pas connaître ses horaires pour le mois à venir concerne 20 % des salariés (24% des hommes, 16% des femmes) ; avoir une journée coupée pendant au moins 3 heures concerne 3,4 % des salariés (4,3% des femmes, 2,5% des hommes).

[3] On sait qu’une négociation avec un salarié « mandaté » par un syndicat est loin de garantir une bonne représentation des intérêts des salariés

[4] Ainsi que le proposent les juristes qui travaillent à une autre proposition de refonte du code du travail : http://pact2016.blogspot.fr/

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