24 juillet. L’été probablement le plus chaud depuis cent mille ans. Est-ce que cent mille ans, c’est comme cent milliards d’euros ? Un truc inimaginable et donc inimaginé ? Ici, les derniers jours ont été cléments, côté température. On pourrait presque croire au retour des normes saisonnières. La distance est d’autant plus vertigineuse avec les touristes qui rentrent de Grèce, hagards et usés. Ce sont eux que l’on a vu tirer leur caddie sur les bas-côtés des routes de Rhodes il y a seulement quelques heures. Maintenant, tout va dépendre de la narration. La mémoire d’un traumatisme et un souvenir de vacances, ce n’est pas exactement la même chose. Quand l’inimaginable surgit, on peut fort bien manquer d’imagination. Il n’est alors pas impossible qu’on ne range très vite les feux rhodiens au rayon d’un été fou aux températures insolites. Les inondations de juillet 21 ont connu cette destinée de n’être qu’une contingence et les 39 morts de la Vesdre et de l’Ourthe de terribles malchanceux.
On déboucle les valises, mais on ne défait pas son sac. Tout vient entre-mêlé. Les conjonctions se lisent pour qui veut bien. L’Espagne et le résultat de la droite pour qui l’union sacrée avec l’extrême droite ne sera pas suffisante pour gouverner sont finalement de peu de secours devant les deux secousses que viennent de subir les Etats israélien et français, tous les deux attaqués de l’intérieur – c’est tout à fait le cas de le dire – sur l’indépendance de leur justice, c’est-à-dire sur leur qualité d’Etats de droit. Il y a quelques longues années maintenant que cela se détricote, mais les mailles aujourd’hui sont très larges : on voit la peau sous le chandail. Elle est fripée, elle a bien mon âge, elle est d’après-guerre, c’est une peau de boomer et d’Etat Providence. On a bien compris qu’on voulait maintenant passer à autre chose, par exemple à une autorité impunissable, allant seule et jugeant sans justice. Et on a bien capté aussi que dans cette justice privative, il ne pouvait y avoir de place ni pour la justice climatique ni pour la justice sociale (pas plus que pour aucun genre de pride) mais beaucoup d’espace pour la satisfaction du présent et la consommation de l’avenir. Et toujours en bruit de fond, le son des gaz que l’on met et l’odeur des gaz que l’on émet.
25 juillet. Par contre-point, c’est aujourd’hui qu’à Bruxelles sera rendu le verdict dans le procès des attentats du métro et de l’aéroport. Le jury populaire aura vécu huit longs mois d’audiences et dix-huit jours de délibération, c’est très long. Contrairement à ce que je disais hier de la perception de l’événement selon qu’il appartienne au registre du traumatisme ou à celui du souvenir, il fait peu de doutes que les jurés ne sortent marqués et lessivés d’une telle épreuve. La législation ne prévoit pas d’autre compensation que financière (et ce n’est pas grand-chose, il ne s’agit pas d’une rémunération mais plutôt d’un défraiement). Il ne serait que juste que ce temps donné puisse être récupéré, dans ce cas comme dans les autres procès d’assises où le recours populaire est encore heureusement de mise. Le moins que l’on puisse proposer est une pause de huit mois et dix-huit jours pour ces jurées (7) et ces jurés (5) pour qui les nuits qui viennent seront habitées. Si nous sommes revenus plus tôt, c’est en raison de ce procès et de ce verdict mais cela fait partie d’une autre histoire, mais c’est bien sûr la même. Tout vient entre-mêlé. Plus tard peut-être je raconterai.
26 juillet. Partout, le feu, la fournaise, l’embrasement. Voici le grand incendie du monde. Prendre des nouvelles ici et là. Le monde répond peu. Où peut-il bien être parti en vacances ?
Il se dit très peu de choses d’Odessa. La seule bibliothèque de Sarajevo bombardée avait suffi du temps des guerres bosniaques pour alerter le monde, mais il faut désormais monter en impédance pour intéresser quelqu’un. Détruire ce qui est patrimonial est une base de départ. Cibler la nourriture semble une option complémentaire.
Sinon, au procès des attentats du métro et de l’aéroport, le verdict a attendu la nuit pour se dire, il n’avait pourtant pas besoin de cette obscurité qu’il a contribué à défaire.
On fait en ville ses cinq ou six kilomètres par jour. On regarde autour de soi qui passe. Au final, on se prend à penser que la marche est devenue un exercice élitiste.
27 juillet. La Méditerranée qui brûle inverse la Méditerranée qui noie. Dans cette (presque) mer intérieure se concentre décidément (presque) l’ensemble des questions planétaires délaissées. On ne voit pas qui va les tirer de là, de cet enfer liquide. Elles vont bouillonner, ondoyer, tourbillonner, jusqu’à faire échouer leurs propres cadavres. Ces cadavres ne trouveront pas de terres pour les abriter. Déjà trop de cendres aussi pour les disperser. A l’ONU, Antonio Gutteres parle d’ébullition. Dans sa casserole, la grenouille reste muette.
Emmanuel Macron, le 31 décembre 2022 : Qui aurait pu prédire la crise climatique ? Les Grecs, les Algériens, les Siciliens, les Arizoniens aujourd’hui : Qui aurait pu croire que mourir c’était bouillir ?
28 juillet. La France semble déterminée à perdre la confrontation avec le pire et décidée à l’embrasser à pleine bouche. Pas à pas, de façon cadencée, elle va chercher son baiser. Les propos de Gérald Darmanin (car Darmanin n’a pas de parole mais il tient des propos, c’est-à-dire étymologiquement des résolutions formées) concernant la prise en considération des « demandes » policières font partie de ce frémissement. Frémissement vient de frémir.
Des gens qui ne supportent pas l’idée de la moindre contrainte appellent à un pouvoir fort. Certains qu’ils sont que ce sera la vie des autres qui sera affectée mais que la leur s’en tirera sans dommage et sans doute avec des avantages. A condition d’être contre la vie, ça peut marcher.
A Brest, s’est perdu hier l’un des lieux qui maillent un territoire de pratiques divergentes, le squat de l’Avenir a été fermé par la police après cinq années d’existence, puis démoli sans délai. A ce qu’on lit, c’est le refus, pour les personnes responsables du lieu, de décliner leur identité à la mairie qui est à l’origine de ce nécessaire événement (voir au 20 juillet). La mairie excipe des raisons de sécurité et de responsabilité civile. Non seulement l’Etat ne supporte pas de ne pas savoir qui est où, mais aussi il ne peut accepter que quelqu’un puisse rechigner à endosser un statut de responsabilité. Dans un monde où chacune et chacun est décrété entrepreneur de soi, se déclarer irresponsable devient une sorte de délinquance. D’où le nécessaire événement.
A la Taverne d’Angelo (voir au 18 juillet), je suppose que quelqu’un trouverait à dire sur la responsabilité exigée qui n’est pas la responsabilité éprouvée et que s’agissant de gens responsables il y aurait de quoi chercher des poux dans la tête de gens qui se demandent Qui aurait pu prédire la crise climatique, par exemple. Et que personne n’a demandé aux habitants de l’île de Rhodes, mettant à l’abri les touristes bien avant que l’Etat grec n’intervienne, s’ils se sentaient responsables, par exemple toujours.
Une des réponses à la démolition de l’Avenir de Brest se trouve peut-être à Fourmies où s’inaugure demain le tiers-lieu rev3. On appelle tiers-lieu aujourd’hui ces endroits sans identité stable et qui mêlent des fonctions variables, ce sont des choses d’habitude plutôt génératives où l’on apprend à marcher en marchant. Celui de Fourmies, qui s’inscrit résolument dans le mouvement de la transition et prône une économie durable et connectée, contiendra un fablab, une espace de coworking, une salle de répétition, un studio d’enregistrement, des commerces et un restaurant. C’est le Conseil régional qui a préparé le ruban. Lorsque j’y suis passé, il y a quelques jours, je me suis dit que certes, oui, le tout nouveau bâtiment était en bois mais qu’il était assez visible que le mobilier, lui, ne serait pas en palettes. Ce n’était pas pour persifler, c’était juste parce que je revenais de la gare où il n’y avait même pas une toilette publique.
Sinon, dans l’après-midi, rapide passage dans un lieu tiers, l’Hôtel du Peuple à Anderlues, l’ancienne poste publique squattée depuis presqu’une année maintenant par la réunion de gilets jaunes et de zadistes. On y trouve des tas des gens qui ne seraient nulle part s’ils n’étaient pas là. Ce ne sont pas des perdreaux de l’année. Quand on entre, on commence par saluer Mamy.
29 juillet. Cela pétarade encore dans un coin de la Wallonie, encore des moteurs, toujours des gaz et la satisfaction de faire exactement ce qu’on a toujours fait (voir au 22 juillet) . George Orwell disait que tant que deux et deux continuaient à donner quatre, ça irait. Ici, on est passé de deux à quatre roues – de la moto à la F1- et ça n’a effectivement pas l’air de se passer si mal que ça. La preuve : cet après-midi à Spa-Francorchamps on a ajouté une épreuve, le sprint shootout qui consiste à rouler le plus vite possible sur un nombre réduit de tours de circuit pour tenter de gagner de meilleures places pour le départ du lendemain. Pleins gaz donc. Et vite vite vite, sans limite. Il faut dire qu’il y a plus de 300 sponsors à épater sur un circuit dont le modèle économique continue de faire débat depuis des années et qui a déjà coûté des élections aux écologistes quand il a conforté de vieux socialistes affairistes – tout dévoués aux moteurs à explosion et très certains que l’avenir se trouve dans les paddocks comme dans les cockpits – communément et justement appelés « fossiles ».

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30 juillet. Nous l’aurons eue, notre aube sauvage (voir au 22 juillet) matutinale et ballottante ! On avoue, à peine posé dans le canoë, on se demande vraiment ce qu’on est venu faire dans cette galère. A cette heure de la nuit, l’embarcation parait instable, le ponton glissant, les premières minutes ne sont pas rassurantes, on n’en mène pas bien large dans ce tangage aveugle. Mais le rabaska, c’est le nom de ce canoë, finit par filer sur l’eau en cadence – nous sommes huit rameuses et rameurs - et à se maintenir plus ou moins d’équerre sur une eau qui, à cette heure, est d’encre. Il est un peu plus de 5 heures du matin, le jour n’est pas là, il viendra avec les chants et les cris des peuples de l’eau qui font le compte de ce que la nuit a pris et laissé. Le lac de Virelles est une construction humaine ancienne – une réserve d’alimentation destinée aux forges de la région au 15ème siècle, déjà une sorte de petite méga-bassine, ce lac est un grand étang de 80 hectares – devenue propriété princière et domaine de chasse avant d’être convertie en centres de loisirs et aujourd’hui en réserve naturelle. Au milieu de l’eau, on est informé que l’on godille en fait sur l’une des possessions de BNP-Paribas-Fortis. On croyait le lac propriété publique, on est détrompés comme on l’avait été déjà avec le domaine des Grottes de Han, autre endroit patrimonial naturel – appartenant pour sa part à une famille de la noblesse belge épaulée par quelques cadors de la finance et de l’industrie. On se dit que ce lac, comme les grottes, a donc des actionnaires. Qu’en pensent les gravelots, les cigognes, les hérons, les aigrettes, les mouettes, les bernaches, les vanneaux, les goélands, les cygnes, les cormorans, les oies ou les grèbes croisés sur le lac et puis aussi qu’en dirait le castor furieux surpris par notre approche et frappant l’eau de sa queue dans une déflagration formidable comme il le fait ordinairement face à une menace ? La question propriétaire – et donc celle du pouvoir mais donc aussi en miroir celle des communs – vient ainsi troubler la beauté intense du moment et l’on s’en veut presque de l’évoquer dans ce temps où tout ne devrait être que suspension. Mais le réel des hommes est là, insistant. Le réel, c’est aussi se rendre compte qu’ici la construction humaine continue et qu’elle est sans doute devenue la condition de la préservation et de la continuation locale du vivant. Sur ce lac, mais c’est à peine perceptible, on trouve par exemple des îles artificielles ou des nichoirs pour les cigognes, tandis que les imposantes roselières font l’objet de fauches périodiques. L’ensauvagement ne peut plus ainsi être laissé au sauvage, il doit désormais faire l’objet d’une initiative. Ce réensauvagement, qui tient autant de la réparation que de la préparation, porte visiblement ses fruits ici et fait penser à la façon dont la Camargue tente de sauver ses flamants, construisant là aussi des îlots et des nids artificiels qui, à ce jour, semblent réussir à stabiliser les populations. Mais on ne peut s’empêcher de penser que ce réensauvagement, s’il est assez significatif pour les oiseaux des eaux, ne parvient pas à affronter le productivisme agricole que subissent les oiseaux des champs. Leur extinction progressive mais déterminée tient sans doute au fait que la terre, bien plus que les eaux ou les cavités géologiques, n’est plus jamais questionnée en tant que bien commun mais envisagée comme une ressource individualisable, exploitable et épuisable. Le sol, c’est la propriété. On sort trois bonnes heures plus tard d’une aube réensauvagée et on regagne le ponton.
On écrit trop long. A partir de demain, les chapitres seront plus courts et plus fréquents. Ou moins. On verra bien.