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Billet de blog 2 octobre 2016

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XAVIER DOLAN ET LES MERVEILLES DES ANGLES INTERPRÉTATIFS

L'analyse de deux œuvres de Xavier Dolan : son dernier film : "Juste la fin du monde", et le clip "College Boy" qu'il avait réalisé pour le groupe Indochine, met en lumière un double niveau d'interprétation, par le jeu des changements d'angles de vue. Le spectateur est invité à plonger son regard derrière la surface, "au-delà du miroir" narcissique...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

JUSTE LA FIN DU MONDE : FOCALISATION ET DOUBLE INTERPRÉTATION

J’ai vu « Juste la fin du monde », le nouveau film de Xavier Dolan, au cinéma.

Je n’ai pas vu la pièce de Lagarce et mon analyse concerne exclusivement le film.

Je précise également que je n’avais jamais vu aucun film de Xavier Dolan auparavant.

Mis à part les échos de son œuvre que j’avais par les médias, je ne connaissais Dolan que par deux sources :

  • Son interprétation, à mon goût excellente, du personnage principal dans le film « La Chanson de l’Éléphant » ;
  • Son clip pour la chanson d’Indochine « College Boy » (j’y reviendrai…).

J’allais voir « Juste la fin du monde » avec quelques préjugés, ayant entendu des critiques convergentes indiquant qu’il s’agissait d’un film pénible, hystérique, dont l’argument tenait en une phrase : un jeune homme revient après douze ans d’absence annoncer à sa famille qu’il va mourir, mais il ne peut se faire entendre car il se trouve submergé par les conflits et l’agressivité de ses proches. Un Gaspard Ulliel émouvant, tout en subtilité face à une galerie de personnages caricaturaux et braillards, une souffrance « inaudible ».

J’ai donc abordé le film sous cet angle et je dois dire que durant au moins une bonne demi-heure, le spectacle qui s’offrait à mes yeux confirmait, dans les grandes lignes, cette vision du film. Je m’ennuyais puissamment, j’ai même été tentée de lâcher l’affaire et de quitter la salle, persuadée qu’un scénario aussi linéaire et superficiel ne méritait point que l’on s’y attardât.

Je suis cependant restée et je ne le regrette pas. Quelque chose me retenait, un fil ténu, le jeu des acteurs. Pourquoi des acteurs comme Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard, même Léa Seydoux, auraient-ils joué leurs personnages avec une telle conviction, une telle fermeté, une telle implication, si tout était dit en une phrase ?

Et là, en quelques secondes, le film a basculé. Ou, plus exactement, l’angle sous lequel je regardais le film s’est renversé.

En une scène : Louis (Ulliel) croise Catherine (Cotillard) dans un couloir, et lui dit qu’il se doute bien qu’Antoine (Cassel) a dû la prévenir contre lui, médire sur son compte, qu’il en est sûr car il « connaît Antoine ». Et là, tout à coup, le personnage effacé et tremblant incarné par Cotillard prend un regard assuré, une voix ferme, et lui retourne un questionnement sans complaisance : vraiment ? Tu connais Antoine ? Sais-tu seulement quel est son travail ? Antoine croit que tu ne t’intéresses pas à lui et franchement, je pense qu’il n’a pas tout à fait tort.

A cet instant, j’ai cessé de suivre l’esprit de Louis, j’ai bifurqué pour suivre l’esprit de Catherine puis, comme elle m’y invitait (« ce n’est pas à moi qu’il faut parler, c’est à Antoine »), l’esprit d’Antoine.

J’ai cessé de regarder le film sous l’angle « Louis souffre », j’ai changé mon regard, j’ai regardé les autres personnages, leurs souffrances, et plus particulièrement celle d’Antoine, le personnage incarné par Vincent Cassel.

Et j’ai découvert un personnage bien plus profond que sa caricature, tempête sous un crâne, toute une vie sous la surface.

La fameuse discussion dans la voiture m’a éblouie. Sortis du huis-clos familial, les deux personnages s’exprimaient et, pour moi, le personnage sincère, c’était Antoine, pas Louis. J’ai adhéré à son argumentation. Bien sûr que Louis construisait un discours, passablement hypocrite, alors qu’Antoine s’exprimait franchement. Bien sûr que Louis cherchait, sans doute inconsciemment, à écraser son prolo de frère de sa supériorité d’intellectuel qui se comprend…

Quant à l’avant-dernière scène, le dernier repas, je l’ai comprise d’une manière toute particulière.

Incapable de dire la vérité, Louis choisit d’embrouiller le monde comme le lui avait suggéré sa mère qui, elle, pense que l’on vit plus heureux dans l’illusion que dans la dure réalité, que c’est l’illusion qui permet d’avancer. Elle n’a sans doute pas tort ; Nietzsche a écrit : « l’action exige qu’on se voile dans l’illusion ».

Mais Antoine, qui vit, lui, dans la dure réalité, n’est pas dupe. A mesure que Louis diffuse la brume de ses invitations irréelles, il comprend, lui, la raison de cette diffusion de brume. Il comprend ce qu’en réalité, Louis était venu dire.

Il comprend que son frère va mourir, qu’il le voit pour la dernière fois. Et sa réaction est tout à fait cohérente : viens, je t’accompagne, on part ensemble ; je sais que tu as un rendez-vous (rendez-vous avec la mort), et je tiens à t’accompagner, cette heure de transition, avant ton départ,  nous la passerons ensemble.

Comprenant en même temps que Louis veut laisser sa mère et sa sœur dans l’ignorance, il ne révèle rien, prend sur lui de passer pour un fou, même s’il le vit comme une grande injustice : « tu ne comprends rien, tu ne sais rien », dit-il à sa sœur.

Et lorsqu’il se retient de frapper son frère, on voit sur son poing en gros plan les traces de meurtrissures qui montrent que cet homme-là, animé par la souffrance de l’injustice, des humiliations, des déceptions et de tout ce qu’il garde en lui, a l’habitude de frapper du poing dans les murs.

INTERPRÉTATION INVERSÉE DU FILM

En regard de l’interprétation première du film : « Louis se heurte à l’incommunicabilité dans sa famille hystérique et doit donc repartir pour mourir seul, sans avoir pu dire son lourd secret », je propose une interprétation secondaire, une inversion des points de vue, une plongée en profondeur.

Louis est un personnage profondément égoïste et centré sur lui-même.

Ce qui nous empêche de le voir ainsi, c’est cette chape d’empathie culpabilisante que fait peser sur le spectateur l’injonction : Louis va mourir, donc Louis est le « bon » de l’histoire.

Entendons-nous : ce n’est pas le réalisateur qui nous donne cette injonction ; nous nous l’infligeons à nous-mêmes. Nous ne sommes pas obligés de tomber dans le piège d’une habile, taquine, mise en scène. On peut laisser son regard errer à la surface et se laisser guider en aveugle, comme le montre cette scène inaugurale, reprise sur l’affiche du film, de l’enfant qui cache les yeux du héros !

On peut aussi miser sur l’intelligence lutine de Dolan et sur le sérieux des acteurs, pour essayer de creuser l’affaire…

Et découvrir que oui, Louis est mourant (mais « c’est notre lot à tous ! » s’exclame le flic qui n’a pas tué Rachel, fatalisme qui n’exclut pas l’empathie, dans Blade Runner), pour autant il n’est pas le « bon » face à une famille de « méchants ».

Louis est un personnage qui ne sait pas communiquer.

Il ne voit pas les autres (métaphore des mains de l’enfant sur ses yeux : aveuglé par son enfance). Au début du film, lorsqu’il fait le trajet aéroport-famille en taxi, la caméra filme les piétons qui passent sur le trottoir. Parmi tous ces gens très divers qui passent, les seuls qui regardent vers la caméra, donc vers Louis, sont des jeunes hommes, beaux, un peu ambigus, des doubles de Louis en quelque sorte. Mais, sont-ce eux qui le regardent, ou lui qui les regarde ? Logique de l’inversion. Louis ne voit que ses doubles, il ne voit que son monde.

Et Louis ne parle pas. Le fils prodigue revient après douze ans d’absence, parce qu’il a quelque chose de fort, de triste, de tragique, à dire. Quelque chose qui doit museler les aigreurs personnelles et ressouder les êtres humains. Les autres ne peuvent pas deviner ; c’est à lui qu’il incombe de demander le silence, et de DIRE. Mais il ne le fait pas. Dans une dynamique presque passive-agressive, il laisse les autres hurler, se ridiculiser, se mettre en souffrance, et nous demande de le plaindre, de détester les autres. C’est infantile.

« Les autres », sa famille, seraient des sortes de monstres. Ce n’est pas ce que j’ai vu.

Sa mère n’a rien oublié de lui : ses plats préférés, son goût pour le vin blanc, elle garde les articles qui parlent de lui.

Son frère Antoine a donné à son fils le nom de Louis… !

Sa sœur garde sous son lit toutes les cartes postales qu’il a adressées, elle est prête à l’emmener partout, à l’admirer.

Et lui, Louis, vis-à-vis d’eux ?

Il refuse de donner à sa mère sa nouvelle adresse. Elle n’est pourtant pas du genre collante…

Il ne demande même pas à rencontrer son neveu Louis, ne s’intéresse absolument pas à la vie de son frère.

Sa petite sœur Suzanne a grandi sans qu’il lui porte le moindre intérêt et, mis à part déplorer le fait qu’elle « se défonce », il ne s’intéresse en rien à sa vie non plus.

Bref, les autres s’intéressent à lui ; c’est lui qui ne s’intéresse pas à eux.

Alors, d’où vient l’incommunicabilité ? De quel côté est le mépris ?

L’expression monochrome de Gaspard Ulliel, tout au long du film, est révélatrice de cet état d’esprit du personnage qui ne réagit pas aux autres et n’évolue que dans son monde intérieur.

Même de son premier amour, Pierre Jolicoeur, dont le souvenir le bouleverse, il ne sait plus rien ; c’est Antoine qui l’informe de sa mort ; lui, Louis, n’a pas gardé de liens, pourtant il n’habite pas loin comme il le dit lui-même…

Louis est venu chercher dans sa famille les souvenirs et le réconfort qu’il désire emporter avec lui dans son « dernier voyage ». Contrairement aux apparences, il obtient ce qu’il voulait : les preuves d’amour et d’intérêt de sa famille, comme démontré plus haut ; le souvenir de son premier amour ; la valorisation de sa mère, qui le promeut « homme de la famille » !

Mais lui ne donne rien en échange, puisque finalement, il ne leur dit même pas la vérité. Cette vérité, peut-être que son frère Antoine l’arrache, avec toute la violence du personnage, mais il n’est pas le moins humain, qui veut accompagner son frère !

FOCALISATIONS

Ce qui permet cette double interprétation du film, c’est le mécanisme de la focalisation.

Focalisation interne ; focalisation externe : soit je regarde le film par les yeux de Louis (focalisation interne), et je le comprends alors de son point de vue ; soit je regarde le film d’un point de vue extérieur, je prends en compte « les autres », le relationnel, et le film apparaît dans sa profondeur et sa complexité.

Deux parfaits exemples de changements d’interprétation d’une œuvre, cinématographique ou littéraire, selon la focalisation :

-          « Shutter Island », film de Martin Scorcese : on comprend le film complètement différemment selon que l’on prend une focalisation interne (dans la tête du personnage incarné par Léonardo Di Caprio), ou externe (les attitudes et réactions « des autres).

-          Le livre d’Amélie Nothomb : « Cosmétique de l’ennemi » ; le titre en lui-même en dit long sur ce sujet, mais chut…

-          Le livre d’Agatha Christie : « le Meurtre de Roger Ackroyd ».

Les subtilités de la focalisation sont d’ailleurs fréquemment, et souvent avec bonheur, utilisées dans les romans policiers pour surprendre le lecteur. La focalisation permet un jeu intelligent, souvent jubilatoire, avec le lecteur ou le spectateur.

COLLEGE BOY : “BOYS DON’T CRY” OU “FIGHT CLUB” ? DOUBLE INTERPRETATION

Le clip vidéo de la chanson « College Boy » d’Indochine a fait l’objet de nombreux commentaires. Il a même été question de le censurer pour sa violence alors que, soit dit au passage, les scènes de torture, de meurtre, de viol et d’autopsie sont monnaie courante à la télévision et que la pornographie la plus trash se déchaîne sur internet. Stupéfiant aveuglement de notre société aux yeux bandés et aux téléphones ouverts, comme dans le clip ?

Une telle affaire m’a donné envie d’y regarder de plus près. J’ai donc visionné le clip. Plusieurs fois. Et j’en ai retiré une étrange impression : celle que ce clip ne raconte pas réellement l’histoire qu’il prétend raconter. Épistémologue de l’horreur, je crois que contrairement aux apparences, ce clip ne parle pas d’une horreur externe causée par la violence d’autrui, mais d’une horreur interne liée à la recherche de soi-même.

Écoutons la chanson sans regarder le clip

Quand on entend la chanson d’Indochine « College Boy » sans regarder le clip, que l’on écoute simplement les paroles, il n’y a pas d’évidence à y comprendre une histoire de harcèlement.

On y perçoit surtout le sentiment très fort qu’éprouve le garçon d’être différent des autres, et plus particulièrement de ceux qui fréquentent le milieu dans lequel il évolue au quotidien – au vu du titre : son lycée. On y entend qu’il se sent incompris, rejeté, éventuellement insulté : « tout ce qu’ils peuvent dire dans mon dos », et que les autres lui renvoient l’idée que sa différence ne serait pas légitime : « et pourtant j’ai le droit de te faire ça ». On comprend aussi que la différence du garçon est liée à sa sexualité et qu’il se sent en colère parce qu’il ne peut pas encore s’affirmer comme il le voudrait.

Bref, l’expression la plus classique d’un adolescent homosexuel qui voudrait porter fièrement sa « différence » mais n’y parvient pas en milieu hostile.

Mais si violence il y a, c’est uniquement dans les sentiments ressentis, principalement par le lycéen, et éventuellement par ses camarades à son égard. Il n’y est pas question de violence physique.

J’irais même jusqu’à dire qu’à bien écouter la chanson, c’est le héros de l’histoire qui intervient comme élément perturbateur : « je serai trop différent pour leur vie si tranquille » et qui est habité par des motions violentes : « colère », « rage », « nous sommes le bruit », « à nos gloires »…

Visionnons à présent le clip

Là, c’est très différent, car non seulement nous ne savons à peu près rien des motifs du mépris haineux qu’un petit groupe d’élèves porte au héros, mais la violence physique est omniprésente, les actes de violence s’enchaînent avec une aggravation fulgurante jusqu’au meurtre.

On pourrait donc dire que le clip est complémentaire des paroles en lui apportant la dimension de la violence physique absente de la chanson de base.

Également, le clip gomme la question de l’homosexualité pour appuyer le sujet du harcèlement : peu importe pour quel motif le jeune est harcelé, ce qui est dénoncé, c’est la violence gratuite et injustifiable de ceux qui s’acharnent et la coupable passivité de ceux qui font comme s’ils ne voyaient rien (les autres élèves et les adultes).

À cet égard, la scène lors de laquelle les petits camarades aux yeux bandés filment la crucifixion avec leur téléphone portable va droit au but dans son ironie mordante. D’un trait implacable, le réalisateur du clip, Xavier Dolan,  montre comme il est vain, lâche et malsain de se faire complice des violences en prétendant « simplement regarder ». Il y aurait long, long à dire sur le rôle du tiers voyeur dans les actes de perversité.

Certes, certaines images sont très violentes et, globalement, le sort réservé à ce malheureux garçon est révoltant.

Et pourtant, il y a dans tout cela « quelque chose qui ne colle pas ».

Je trouve que l’on ne sort pas de ce clip horrifié, dégoûté de la vie, les larmes aux yeux, qu’on n’éprouve pas à la fin ce sentiment de profonde amertume à l’égard du genre humain que l’on ressent en voyant certains films comme ceux qui évoquent la Shoah, ou bien à la lecture de certains faits divers sordides qui nous amènent à nous demander comment il se fait que, si un dieu existe, il puisse tolérer de telles choses.

Or c’est pourtant ce que nous devrions ressentir, puisque tout dans ce clip est fait pour nous y amener : ce qui arrive à ce garçon est un parfait mélange de fait divers sordide et de persécution nazie, et l’interrogation sous-jacenteà la scène de crucifixion apostrophe directement Dieu le Père (ou un ordre des choses qu’on nommerait ainsi… ou ceux qui nous ont créés…) : pourquoi m’as-tu fait ainsi, si le monde que tu as créé ne peut pas m’accepter tel que tu m’as fait ? Et si tu existes, si l’on te voue des cultes, pourquoi laisses-tu commettre de tels crimes ?

Les actes auxquels se livrent les persécuteurs tiennent du crime de droit commun : tabassage, humiliations, torture et meurtre, qui ne sont pas sans rappeler les faits divers qui arrivent hélas tous les jours.

Mais parce qu’ils sont le fait d’un groupe dominateur qui exerce un pouvoir tyrannique en terrorisant la masse silencieuse, parce que ce groupe porte les marques d’une classe qui se croit « supérieure » et persécute les « inférieurs », parce que son leader pervers affiche d’évidence un type aryen, parce qu’à la fin, la scène de fusillade apporte la touche guerrière qui manquait au puzzle, l’évocation plus ou moins consciente du nazisme est évidente.

Celui qui regarde le clip est donc convoqué à un spectacle de premier choix dans l’échelle de l’horreur : le fait divers sordide mâtiné d’infamie nazie.

Alors pourquoi le dispositif ne fonctionne-t-il pas mieux ?

Est-ce parce que justement, ce mélange des genres rend l’horreur excessive, l’histoire perdant alors en crédibilité ?

Est-ce parce que la diversité des références dans l’ignoble rend l’ensemble moins lisible, moins cohérent ?

Ou bien serait-ce parce qu’il est particulièrement difficile de s’identifier à l’un des personnages ?

Poussons un peu l’analyse sur ce troisième point. Nous serons surpris de voir où ce chemin va nous mener.

UN AUTRE NIVEAU D’INTERPRÉTATION

Il est aisé de s’identifier à l’un des tiers passifs. Personne n’en a envie, mais tout le monde le fait spontanément, parce que tout le monde s’est déjà trouvé confronté à ses petites ou grandes lâchetés du quotidien, et s’est déjà demandé à quel point le voyeurisme devenait complicité.

Il ne peut être que positif de rappeler à chacun que si nous voulons vivre dans un monde moins dégueulasse, il faut y mettre du sien et faire preuve d’un peu de courage et de solidarité. Cela va sans dire, et beaucoup mieux en le disant.

On s’identifie donc un instant au prof ou au petit élève qui filme, et on passe à autre chose.

Mais à quoi ? Ou plutôt, à qui ?

Reconnaissons-nous nos repères quotidiens dans ce clip ? Non. Le milieu dans lequel évolue le garçon ne ressemble pas à un milieu familial ou scolaire classique de la France actuelle. Même si le réalisateur a pris soin de glisser un jeune Noir dans chaque camp pour faire bonne mesure, il paraît évident que l’histoire se passe dans un milieu bien particulier, plutôt « franco-saxon ».

Mais avez-vous remarqué à quel point, dans ce clip, la victime et le persécuteur se ressemblent physiquement ? Le parti pris du noir et blanc et le fait qu’ils portent les mêmes costumes renforcent la confusion. Ils ressemblent également tous les deux, l’un par ses traits et l’autre par ses expressions, à Alex, le héros du film Orange Mécanique, autre référence fameuse dans la catégorie des offenses faites à l’humain.

Bien sûr, on peut imaginer que cette ressemblance est volontaire, qu’elle a pour but de montrer que la différence entre ces deux personnes tient non pas à quelque chose d’intérieur ou d’inhérent à ce qu’elles sont, mais à la place sociale qu’elles occupent : celle de la victime ou celle du persécuteur ; comme d’ailleurs, dans Orange Mécanique, Alex passe successivement d’une place à l’autre.

Or ce qui, à mon sens, caractérise ce clip, c’est précisément qu’il recèle deux niveaux de lecture, le premier, superficiel, relevant d’un message philosophico-politique, le second, moins visible et plus subliminal, relevant d’une analyse introspective.

Et à ce second niveau, la ressemblance entre ces deux personnages indique tout bonnement qu’ils sont le même, pile et face de la même personne. Il suffit pour s’en convaincre de remarquer que dès le début, et plus loin dans le clip, la victime s’observe longuement dans le miroir : d’abord un miroir brisé, puis c’est son visage qui est abîmé.

Nous remarquerons également que ce garçon ne semble pas se sentir plus à l’aise dans sa famille que dans son lycée : lors du repas familial, l’intolérance des parents est symbolisée par le rire de sa mère qui dissout le vernis sur ses ongles, tandis que le visage du jeune homme exprime le dégoût de celui qui n’est chez lui nulle part et doit dissimuler sa vraie nature.

En fait, on peut distinguer trois niveaux d’ondes qui partent de ce que le jeune lycéen « différent » envoie vers l’extérieur comme représentations particulières, lesquelles perturbent ses deux cercles relationnels (famille et lycée), qui alors lui renvoient ces représentations chargées d’incompréhension et d’hostilité. Ces sentiments négatifs reviennent secouer le garçon déjà fragile et s’incarnent dans les différents personnages du clip, qui ne sont en fait que des projections de son questionnement intérieur.

Ce personnage se regarde lui-même, se cherche, se hait et se persécute. Il se fait violence, déchiré entre ce qu’il se sent être et ce qu’il sent – ou croit - que les autres attendent de lui et/ou rejettent en lui.

Certains éléments du scénario sont interprétables comme métaphores, ce qui diminue leur effet de choc : le « chemin de croix » que représente l’assomption de sa différence, la « stigmatisation » dont il fait l’objet…

La manière dont le clip est tourné : en noir et blanc, avec des ralentis, de brusques ruptures de rythmes, des gros plans chocs et des mages symboliques, lui donne une dimension onirique qui tend à « déréaliser » l’histoire. Est-ce bien réel ou s’agit-il d’un cauchemar ? Ou d’un fantasme de l’un des protagonistes – ou plus exactement, d’une partie de l’âme déchirée du seul protagoniste ?

La scène de crucifixion avec « enguirlandage » et mitraillage nous fait perdre tout contact avec le réel abject du vrai crime, et nous plonge dans un univers onirique tendant vers le pasolinien.

Au point qu’à la fin du clip, la perversion des actes dénoncés à un premier niveau de lecture se tord en perversion de l’intention car, au second niveau de lecture, nous noterons que, tandis que le persécuteur regarde la victime agoniser sur sa croix, se répètent en boucle les paroles de la chanson : « oui j’ai le droit de te faire ça »… !

Par quelle stupéfiante torsion l’axiome « j’ai le droit d’avoir des rapports sexuels avec une personne de même sexe », affirmé dans la chanson, devient-il, dans le clip, ce message discret, voire subliminal : « j’ai le droit de te torturer comme bon me semble » ?!

Cela signifie-t-il que le garçon a « choisi » ? Qu’il étouffera sa différence pour laisser vivre la brute en lui ?

Au final, dans le clip comme dans la chanson, le serpent se mord la queue car il n’y a pas de réelle intégration d’autrui. « College Boy », c’est l’histoire d’un garçon qui se regarde dans la glace et se demande ce qu’il y voit exactement. La haine qu’il sent tournée vers lui est avant tout une projection de sa propre difficulté à s’accepter, car il craint de ne pas être accepté par « les autres » : ses camarades certes, mais d’abord sa famille.

Ainsi le message annoncé, visant à dénoncer le harcèlement et les persécutions subies à l’école, se trouve-t-il brouillé par la dimension introspective sous-jacente.

Le vrai sujet du clip, c’est le sujet de la chanson : comment m’accepter moi-même ? 

Il s’agit d’un sujet intime et non d’un sujet social.

Ceux qui voudront secouer les lâches et arracher les bandeaux des yeux reverront par exemple « Boys don’t cry ». Ceux qui ressentiront le besoin d’incarner leur glorieux persécuteur reverront, quant à eux, l’étonnant « Fight Club ».

Des thèmes communs apparaissent à l’analyse d’une part du film de Xavier Dolan : « Juste la fin du monde », d’autre part du clip que ce dernier avait réalisé pour le titre « College Boy » du groupe Indochine.

En surface un être que les autres font souffrir, en profondeur un être qui souffre de sa propre difficulté à communiquer. Les deux lectures sont loin d’être incompatibles, au contraire elles peuvent être complémentaires.

Ce peut être une amorce d’étude de l’œuvre de Xavier Dolan en général. Le portrait qui s’esquisse se retrouve-t-il dans d’autres œuvres de ce réalisateur ?

Je n’ai pas (encore) vu ses autres films. Aussi serais-je heureuse de lire les contributions au débat de ceux que ce sujet intéresse et qui pourraient, par l’apport de leur propre analyse, étoffer, ou contredire, les éléments que je développe ici.

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