Barbara SARBOURG (avatar)

Barbara SARBOURG

Docteur en psycho-criminologie. Epistémologue de l'extrême.

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 avril 2020

Barbara SARBOURG (avatar)

Barbara SARBOURG

Docteur en psycho-criminologie. Epistémologue de l'extrême.

Abonné·e de Mediapart

L’HORREUR DES TRACHÉES

Perversité et injustice de l’injonction à l’héroïsme

Barbara SARBOURG (avatar)

Barbara SARBOURG

Docteur en psycho-criminologie. Epistémologue de l'extrême.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il paraît que nous sommes en guerre. Que la comparaison avec la première guerre mondiale serait pertinente. Que l’hôpital a planté son QG à Verdun.

Le maire de Meaux organise une opération « couturières de la Marne » avec un délicieux clin d’œil aux Taxis de la Marne de 1914, dont les plus jeunes lecteurs iront chercher l’explication sur Wikipédia.

Ce clin d’œil vaut la peine que l’on s’y attarde car, sans pour autant mettre en doute la volonté de bien faire du maire, il comporte une confusion ou une ambiguïté qui en dit long sur le sort actuellement fait à notre première ligne.

Notre première ligne, pas pour autant nos premiers de cordée, car il est aisé de constater que ces derniers laissent très volontiers monter au front ceux qui, paraît-il, ne sont rien.

Sur les plateaux télé des chaînes tout info interchangeables, une belle majorité de donneurs de leçons aisés, porteurs des mêmes codes, et d’un âge qui se voudrait respectable.

Dans les hôpitaux, aux caisses des magasins, à la manutention de la chaîne alimentaire, en tournées de livraisons, une belle majorité de femmes (qui souvent cumulent contraintes professionnelles, contraintes familiales et petits salaires) et de personnes « issues de la diversité » autrement dit de Noirs et d’Arabes dont l’apport à notre société est pourtant si fréquemment présenté comme négatif !

Notre première ligne, donc, trime, bosse et rame, pour de petits salaires, au péril de leur santé et de celle de leur famille.

Elle le fait en tous temps, mais comme, ces jours-ci, elle est la seule à le faire, certains s’aperçoivent que ces travailleurs sont les plus utiles à la société voire même indispensables.

Nos dirigeants en déduisent qu’il faudrait les visser davantage au niveau du code du travail, leur raboter les vacances et rallonger leurs journées. C’est peut-être ce qu’on appelle l’intelligence supérieure, en tous cas ils le prétendent.

Revenons aux Taxis de la Marne.

En 1914, l’État les a réquisitionnés. En 2020, on demande à nos couturières de bien vouloir le faire et elles seront ainsi des héroïnes de la solidarité.

Réquisition ou héroïsme ?

Nos derniers de cordée en première ligne font-ils leur travail dans des conditions insoutenables, ou se comportent-ils, de leur propre volonté, en héros pour la nation ?

Tout le personnel soignant (infirmier(ère)s, aide-soignant(e)s, médecins…) interrogé précise expressément, avec plus ou moins de nuance et de colère, qu’ils sont héroïques parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Que depuis des années, ils demandent les moyens de ne pas avoir à l’être un jour ; et que c’est l’incurie, l’incompétence, la surdité et l’idéologie aberrante de nos dirigeants qui aujourd’hui les y contraignent.

Nous comprenons l’enjeu vital, pour nos dirigeants garants du système économique et social qu’il ne faudrait surtout pas mettre en question, de présenter les soignants – et plus généralement la première ligne – comme des héros, plutôt que comme des victimes dont le sacrifice procède du système lui-même.

Mais en plus d’être malhonnête, le procédé est particulièrement pervers.

Car cet « héroïsme », par sa proclamation, se fait injonction.

Le Président décrète l’héroïsme des soignants. Et plus les soignants triment, plus les soignants suent dans l’enfer des trachées, plus ils souffrent, plus ils se retrouvent infectés, plus ils meurent, plus ils sont héroïques.

Tu le fais pour la Patrie. Tu es un héros ; elle t’élèvera des statues.

Face à une telle admiration, une telle reconnaissance, tu ne peux pas te dérober. Tu DOIS être un héros, une héroïne. Nos héros en blouse blanche.

Tu n’en peux plus ? Tu es sur le point de craquer ? Pense à la France, bordel, tu es un héros !

Cette injonction est culpabilisante ? N’exagérons rien, si tu te suicides, bon ça ne nous arrangera pas mais dans toute guerre il y a des morts.

Double, triple, quadruple peine pour les soignants : tu alertes pendant des mois, des années sur ta situation, on ne t’écoute pas, pire on te dénigre ; le drame prévisible mais non prévu arrive, tu te retrouves au front, en première ligne mais sans armes ; tu souffres sang et eau au travail, tu t’épuises, tu as peur, tu éponges la souffrance et la peur des autres, tu culpabilises de négliger ta famille, de la contaminer peut-être ; et on décrète que tu es un héros, tu dois donc mourir pour la cause, tu n’as pas le choix !!

On pourrait citer bien des artistes qui ont chanté l’injustice du sacrifice des « riens » par les puissants, des utiles par les inutiles, des bonnes volontés par les imbéciles : Vian, Brassens, Ferrat, etc.

Je citerai, pour ma part, Daniel Balavoine qui, en son temps, a contribué à la fois à mes plaisirs musicaux et à l’édification de ma conscience politique :

« Que reste-t-il des idéaux sous la mitraille

Quand leurs prêcheurs sont à l’abri de la bataille

La vie des morts n’est plus sauvée par des médailles »

Daniel Balavoine "La vie ne m'apprend rien" | Archive INA © Ina Chansons

L’héroïsme dont on accable notre première ligne est le costume hypocrite de la réquisition.

Ceux qui survivront à l’enfer des trachées devront exiger plus que de la reconnaissance.

Il faudra faire rendre… des comptes aux irresponsables politiques, à ces premiers de cordée qui ont voulu être décisionnaires pour faire de notre monde ce qu’il est aujourd’hui.

Et nous les confinés, en ce compris les rebelles de canapé qui « bravent » le confinement pour leur petit jogging soudainement indispensable à 19h pétantes (nos héroïnes en blouse blanche trouveront bien un petit moment pour s’occuper de leur claquage de tendon), il sera de notre devoir de reconnaissance, autant que de l’intérêt général, de descendre avec eux dans la rue.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.