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Billet de blog 24 juillet 2023

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Semaine un : le nécessaire événement

Tenter de marcher l'usage méchant du monde, c'est le programme. Il n'est pas dit qu'il sera suivi à la lettre, ni même suivi tout court. Mais on fera son possible pour lever les yeux et ne pas regarder que ses pieds.

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15 juillet 2023. On commence ici – à Forges, près de Chimay, où nous résiderons quelques jours : combien, c’est encore indécis – et maintenant – un 15 juillet vaut bien un 1er janvier. On se promet d’aller beaucoup en forêt, c’est-à-dire comme le précise l’écrivaine Caroline Lamarche, beaucoup dans le deuil.

16 juillet. Longue balade en boucle tracée sur écran entre Eppe Sauvage et Liessies, 19km. En cours de marche (« En avant route, c’est la vraie marche ! », c’est du Rimbaud), on croise la chapelle sainte Hultride plantée au milieu des bois et inaccessible autrement qu’à pied et à cheval (pas sûr même pour le vélo) : on y surprendra sur le retour une dame tenant deux jerrycans vides et s’engageant résolument vers la source en contrebas, la sainte et son eau étant censées éloigner les fièvres. Le parc de l’abbaye de Liessies auquel on accède presque en maraude, ouvrant une barrière tenue par un cadenas non fermé, est l’objet de la balade et il est magnifique. On n’y croise personne, sauf un groupe de cyclistes perdu, tournant dans les allées sans trouver la sortie et qui n’a pas pensé que la barrière pouvait bel et bien être ouverte malgré les apparences - la référence au « Droit du sol » d’Etienne Davodeau vient ici comme en clin d’oeil, voir page 76 er suivantes. Au retour, arrêt au « café rando » de Eppe, qui fait épicerie et aussi médiathèque. Une phrase me trotte en tête pendant la marche : « 65 ans passés au sein d’une société vaniteuse et voilà le résultat », mais pourquoi donc ? Peut-être parce que je pense aux gens qui n’ont pas été rencontrés – il n’y a littéralement personne ici quand d’autres lieux de la planète sont touristiquement massifiés – ou à ceux qui l’ont été et qui n’ont pas osé transgresser l’interdit d’une barrière paraissant fermée – mais c’est bien entendu que nous nous sommes enfermés devant les barrières par notre manque d’audace et que cela vaut bien sûr allégorie… Mais plus sûrement encore parce que sur notre passage nous avons trouvé des détritus, laissés sur des tables de pique-nique en bord d’étang, que nous avons ramassés et assemblés sans trouver de poubelle où les poser (mais ce manque de poubelle est volontaire, il est censé faire penser à reprendre ses vides quand on a bien pensé à amener ses pleins). Nous ne le savons pas encore, mais nous trouverons ces immondices à plusieurs reprises dans les jours qui suivront. La question du déchet est omniprésente dans l’usage méchant du monde, c’est elle qui le conditionne et l’autorise. La transformation du vivant en déchet est la base et l’aboutissement de l’économie. Nous le constatons ici avec ces détritus qui ne signalent pas que le dépérissement banalisé du vivant (par exemple de la terre que laquelle a poussé le blé qui a donné la farine qui a donné la mie du sandwich abandonné) au profit de son usage et de son aliénation économique mais qui marquent aussi l’atteinte au paysage lui-même. La médiocrisation immédiate du paysage qu’entraînent ces bouteilles en pvc et ces poches de purées de fruits à sucer délaissés (il y avait donc des enfants) transforment illico l’environnement en décharge et boucle ainsi la boucle de la colonisation productiviste.

17 juillet. Sur la route de Fourmies qui semble être la meilleure destination proche où trouver Libération titré Sans Jane pour la mort de Birkin – mais on fera chou blanc, Paris est décidément loin de Fourmies –, je vois que l’entrée d’un village portant le nom de La Douane – et de fait frontalier – est constitué entièrement de haies d’où s’échappent des nuées d’oiseaux. Cette idée d’une entrée de ville ou de village par des haies comestibles pour l’ensemble du monde du vivant devrait participer d’une politique écologique du concret. Plus tard, cherchant à suivre le parcours balisé des sources de l’Oise, courte échappée en forêt pour éviter un bitume omniprésent et quitter ces fléchages contraignants : venant de notre gauche, deux sangliers détalent à notre approche. Quelques mètres seulement nous séparent, nos regards se croisent et nous semblons tous pareillement surpris. Cela signifie sans doute qu’à sa façon chacun pensait être discret. Et l’idée même de cette discrétion partagée est rassurante. La route à peine retrouvée, nous décidons de laisser là la balade et de passer à autre chose de moins asphalté.

18 juillet. Le Voyon partout est à sec ou son eau rare. Ici, il va vers Trélon par l’étang de la Folie qu’il traverse pour en sortir en voies canalisées. Mais il n’y a rien à attendre du Voyon cette année. Dans le bois, nous le croisons à trois reprises : au moins reste-t-il de la boue encore vaseuse et les deux centimètres d’eau saumâtre qu’il faut aux têtards. Tout est pourtant vert et les bords de sentier sont peuplés de papillons comme rarement aperçus ces derniers temps. Dans ces quelques mètres, dans cette faible distance entre ruisseau à sec et végétation luxuriante, se cache sans doute beaucoup de ce que nous avons du mal à comprendre. Que la biodiversité s’effondre tandis que le loup et le grand-duc reviennent dans les forêts où ils avaient été éradiqués voilà un peu plus d’un siècle est quelque chose de complexe à saisir. On ne le saisit d’ailleurs pas, sauf à se dire qu’il y a une simultanéité singulière à explorer. Cette exploration est pourtant recusée pour d’incompréhensibles raisons se déclarant rationnelles : penser branchements et désarticulations entre éléments du vivant est une fatigue inutile et en suggérer la nécessité une dépense d’énergie dispensable. Dans tous les cas, préférer donc l’anecdote à l’analyse.

A Trelon, dans la Taverne d’Angelo où l’on est accueilli par Claude François, il y a Angelo qui raconte que les Hollandais par ici – comprendre les agro-industriels néerlandais – s’accaparent à trois fois le prix les champs où planter des patates pour fabriquer la cellulose des sacs de course biodégradables. La nuit, ils arrachent les haies pour faire de l’espace aux mouvements des machines. Arracher une haie est interdit mais n’est pas pour autant passible de poursuites ni d’amendes. Dernièrement, des orages ont raviné des terres autrefois plantées de haies jusqu’à inonder fortement les habitations en contrebas, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Le maire, frustré de n’avoir pas pu lutter contre ces magnats de la patate qui sont néerlandais mais aussi belges mais qui sont surtout sûrs d’eux et méprisants, a décidé de les poursuivre au pénal pour mise en danger de la vie d’autrui. Cette charge inattendue fait marrer Angelo. Nous convenons de la subtilité de l’idée. Maintenant, il reste à attendre ce que fera la justice française de cette mise en danger humaine devant les inévitables intérêts économiques (mais de qui ?) et les créations d’emploi (mais lesquels et où ?), ces lancinants arguments communs à tous les zélateurs de l’usage méchant du monde et certainement déjà prêts à servir. On n’est rien moins que sûrs de l’issue. Dans le coin, Trelon, Anor, le très beau Moustier-en-Fagnes, Baives, Wignehies, toutes ces municipalités sont ravagées par la patate industrielle. A Trelon, Anor et Ohain, l’on trouve pourtant à l’entrée des villages des pancartes annonçant que nous nous trouvons ici en « Territoire bio engagé », un label associatif qui n’est accordé qu’à deux conditions : qu’au moins 6% des terres soient cultivées sans pesticides et que les menus des cantines scolaires proposent un minimum de 22% de produits bio. On ne sait que penser de cette superposition et de cette simultanéité, sur de courts territoires, du productivisme prédateur et de la permaculture obstinée dans la production de la nourriture. Quoi va à qui, au final ? Qui mange quoi, si c’est bien encore de manger qu’il est question ? Voilà en tout cas une autre simultanéité singulière qui vient également nous saisir et la dialectique ici aussi est brouillonne.

La balade fait un peu plus de 20km et sur le chemin nous ne croiserons que trois personnes, dont une se déplaçant en voiture alors que les chemins l’interdisent. Celui que nous arrêtons pour nous rendre sûrs de notre route, que nous prenons pour un garde de l’ONF et qui s’avérera plus sûrement un propriétaire de parcelles usant de privilèges, nous dit connaître parfaitement la forêt et nous assure que nos comptes sont mauvais et que le parcours nous sera beaucoup plus long que ce que nous croyons. Bien entendu, il aura tort et nous aurons raison. Il y aurait de quoi dire sur la perception du temps et de l’espace par les gens en voiture – même en forêt et peut-être surtout là dans des bois sans horizon. Mais il y a de quoi dire de toute façon et en toutes circonstances lorsque l’on s’avise de demander son chemin ou de confronter son itinéraire avec un local que l’on croise. Rares sont les personnes qui ont encore une idée de l’existence de tel sentier (qui existe pourtant) ou du temps nécessaire pour parvenir au village suivant. Le plus souvent, on est trompés. Le GPS a aboli le discernement et la force motrice a déjoué le jugement. La main sur le dessin du plan et le pas engagé sur la terre battante sont finalement de meilleur enseignement.

19 juillet. Pour la deuxième fois, nous choisissons de suivre des cartes existantes et pour la deuxième fois, nous pestons contre cette idée des offices du tourisme de proposer des itinéraires qu’il faut déjà connaître pour les pratiquer. Les fascicules fournis sont incompréhensibles pour qui n’est pas du coin et ces larges tracés n’indiquent rien d’autre qu’une sorte de désinvolture et un manque de soin envers l’étranger. Ce n’est pas seule la raison pour laquelle on a choisi d’établir soi-même ses itinéraires (de les repérer sur des cartes puis de les décrire minutieusement par écrit sur un petit cahier de randonnées), mais cette négligence est un puissant adjuvant. Sur ce parcours, dans un bivouac légal situé dans la forêt de Chimay, nouvel épisode de mise à sac – il faudrait peut-être penser à utiliser ce terme de façon littérale pour les lieux du monde transformés en poubelles – avec détritus nombreux et toilette sèche saccagée. Ici des gens en marche planteront sans doute leur tente pour la nuit et ils trouveront cette dévastation. On s’interroge alors sur l’irrépressible besoin de consommation de l’instant et de l’espace ainsi que sur la liberté qui consiste à jouir avant d’abandonner. On ne peut que frémir en pensant avoir à partager cette époque avec ces profanateurs du commun. On ne peut en effet s’empêcher de penser que poubelliser le monde est devenu un choix conscient et réfléchi.

20 juillet. L’écomusée de Fourmies (Textile et Vie sociale) présente dans la première pièce une imposante machine à vapeur dont un petit film explique le fonctionnement en même temps qu’il relate le subit emballement de l’industrie locale à l’arrivée de cette nouvelle technologie. Quel progrès, quel bond de population, quel nombre de cheminées, quelle quantité de postes de travail ! Mais rien n’est dit sur le chemin des paysans obligés de quitter des terres perdues pour rejoindre ces usines aliénantes. Rien non plus sur la transformation d’une économie de la subsistance en économie de la soumission. Rien enfin sur les luddites d’Angleterre qui, quelques années plus tôt seulement, résistèrent tant aux derniers effets des enclosures qu’à la tentative de technologisation de leur existence mais surtout à l’imposition faite aux paysans et aux artisans de devenir désormais classe laborieuse, ouvrière, manufacturière. On se dit qu’il ne faut pas aller chercher plus loin l’alliance entre fin du monde et fin du mois : elle est tout entière contenue dans ce déplacement, dans les kilomètres marchés par un paysan ayant perdu de quoi assumer sa subsistance pour aller embaucher à la ville ou dans ses périphéries. Mais la fin du monde, elle est aussi bien entendu dans le charbon versé par quintal dans la gueule de la chaufferie et la fin du mois, elle se tient dans les salaires scandaleux et les conditions de travail et d’existence scabreuses qui ont donné prétexte à la tuerie de Fourmies du 1er mai 1891 : neuf mort.es, le plus âgé avait 30 ans. Je dis prétexte parce que c’en était un : les patrons, épaulés par les élus locaux eux-mêmes propriétaires de filatures et qui se définissaient comme un patronat de combat (contre la loi des 10 heures de travail des femmes et des enfants, pour la baisse des salaires de tout le monde), n’espéraient que cette manifestation (pacifique, les organisateurs avaient ironiquement appelé à un pique-nique) pour faire donner la troupe convoquée pour l’occasion et qui attendait depuis la veille que quelque chose se passe. Et comme il ne se passait rien ou pas grand-chose, on a produit le nécessaire événement ainsi qu’il en va aujourd’hui à Sainte-Soline ou ailleurs. Le surgissement du nécessaire événement toujours couvert dans un premier temps – mais seul compte le premier temps pour une opinion de l’instantané – par le mensonge et les dénégations des autorités et de la troupe fait lien entre social et climat : il indique même à quel point ils sont historiquement intriqués et connectés. Les tirs nourris à Fourmies et à Sainte-Soline (comme ils l’avaient été sur les Champs-Elysées avec les Gilets jaunes) sont le signe clair d’une généalogie en même temps que d’un relais : les activistes du climat sont bien les descendants des pique-niqueurs du social. Le tout est de savoir si le monde ouvrier va reconnaître cet héritage ou bien faire comme dans les commentaires du film et tenir pour broutille son asservissement ancien pour lui préférer sa soumission contemporaine.

21 juillet. Encore un musée, celui du verre à Sars-Poterie : c’est fête nationale belge, courons vite dans l’Etat d’à côté (au gouvernement remanié depuis hier soir, mais ce n’est qu’une plaisanterie de plus) et puis, des pieds endoloris empêcheront la marche pour les heures qui viennent, alors autant muséifier. Cette partie de la Thiérache semble hésiter à être totalement périphérique ou à se risquer à continuer d’être rurale. Mais c’est d’une hésitation ancienne qu’il s’agit : le bâti très mixte et la découpe du territoire très tranchée indiquent qu’il a existé ici des vocations industrielles très insistantes et des distinctions sociales tout aussi âpres. Tout cela aujourd’hui va beaucoup à vau l’eau et il faut reconnaître un charme diffus à cette traversée vers ce qu’il reste de patrimoine verrier dans la région, c’est-à-dire un musée tout neuf, qui impose son architecture sans autorité mais avec une sorte d’assurance indolente, donnant sur des pâtures et côtoyant des vaches. On rentre dans ce vaste espace, imaginé il y a une soixantaine d’années par le curé du coin, un petit curé, un curé rouge à ce qu’on en comprend, défroqué en 1977 en tout cas. On le doit à Louis Mériaux, certes, mais surtout à son grand étonnement de découvrir dans les maisons de ses paroissiens des objets précieux et insolites chez des gens pauvres. Ces pièces en verre, produites en un seul exemplaire et ne répliquant jamais des pièces de la production manufacturière, portent le nom étrange de bousillés. Ce sont toutes sortes d’objets servant tant à la décoration qu’à l’usage quotidien mais confectionnés avec une adresse double : non seulement la maîtrise qui est nécessaire pour les réaliser mais aussi la destination qui est à la leur, le plus souvent un ami, un parent, une fiancée pour un cadeau, une commémoration, une célébration : voilà donc des objets à la fois adroits et adressés. La plupart d’entre eux, tous, sont d’une maestria absolue et beaucoup d’une créativité qui en remet aux pièces de verrerie contemporaines exposées ailleurs dans le musée. On s’est beaucoup interrogé, semble-t-il, sur l’origine du terme « bousillé » nommant originellement un type de construction en torchis, c’est-à-dire en matériaux pauvres pour des habitants pauvres, et depuis utilisé pour déconsidérer un travail ou une action. Que vient faire alors ce nom de bousillé, qui est à la verrerie ce qu’est la perruque dans d’autres secteurs industriels, pour baptiser ce qui est unique, non reproductible, gratuit et en plus de tout artistiquement notable ? Sans doute, mais il s’agit ici d’une interprétation toute personnelle, parce que le bousilleur utilisait le rebut ou le déchet de verres rejetés pour un production de bonne facture : il réemployait donc les verres bons pour la casse, les esquintés, les moches, les bousillés.  Mais sans doute le bousillage transgressait-il aussi la manière de travailler elle-même.  On sait que si les grèves et les débrayages ont été à l’époque – nous sommes là dans les dernières années du 19ème siècle et dans les toutes premières du 20ème – globalement moins fréquents et moins durs dans les verreries françaises que dans les forges ou dans les filatures, c’est parce que la mécanisation y était encore balbutiante et laissait encore de la place au geste artisanal ouvrier. Prendre ce temps de travail pour soi avec les moyens de l’usine et du patronat, c’était sans doute aussi prendre une revanche sur la condition salariale et son organisation hiérarchisée. Les notices explicatives du musée précisent d’emblée que ces pièces étaient réalisées avec l’accord des patrons, sans doute pour souligner que les objets exposés ne sont pas le produit d’un vol mais la conséquence d’une libéralité. Quel étonnement à cela ? Si tous les patrons n’autorisèrent pas le bousillage, ceux qui l’ont fait ont pu bénéficier d’une paix sociale plus longue, profiter d’une auto-formation volontairement exercée par les travailleurs mais également d’un laboratoire d’idées gracieusement fourni par les ouvriers. Un des patrons de verrerie de Sars-Poterie a été jusqu’à faire dispenser des cours de dessin aux travailleurs pour leur permettre d’élaborer de nouveaux modèles commercialisés ensuite. A bousillé, bousillé et demi donc. En sortant, on emporte le livre-document du musée. A la fin de l’ouvrage, c’est la première fois que je vois cela, plus de cent-vingt biographies d’ouvrières et d’ouvriers des verreries.

22 juillet. Après une tentative nocturne et avortée de rejoindre Virelles et son aube sauvage (nous voulions embarquer sur le lac et voir le jour s’y lever : il paraît que c’est splendide à vivre mais peine perdue, la date n’était pas la bonne et le rameur était déjà parti), c’est le bruit des motos qui finalement nous réveille. Que se passe-t-il donc sur le circuit de Chimay où la semaine dernière deux motards se sont tués lors de compétitions ? Le vent nous amène en tout cas du vacarme. Ça pétarade à tout va. Car ici on va franchement vers la fin du monde en lâchant les gaz. Il s’agit d’un week-end de concentration de véhicules, quelques milliers à s’être donné rendez-vous pour tourner sur ce qui est tout de même aussi un cimetière et où l’on a vu, passant quelques heures plus tôt, quelques fleurs jetées. A quelques kilomètres de notre sommeil, la pétro-masculinité s’exerce sans peur et sans surmoi. Pas très loin non plus, à Rhodes, l’on est en train d’évacuer des touristes fuyant les incendies de forêt et les images sont celles d’exodes ; plus près encore, à Milan, une tornade s’est formée et la glace a envahi la ville laissant derrière elle de vastes étendues neigeuses. Mais il semble que sur le circuit nous soyons sur une autre planète. Elle a d’ailleurs un nom : c’est la planète des passions et elle est intouchable. Il est bien entendu licite pour une passion de tuer. L’édition locale d’un quotidien national a d’ailleurs titré : « Eddy est mort de sa passion, il doit être heureux ». Heureux soient les morts d’être passionnément morts.  Le lien entre la passion et la liberté est fort, il est incontestable et ne demande certainement pas à être questionné : s’y risquer c’est être envoyé sans procès dans l’enfer des totalitarismes. Pourtant se dire que le sport moteur est moins une liberté qu’un acte de consommation banal et qu’il n’existe qu’une différence de degrés, mais certainement pas de nature, entre le type qui pilote son bolide et celui qui pousse son caddie au supermarché aide finalement à supporter le boucan. On le quitte pourtant pour retrouver la forêt, plus loin, à l’écart des virilités, mais toujours dans le deuil. Cette phrase de Caroline Lamarche me poursuit depuis qu’elle l’a prononcée il y a quelques semaines dans une librairie du quartier où elle présentait son dernier livre. Être en forêt, c’est désormais être dans le deuil. Dans les 10 kilomètres que nous avons décidé de marcher, il y a beaucoup de forêt, mais nous démarrons à Anor, bourgade anciennement ouvrière qui tente de faire de la place, c’est visible, à quelque chose qui doit encore se préciser : c’est un « territoire bio », on l’a déjà dit mais aussi une cible pour l’agro-industrie, on l’a dit aussi. Dans cette indécision tente de s’ouvrir quelque chose qui puisse répondre à ce qui nous arrive. La rupture est nette entre le cœur de la bourgade et le quartier de la Vieille Verrerie que nous traversons. Le prolétaire cède devant le rural, la pierre remplace la brique, les jardins disent sinon l’aisance au moins le confort d’être. Entre ces deux univers, un pont. Le sens dans lequel le franchir est dès lors fondamental. Tout autour d’Anor, ce sont des étangs, des bois, d’anciennes plaines où jouaient les enfants, de très surprenantes constructions sur l’eau, des maisons ouvrières et un château abandonné. Une végétation pauvre qui s’enrichit au fur et à mesure que l’on gagne les grands bois et que l’on trouve la rivière. Et, cette fois encore sur le parcours, des sangliers dont un pêcheur – nous en avons croisés quelques-uns autour des étangs mais celui-ci pêche à pied dans l’Oise – nous signale la présence un peu en amont, nous appelant à la prudence : c’est une harde entière qui s’abreuve car ici en effet il y a encore de l’eau. Il vaut mieux attendre un peu que la soif soit étanchée. Nous regardons alors en contrebas serpenter l’étroite rivière pensant que l’eau, qui prend sa source à Forges où nous logeons et que boivent ici les sangliers, ira jusqu’à Conflans Sainte Honorine – qui est jumelée avec Chimay – avant de se jeter dans la Seine pour aller à travers Paris vers la Normandie rejoindre finalement la Manche. Nous restons plantés là un moment, sur notre surplomb, à contempler comme naissent les bassins versants et par qui ils sont habités. Pour l’occasion par nous, par un pêcheur à pied et par des sangliers. Lesquels ont profité de ces instants de réflexion pour s’éclipser. Discrètement.

23 juillet. On vote en Espagne aujourd’hui. Et ce sera le lieu, une fois notée la débâcle du municipalisme libertaire ou moins libertaire, de constater comment se sont comportés les motards espagnols, les dévastateurs de toilettes sèches et les propagateurs de nécessaires événements. Sur ce, nous faisons nos bagages et rentrons plus tôt que prévu.

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