31 mars 2025.
Ce lundi, Marine Le Pen a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris à quatre ans de prison, dont deux fermes sous bracelet électronique, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire pour détournement de fonds publics. Elle a annoncé faire appel.
Dans cette affaire dite des assistants parlementaires du Front national, vingt-quatre personnes ont été condamnées, dont neuf anciens députés européens du Front national et douze anciens assistants parlementaires, ainsi que le parti en tant que personne morale. Plusieurs d’entre elles sont actuellement élues, notamment députés et maires. Au-delà de Marine Le Pen, c’est donc l’ensemble du parti qui est concerné.
Commençons par rappeler brièvement les faits établis par le juge de première instance. Entre novembre 2004 et janvier 2016, durant onze années, des assistants parlementaires de députés européens du Front national, supposés travailler pour le compte de leurs députés employeurs et rémunérés pour cela par le Parlement européen, c’est-à-dire par les contribuables, ont été employés pour le compte du parti et de ses dirigeants. Certains assistants n’ont même jamais rencontré le député pour lequel ils étaient supposés travailler, à l’image d’un garde du corps du parti. Le tribunal a retenu un préjudice à hauteur de 4,4 millions d’euros sur l’ensemble de la période, dont 1,8 millions d’euros pour la seule Marine Le Pen, considérée comme la pièce centrale de ce détournement systématique de fonds publics.
À peine le jugement prononcé, les médias en campagne se sont levés contre cette atteinte à la liberté : la démocratie vacille, le gouvernement des juges et la gauche nous privent de notre élue ! Les chaînes de télévision se sont mises en branle pour souligner qu’il n’est en aucun cas question d’enrichissement personnel, comme si c’était là l’unique faute morale condamnable, alors même que le tribunal a démontré que le détournement des fonds publics avait permis « un enrichissement du parti » et un certain « confort de vie » pour ses cadres, dont beaucoup appartiennent à la famille Le Pen. Les professionnels du populisme réactionnaire, à commencer par Viktor Orbán, Donald Trump et le régime de Vladimir Poutine, ont tous apporté leur soutien à la nouvelle victime des juges.
On a l’impression que la sentence est tombée comme un lundi, inattendue. Certes, depuis quelques jours, le bruit commençait à monter. Déjà, on préparait le terrain en pointant du doigt les « juges rouges », en s’indignant d’une possible inéligibilité, en se concentrant sur 2027 plutôt que sur 2004 ou 2016, sur ces onze années où le Front national s’est servi dans les caisses européennes. On parlait de ce procès comme on parle des vacances, toujours lointaines et jamais présentes. Mais voilà le lundi, voilà la sentence.
Avant cela, combien d’articles dans les journaux, combien de unes et d’émissions spéciales, combien de reportages et de décryptages ? Bien peu. En revanche, le soir même, Marine Le Pen est la grande invitée du journal de 20h de TF1, le plus regardé du pays, pour dérouler son discours victimaire centré sur l’appel et l’inéligibilité, pour clamer son innocence face à un Gilles Bouleau dont on n’attend plus rien. Comme toujours, la responsabilité des médias est immense.
Ainsi, Marine Le Pen et ses partisans se réfugient derrière leur droit fondamental de faire appel, accordant une prétendue confiance à la Cour d’appel tout en accablant le tribunal correctionnel et ses magistrats. Mais qu’arrivera-t-il si jamais le juge d’appel confirmait la première décision ? Bien sûr, il resterait la cassation. Puis le conseil constitutionnel, et pourquoi pas les juridictions européennes. Enfin, tous recours possibles épuisés, il serait temps de remettre en cause la pertinence de la loi même, du droit, tout simplement. En somme, le seul juge suprême serait alors le juge populaire, dont on considère qu’il tranche par le biais de l’élection présidentielle.
On peut trouver la peine d’inéligibilité inappropriée, on peut trouver l’idée d’exécution provisoire mauvaise ; la loi est la loi et le juge n’a fait que l’appliquer. La question qui se pose est bien celle de l’équilibre entre l’état de droit et la démocratie. Le principe de souveraineté populaire, dans notre République, ne repose pas sur la possibilité laissée au peuple de renverser le droit à chaque instant, comme il ne pourrait reposer sur l’impossibilité de le changer. De plus, c’est bien le peuple qui fait le droit, par la voix de ses représentants (le propos n’étant pas de débattre ici du lien ou de l’absence de lien entre démocratie et représentation). Et le droit n’est que le reflet des valeurs d’une société, ou pour le moins des valeurs de ceux qui l’écrivent. Lorsque le Parlement a introduit dans la loi la peine d’inéligibilité, il a choisi de placer un principe de probité au-dessus d’une liberté inconditionnelle de l’électeur.
Néanmoins, la question des conséquences de cette décision sur la société française ne peut pas être écartée aussi simplement, dans une atmosphère où une grande partie des médias et de la classe politique dénoncent le « gouvernement des juges » et la « dictature des magistrats ». D’ailleurs, le tribunal a rappelé qu’il avait pleinement conscience des conséquences globales de sa décision, en particulier pour l’élection présidentielle de 2027.
La peine d’inéligibilité masque le fond de l’affaire. Le vrai problème, celui que bien trop peu de journalistes et de responsables politiques abordent et condamnent nettement, reste celui de la corruption. Au cours des dernières années, on a assisté à une multiplication formidable des condamnations pour atteintes à la probité. Alors que Nicolas Sarkozy, déjà condamné en décembre dernier pour corruption dans l’affaire Bismuth, fait face à sept ans de prison ferme dans l’affaire du financement de sa campagne présidentielle de 2007 par la dictature libyenne de Kadhafi ; alors que vingt-six ministres ou collaborateurs d’Emmanuel Macron sont impliqués dans des affaires politico-financières ; alors que plusieurs anciens chefs d’État et de gouvernement, Jacques Chirac, François Fillon, Alain Juppé, ont été reconnus coupables d’atteintes à la probité à de multiples reprises, désormais c’est un parti et une candidate parvenus par deux fois au second tour de l’élection présidentielle qui sont reconnus coupables de détournement de fonds publics.
Dans une société saine, la question de l’éligibilité de Marine Le Pen en 2027 ne se poserait même pas. Le simple fait d’être reconnue coupable d’une atteinte si grave à la probité, d’avoir détourné de l’argent public pour le compte de son parti et de ses dirigeants, devrait suffire à la disqualifier aux yeux de la population, des médias et de la classe politique. Pourtant, on ne peut que constater l’effet inverse. Cette affaire révèle ainsi une tendance bien plus profonde, une envie débordante et illimitée de voir la candidate triompher de l’État de droit.
Au fond, il ne s’agit pas de questions de procédures, d’appel ou d’exécution provisoire : donnez-moi Le Pen innocente, donnez-moi Le Pen tout court. Peu importent le droit, la loi, la morale, l’exécution provisoire, l’appel suspensif et toutes ces choses dont il est de notoriété publique que « personne n’y comprend rien ». Le regard est tourné vers l’avenir car le passé importe peu : Le Pen présidente, voilà tout, voilà qui emporte tout. Et à ce jeu, voilà qui l’emportera.
Bastien Vigier