Emma
Il y a des récits qu’on souhaiterait moins laids. C’est d’autant plus triste et difficile quand il s’agit de vos grands-parents. Mes grands-parents étaient propriétaires du grand hôtel de Saïgon et d’autres dans la colonie. C’était une propriété familiale dont ils avaient hérité. Ma grand-mère avait grandi en Indochine comme on disait alors et était l’héritière de la famille M..., bien connue dans la colonie, car l’hôtel M... était tout simplement le plus beau et le plus grand des hôtels de Saïgon, un véritable palace. Lorsque j’ai appris à connaître mes grands-parents, ils vivaient depuis une dizaine d’années à Paris dans un grand appartement de l’ouest parisien, ayant dû quitter ce qui n’était plus un territoire français. Je ne suis pas sûre de cette chronologie car j’ai toujours eu une fâcheuse tendance à m’embrouiller dans les dates, peu importe. Petite fille donc, je mettais les pieds chez mes grands-parents et leur accoutrement m’étonnait toujours. Il semblait que ma grand-mère était éternellement en robe de chambre, en combinaison ou en négligé. Elle quittait rarement son lit où elle lisait des romans policiers en s’appuyant sur des masses impressionnantes de coussins. Mon grand-père lui était habillé en short kaki et en chemisette quelle que soit la période de l’année. Il faut dire que leur appartement était chauffé à une température improbable, très certainement stable, qui devait avoisiner les 28° degrés. On étouffait en été, mais aussi en hiver. Je n’ai jamais aimé ma grand-mère. Quant à mon grand-père, il était constamment ridicule. Ce couple ne s’aimait pas et c’était visible. Ce n’est pas qu’ils se criaient dessus ou qu’ils passaient leur temps à se détester, mais leur indifférence réciproque était si grande qu’elle se matérialisait. Il y avait toujours un intermédiaire entre eux. Il est vrai que la domestique et bonne vietnamienne, qui les avait suivis, faisait absolument tous les travaux. Je n’ai jamais vu ni mon grand-père, ni ma grand-mère, faire le moindre effort physique. A y repenser, je me demande également si je les ai vus faire un effort mental. Mon grand-père, il est vrai, était parfois pris dans des calculs liés aux courses de chevaux. C’était sa seule et unique passion. Et elle était grande. D’ailleurs il y consuma tout le reste de la fortune familiale, laissant un héritage nul à ma mère et à ses sœurs et frères. Ma grand-mère, elle, avait trouvé à s’occuper jusqu’à un certain âge. Son occupation principale était un pilote d’Air France que la famille avait surnommé Roger. Elle partait partout avec lui, une fois, ce fut à Madagascar pendant un an et son fils, en très bas âge, ne la reconnut pas à son retour et ne voulut pas embrasser la “dame” dont l’éducation avait été confiée à sa grand-mère. A cette occasion, et à d’autres, mon grand-père s’étonna de la longueur de ce voyage avec son ami Roger mais sans toutefois rien suspecter, de toute façon il s’en fichait. Ma grand-mère n’a jamais élevé ses filles (quatre) ni ses fils (deux). Elle se contentait de donner du travail à sa nourrice vietnamienne qui fut la véritable mère de ses enfants. Lorsqu’il fallut quitter l’Indochine, Saïgon et le grand hôtel, ma grand-mère emmena sa bonne et nourrice dans ses nombreuses valises. Elle lui loua finalement, lorsqu’elle ne fut plus corvéable à merci, un studio parisien et la bonne ne revint jamais au Vietnam. Elle termina son travail : élever les enfants de sa maîtresse et puis elle eut quelques années de retraite – tout du moins je le crois – avant de mourir à Paris. Elle ne revit jamais ses propres enfants qui étaient restés au Vietnam.
De retour dans la métropole, tous les enfants furent envoyés dans une "très bonne" école privée, tenue par des religieuses. Une école bien fréquentée, c'est à dire par des gens riches, avec l'idée de faire de bons mariages plutôt que de s'instruire.
La deuxième fille de ma grand-mère tomba un jour enceinte. Elle était très jeune et l'avortement n'était pas encore légal, ma grand-mère l'obligea donc à accoucher sous X. Quelques années plus tard cette deuxième fille, tant aimée et ouvertement favorisée, fit un bon mariage, avec un homme riche et rentra ainsi dans le rang. Cette sœur de ma mère passa néanmoins le reste de sa vie à se demander ce que cet enfant était devenu et si d'aventure elle l'avait peut-être croisé quelque part, sans savoir qu'il s'agissait de sa progéniture. Ma grand-mère était persuadée d'avoir fait le bon choix et n'en douta jamais.
Voilà les gens qu’étaient mes grands-parents.