Les mots sont forts, mais nécessaires.
Si François Ruffin entend se donner le destin que de très nombreuses personnes lui prêtent, il devra en finir politiquement avec le « vieux ».
La tâche sera rude. Jean-Luc Mélenchon, entouré par une génération Lénine prête à tout pour le servir, ne se laissera pas déloger de son fauteuil sans mener bataille. Celle-ci a déjà commencé depuis quelques mois et connait des réminiscences dès que François Ruffin semble franchir un palier supplémentaire dans sa quête du pouvoir.
Ce fut le cas il y a quelques semaines, à la faveur de la publication d’un sondage cluster 17, commandé par les équipes de François Ruffin. Aussitôt rendu public, les proches de Jean-Luc Mélenchon ont sorti l’artillerie lourde pour déconstruire une hypothèse qui se crédibilise de jour en jour. François Ruffin, prochain président de la République ? Suivant cette étude, il y a tout lieu d’y croire. Le député picard, soutenu par toute la gauche, est donné à 29 % au premier tour, devançant Édouard Philippe (25 %) tout en talonnant Marine Le Pen (30 %). Mieux, au second tour, il ferait jeu égal (50/50) avec la candidate du Rassemblement national (RN), tandis que Jean-Luc Mélenchon serait lui très largement battu (65/35) dans un hypothétique second tour auquel, du reste, il ne pourrait pas accéder.
Dans le menu de cette enquête, on décèle des éléments très intéressants.
D’abord, François Ruffin ferait le plein chez les électeurs de la gauche radicale, consacrant du même coup la centralité des propositions écosocialistes contenues dans le programme de la NUPES. Il n’y aurait pas de retour en arrière possible. C’est un premier succès.
Ensuite, il prendrait des votes parmi le vivier social-démocrate, plutôt écolo et modéré, et ce dès le premier tour. Mieux, les électeurs restants le soutiendraient dans l’optique d’un second tour, lui offrant ainsi une réserve de voix indispensable pour obtenir la victoire.
Enfin, et c’est peut-être l’information la plus importante, François Ruffin rognerait sur l’électorat populaire jusqu’alors acquis au RN. À cette heure, il est le seul capable de réaliser cette opération arithmétique et démocratique que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux. Nous ne réparerons pas notre contrat social sans les ouvriers et les travailleurs partis chez l’extrême droite, dégoutés par les multiples compromissions de la gauche au pouvoir depuis 1983. Dans leur dernier ouvrage, Julia Cagé et Thomas Piketty ont montré à quel point, sur le temps long, le vote ouvrier périurbain et rural était indispensable à la gauche dans la conquête du pouvoir.
François Ruffin le sait. C’est une thèse qu’il défend avec constance depuis toujours et qu’il incarne mieux que nul autre. Il est l’anti terra-nova. Dans le champ politique, il est l’un des seuls à pouvoir être entendu par un lecteur du Monde diplomatique et par un gilet jaune sur un rond-point, sans sacrifier une parcelle de son intégrité intellectuelle pour y parvenir.
Jean-Luc Mélenchon ne le peut plus, lui, la faute à un revirement stratégique opéré depuis de nombreux mois, formalisé au cours d’une conférence à l’institut de la Boétie.
À la question de savoir s’il fallait reconquérir la France des bourgs, Jean-Luc Mélenchon a répondu par la négative, estimant que sa stratégie consistait d’abord à accentuer son influence dans les quartiers populaires dans lesquels il a obtenu 80 % des suffrages, pour une participation de seulement 30 %. Selon lui, l’augmentation du taux de participation dans les quartiers populaires est donc la condition sine qua non de son accession au second tour de l’élection présidentielle. Pour ce faire, il convient donc d’épouser les causes réelles, supposées ou fantasmées d’un électorat des « banlieues » essentialisé pour satisfaire au besoin d’un homme obsédé par la poursuite de son destin.
Deux impératifs restaient alors à accomplir : tuer la NUPES pour se prémunir d’une démarche unitaire dans laquelle Jean-Luc Mélenchon ne figurait pas et cliver, toujours plus, pour se donner de l’air, des soutiens et ainsi se transformer en gros cailloux dans la chaussure de ses concurrents.
Suivant cette logique, on comprend mieux ses agissements et ses changements de pied effectués durant ces derniers mois, voire ces dernières années : dénonciation d’une laïcité que d’aucuns jugeraient nuisible aux musulmans ; absence d’appel au calme durant les émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel ; refus de qualifier de terroristes les actes du Hamas ; prise de positions clivantes au cours du conflit israélo-palestinien, devenu depuis la pierre angulaire de la campagne de la France insoumise pour les élections européennes, alors même que Jean-Luc Mélenchon s’est toujours désintéressé de cette cause. Pauvre Manon Aubry, elle qui pleure chaque jour où la question sociale, pourtant prégnante dans le pays, demeure passée sous silence.
Oui, mais voilà, Jean-Luc Mélenchon ne parle plus à la France. Il court après des segments de population — quitte à verser dans l’outrance et flirter un antisémitisme indigne de sa formation intellectuelle — dans la perspective de la prochaine élection présidentielle. Il entend prendre la route du communautarisme, de sorte que les candidats putatifs soient incapables de le suivre, justifiant ainsi aux yeux de ses soutiens galvanisés par cette ligne toujours plus radicale, la nécessité d’une quatrième candidature.
Les propos tenus récemment par Geoffrey de Lagasnerie, coqueluche bourgeoise d’entités groupusculaires, sont emblématiques des conséquences de la stratégie précitée. Ainsi, selon lui, François Ruffin aurait des pulsions réactionnaires lorsqu’il est amené à répondre spontanément à une question non préparée. Il suffirait pour s’en convaincre de relever son absence à la marche du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie, son refus de soutenir Assa Traoré tant que l’enquête policière n’était pas achevée et enfin, sa volonté de ne pas cliver inutilement autour de la « question trans ».
Bien. Que François Ruffin et les siens se rassurent, la très grande majorité du peuple, singulièrement de gauche, verra plutôt d’un bon œil les prudences qui furent les siennes dans le passé. Car, n’en déplaise aux gommeurs de complexité et aux marchands de pureté, les Françaises et les Français sont attachés à la laïcité et ne considèrent pas tous que les policiers sont des meurtriers en puissance. Au contraire, pour nombre d’entre eux, dans de multiples endroits de ce pays, un gendarme est un service public.
Pour autant, même si la saillie demeure caricaturale, elle révèle la tonalité de fond des attaques qui vont indubitablement lui tomber dessus.
Il faudra donc être solide et entouré. On ne tue pas un éléphant tout seul. Encore moins de cet acabit.
Les socialistes, lavés des péchés commis sous le mandat hollande et revigorés par un beau score aux européennes n’auront pas tous intérêt à le soutenir, contrairement aux écologistes, fatigués de se fracasser sur la pierre élyséenne.
Restera en suspens l’action des communistes et de ses milliers de militantes et militants, présents dans la France entière.
Bien qu’il ait du mal à l’admettre, Fabien Roussel et lui cultivent les mêmes fruits dans le verger. Les méthodes divergent, parfois, mais les finalités convergent, souvent. Tout récemment encore, Léon Deffontaines (tête de liste PCF aux élections européennes) et François Ruffin se sont retrouvés côte à côte dans le soutien à Colombe, cette militante RN désabusée et vilipendée par une partie de la gauche qui considère que le vote Le Pen se caractérise avant tout par le racisme de ses électeurs.
On voit le chemin qui nous reste à parcourir pour redevenir hégémonique, en particulier face à ce RN que le système annonce gagnant et qui n’est rien d’autre qu’un usurpateur de la misère sociale. Si François Ruffin veut y parvenir, nul doute qu’il devra tendre la main et construire des ponts, en particulier avec les communistes.
La tâche sera rude. Je ne sais pas si François Ruffin deviendra le prochain président de la République. Ce que je sais en revanche, c’est que Jean-Luc Mélenchon ne le sera jamais.