À l'image de la plupart de ses enseignants, ce n'est pas la puissance créatrice de la matière qui anime l'étudiant en philosophie, mais bien au contraire les méthodes et notions qu'il faut apprendre pour les recracher telles quelles ensuite. En somme, un savoir machinique faisant de la philosophie — entre beaucoup autres — une pure industrie, un savoir-faire plus pauvre que jamais.
Comme le rappelait lucidement Michel Foucault en 1971, l'université fait partie de ces institutions qui ont l'air indépendantes mais qui ne le sont en aucun cas. Sa prétendue fonction de transmission de savoirs n'est que pure apparence, la première étant de maintenir au pouvoir une certaine classe sociale excluant ainsi une autre de l'accès aux instruments du pouvoir. Au même moment, son ami et collègue Gilles Deleuze théorisa, aux côtés de Félix Guattari, le rhizome désignant une structure évoluant en permanence dans toutes les directions horizontales et exempte de hiérarchie. Ce concept s'applique à l'université et a été expérimenté à la création de l'Université de Vincennes (1969-1980) dont Foucault et Deleuze furent des figures de premier plan. Aujourd'hui, force est de constater que l'université est restée au statut d'arbre par opposition au rhizome.
Dans l'ouvrage Deleuze aujourd'hui (PUF, 2025), Thomas Detcheverry souligne que : « {…} l'éducation traditionnelle éteint l'esprit critique des élèves, elle renforce le pouvoir social des oppresseurs. »1 L'état actuel de l'université en témoigne plus que jamais. Particulièrement en philosophie, où la liberté initiale d'une telle matière s'en trouve bafouée. La discipline a été considérablement codifiée de sorte à restreindre sa dimension créatrice dont Deleuze et Guattari firent l'éloge dans Qu'est-ce que la philosophie ? (Minuit, 1991). Cette observation appelle ainsi à repenser un nouveau mode d'enseignement à l'université dont les bases furent instaurées par l'Université expérimentale de Vincennes. Thomas Detcheverry aborde ses fondamentaux qui pourraient servir de socle à une nouvelle université libre :
- Une volonté de promouvoir la pluridisciplinarité et la recherche théorique contemporaine.
- L'ouverture à un public plus large afin de démocratiser l'accès à l'enseignement supérieur.
- Son fonctionnement par système modulaire et personnalisé plutôt que par système hiérarchique, linéaire et standardisé.
- Un certain engagement politique.
- L'implication directe des étudiants dans les décisions institutionnelles ou la conception des cours.
- Des expérimentations pédagogiques non-conventionnelles (séminaires participatifs, ateliers pratiques, rejet des structures hiérarchiques traditionnelles, modes d'évaluations flexibles adaptés à l'abandon des programmes rigides.)2
Il ne s'agit pas ici de renier les modes classiques de l'enseignement tels que le cours magistral mais, plus simplement, d'en repenser la portée et son utilité aux yeux de chacun. La théorie deleuzienne de la « boîte à outils » étant parfaitement concevable, en ce que le cours magistral peut permettre à chacun de retirer ce qui lui paraît le plus pertinent afin de construire ensuite ses propres problèmes. De même, le cours magistral comme le séminaire participatif demeurent des lieux de rencontres uniques où le flux de paroles et de connaissances prime sur une transmission autoritaire du savoir. Le rhizome plutôt que l'arbre.3
Un chemin est possible. Une sortie de cette boîte dans laquelle, élèves comme enseignants, ne cessent de se cogner est envisageable. Cette boîte est à la fois image de la pensée et réalité effective, en ce sens que le cours dispensé dans une salle close, parfois pendant des heures, illustre la transmission de ce savoir-faire machinique qui ne laisse que peu de place aux questions de fond, à l'échange. Un lieu doublement clos donc, tant physiquement qu'intellectuellement. Transmission autoritaire ou flux de paroles limité, l'enseignement philosophique demeure purement arborescent. Le rhizome plutôt que l'arbre.
Tout comme sa méthode. Bien tracé, clinique, elle aussi nous enferme et reste pourtant maîtresse de notre devenir. À l'oral ou à l'écrit, recracher hiérarchiquement ce qui nous a été transmis prive l'esprit de sa création. Le savoir flotte en eaux bien connues. Aucune perspective, aucun esprit critique ne semblent envisageables. Les attendus sont prédéterminés, c'est oui ou non. On ne se situe jamais au milieu, où une ligne de fuite est toujours possible. Il faut apprendre Platon, Kant, Nietzsche et Hegel de manière autoritaire. Il n'est pas question de savoir en quoi certaines de leurs pensées me traversent, ce qu'elles me permettent de créer. De même, ces pensées demeurent insuffisamment actualisées et questionnées. L'apprentissage méthodique plutôt que l'apprentissage créateur. « Faire population dans un désert, et pas espèces et genres dans une forêt. » disait Claire Parnet.4 En renonçant à la création, à l'émancipation, à la véritable démocratisation de l'institution scolaire, nous peuplons une forêt qui ne cesse de grandir. Le rhizome plutôt que l'arbre.
Pas d'idées justes, justes des idées.5 Opposer et s'opposer aux structures autoritaires du champ social qui court-circuitent le savoir et muent en robot, en machine une majorité d'élèves qui se doivent d'effectuer chaque geste selon des règles bien établies. Il faut juste des idées et renier les idées justes. Thomas Detcheverry souligne encore : « L'institution scolaire est un espace de pratiques d'enseignement répressives qui soumet les corps par son système hiérarchisé, ses examens de connaissance ou son fonctionnement punitiviste ; mais c'est aussi une machine de constitution de subjectivités, des corps et des cerveaux disponibles à l'insertion dans l'entreprise et employables au service du capital. »6 Entendez par employables ce qui est automatisable et donc foncièrement opposé à la notion de travail à laquelle Bernard Stiegler souhaita revenir à travers une politique industrielle des technologies de l'esprit. Répéter encore et encore les mêmes faits, les mêmes gestes et les mêmes paroles. Le rhizome plutôt que l'arbre.
Tout mène ainsi à ce que Bernard Stiegler nomma la disruption : « Il tente à présent (le consumer capitalism) de compenser l'extrême désenchantement provoqué par l'épuisement des systèmes sociaux en se radicalisant — en devenant purement, simplement et absolument computationnel, imposant à toute activité un entendement automatique à travers les algorithmes de la société réticulaire, qui prennent de vitesse toute critique de la raison. La raison s'en trouve systématiquement court-circuitée. La réalité de la disruption, c'est la perte de raison. »7 Une perte de raison qui mène à l'accomplissement du nihilisme, radicalisation qui rend inévitable l'autodestruction en ce sens qu'elle épuise les sociétés qu'elle exploite en s'épuisant elle-même insiste Stiegler. Le rhizome plutôt que l'arbre.
Lutter ainsi contre l'entendement automatique d'une société réticulaire en transformant l'institution scolaire et notamment l'université en un espace libre serait une première grande étape mais la tâche semble colossale. Colossale tant beaucoup s'y plaisent et restent aveugles (du moins silencieux) devant la débâcle en cours. Il faut transpercer le couvercle de la boîte, s'extirper de celle-ci. Le rhizome plutôt que l'arbre.
1, 2, 6 Camille Chamois et Thomas Detcheverry, Deleuze aujourd'hui, Paris, Puf, 2025, p.96, p.105, p.104.
3 J'emprunte cette expression à Thomas Detcheverry.
4, 5 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Champs, Flammarion, 1996, p.34, p.15.
7 Bernard Stiegler, Dans la disruption : comment ne pas devenir fou?, Paris, Actes Sud, Babel, 2016, p.70.