Attention : L’attention est par excellence la modalité de la conscience : « être conscient » c’est être attentif. L’attention est ce qui constitue les objets de la conscience, même si toute conscience n’est pas attentive – toute attention étant évidemment consciente. La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet) qu’elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le « maintenant » depuis ce qu’elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d’advenir (protention).
L’attention n’est pas un réflexe ; autrement dit, l’attention est quelque chose qui se forme et qui forme. La formation de l’attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l’attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (« être attentif », vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (« faire attention », prendre soin) : l’attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.1
Nous avons dépassé ce que Bernard Stiegler nommait la télécratie2. L’essor progressif des outils numériques et en particulier du téléphone portable mène aujourd'hui ses utilisateurs à un cas extrême d'aliénation. Ce phénomène touchant désormais les plus jeunes renvoie à ce que Joseph Schumpeter nommait la destruction créatrice aujourd'hui caractérisée par le consumérisme (c’est-à-dire le constant renouvellement de l’innovation) qui permet aux nouveaux outils numériques de capter et détruire aussitôt notre attention.
Le smartphone est partout, tout le temps. Nous n'existons que par et à travers cet outil rendant notre existence physique secondaire. Il contribue aujourd’hui à une baisse de la valeur de l’esprit, doublant ainsi le pouvoir déjà catastrophique de la télévision. Chez les plus jeunes, il est devenu difficile de distinguer le réel du superficiel. Avec l’écologie, la question du numérique semble être la plus grave à ce jour, ce qui n’inquiète pas pour autant nos représentants politiques, préférant débattre de sujets mineurs tels que la réforme des retraites. Le présent et l’avenir des plus jeunes n’ont jamais été à ce point menacés : que faut-il de plus pour réagir ?
Le massacre des innocents
Dès les années 2010, Bernard Stiegler employait le terme de massacre en observant une terrible inaction devant le pouvoir catastrophique des écrans sur les jeunes générations. Un massacre affectif et mental qui a pour seule cause l’exposition excessive aux écrans. Il est aujourd'hui légitime d'évoquer les notions d’addiction et de drogue tant les écrans ont pris une place importante dans le quotidien des plus jeunes. Ces derniers grandissent aux côtés de ces outils et les assimilent de telle sorte qu’il devient compliqué voire impossible de s’en séparer. L’intégralité de leur attention est alors captée puis détruite par les écrans. Ces outils peuvent donner l’impression de former les plus jeunes mais tendent prioritairement à les détruire. En effet, ils court-circuitent la formation psychique et sociale de l'attention en s'emparant de leur temps de cerveau disponible pourtant si précieux à l'enfance. Ainsi, pour une majorité d'enfants, il devient très compliqué « d'être attentif » et « de faire attention ». Autrement dit, l'enfant rencontre de plus en plus de difficultés pour saisir un objet, pour se concentrer sur celui-ci et pour enfin en prendre soin. Le temps passé sur les écrans ne forme en aucun cas à cela, c'est tout l'inverse. C'est bien l'écran qui s'empare de l'attention de l'enfant et qui, de fait, l'abîme au lieu d'en prendre soin. Des pratiques élémentaires telles que l'apprentissage de la lecture ou de l'écriture en font naturellement les frais. L'enfant n'ayant plus l'habitude d'être confronté à un exercice nécessitant un tel degré de concentration.
Une enquête Enabee produite en 2022 montre que 72% des enfants de 3 à 5 ans passent au moins une heure devant un écran dans les familles les moins diplômées contre 35% dans les familles les plus diplômées. Les 9-11 ans passent en moyenne 2h33 par jour devant les écrans et plus de 5h par jour quand ils ne se rendent pas à l’école. 25% d’entre eux sont d’ailleurs déjà inscrits sur les réseaux sociaux alors que l’âge minimum légal est de 13 ans. Trois ans plus tard, le constat ne peut qu'être plus alarmant. Les répercussions s’observent de manière catastrophique dans les écoles maternelles et élémentaires. En effet, l’exposition aux écrans provoque des troubles importants de la concentration et des comportements de plus en plus déviants. Le temps de cerveau disponible de ces enfants demeurent intégralement exploité par les écrans et, de fait, ils perdent tout rapport cohérent à la réalité, leur attention étant capté puis détruite. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’en trouve perturbé et les écarts de niveaux entre élèves plus ou moins exposés aux écrans se creusent. La gestion des classes devient ainsi délicate et se traduit parfois par des cas de burn-out chez les instituteurs. Au-delà des répercussions scolaires, d’autres conséquences sont observables : le déficit de sommeil, la sédentarité, le manque d’activité physique et sportive, l’obésité ainsi que d’autres pathologies chroniques telles que la myopie et autres problèmes liés à la forte exposition aux lumières bleues. Plus inquiétant encore, l’utilisation excessive des écrans impacte directement le lien social et contribue à l’isolement de plus en plus précoce des enfants dont le seul plaisir est achevé par les outils numériques. Le temps passé devant ces derniers est donc du temps perdu pour l'éducation et la socialisation de l’enfant. Ainsi, la pratique de la lecture et de l’écriture disparaît au profit de l’exposition aux écrans. La formation a laissé place à la destruction. À propos de la télécratie, Ars Industrialis précisait déjà ceci il y a plusieurs années :
En France, les enfants passent chaque année plus de temps devant un écran que sur les bancs de l’école, et en Amérique du Nord, les adolescents consacrent dix heures et demi par jour aux médias. Aussi, nul ne peut désormais ignorer qu’entre l’école qui cherche à former l’attention et l’industrie audiovisuelle qui la capte pour la déformer, il y a conflit. Cet état de fait devenu calamiteux devrait être au cœur du débat politique contemporain – d’autant que dès 2004, 56% des téléspectateurs français déclaraient ne pas aimer la télévision qu’ils regardent.
La responsabilité de ce phénomène dramatique revient en partie aux parents, incapables de réguler cette exposition des plus jeunes aux écrans. En effet, il s’agit plutôt pour eux de se décharger d’une tâche considérable : l'éducation et la formation de l'attention de leurs enfants. En pensant occuper en autonomie leurs enfants, ils participent purement et simplement à la destruction de leur attention. Mais la responsabilité de ce phénomène dramatique revient aussi et surtout aux représentants politiques qui ne font absolument rien pour atténuer le pouvoir catastrophique des écrans sur la jeune génération. La preuve en est que la question du numérique ne figure pas au cœur des débats politiques. Depuis plusieurs années, des dizaines d’enquêtes et de rapports relatent le désastre lié au numérique sans pour autant que cette question alerte nos représentants politiques. Rien n’empêche ainsi l’exposition aux écrans des plus jeunes, leur inscription de plus en plus précoce sur les réseaux sociaux, leur pratique excessive des jeux vidéo... Que ce soit la télévision, les téléphones portables, les tablettes ou les ordinateurs, tous vendent du temps de cerveau disponible aliénant ainsi chacun de leurs utilisateurs. Les plus jeunes, n’étant pas conscients du caractère néfaste de ces outils, retirent uniquement le plaisir que produisent ceux-ci. Un plaisir qui en s’emparant d’eux, mène à l’addiction et donc à la destruction. Selon la Mission Interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, huit Français sur dix sont conscients de ne pas maîtriser leurs usages d'écrans sans pour autant être en mesure de les changer 3. Une question : si ces huit Français sur dix ne parviennent pas à réguler leurs propres usages des écrans, comment peuvent-ils réguler ceux des plus jeunes ? Qu’attendent les pouvoirs publics pour sérieusement réagir ?
Apparence et discrédit
Ce phénomène d’exposition excessive aux écrans s’étend aux adolescents et se manifeste de différentes manières. 36% d’entre eux déclarent être en contact permanent avec des amis en ligne (44% chez les filles), cette observation témoigne de l’essor des plateformes numériques et de leurs messageries. Ces dernières court-circuitent largement le processus de transindividuation4 et favorisent ainsi l'isolement progressif des adolescents retranchés derrière leurs écrans. Un adolescent passe en moyenne plus de 4 heures par jour devant son téléphone portable (bien souvent résumées à une surconsommation des plateformes numériques). Le pouvoir catastrophique de ces plateformes telles que Instagram (environ 35 millions d’utilisateurs en France) ou TikTok (plus d’un milliard de visiteurs mensuels dans le monde) est observable de jour en jour. La récente apparition de courtes vidéos (reels) sur Instagram, suivant le modèle de TikTok, l’illustre parfaitement. En effet, ces plateformes captent intégralement notre attention et produisent un phénomène d’addiction dont les répercussions sont terribles. En effet, comme ce fut le cas à partir de l’essor de la télévision : « le cerveau nourri au zapping perd l’attention un peu comme celui qui mange devant la télévision perd le goût de ce qu’il mange – et parfois perd l’appétit, parfois devient boulimique. » Le scrolling ou « défilement » incarne une nouvelle forme de zapping, plus catastrophique encore. Il est la forme absolue du consumérisme moderne dans le domaine de l'audiovisuel et représente ce que Ars Industrialis décrivait comme la pulsion et le court terme, s'opposant au désir et au long terme. Le scrolling étant lui-même une pulsion (cette dernière reposant sur la possession d'un objet voué à être consommé, c'est-à-dire détruit). La pulsion rompt avec le désir qui est toujours « le désir d'une singularité infinie ou inachevée. »5 Le défilement permet ainsi de posséder et de détruire aussitôt un contenu plus ou moins attrayant. La répétition du même geste, de la même pulsion permet, en même temps, la captation de notre entière attention et donc sa destruction, dans la mesure où l'attention échappe au réel qui permet sa formation.
De plus, les réseaux sociaux apparaissent comme des machines à produire de l'apparence, en ce sens qu’ils permettent à chacun de se montrer, de se vendre aux yeux de tous. De fait, tout le monde cherche à se reconnaître dans des images qui ne reflètent que trop rarement la réalité. Ce phénomène mène inéluctablement à une perte d’estime de soi, provoquée par une confrontation constante à autrui à travers l'écran et par la difficulté de lui ressembler. Il semble sans cesse meilleur. L’accumulation d’informations et d’images produites par ce défilement permet ainsi l’entière captation de notre attention au détriment des relations extérieures. De la même manière, il réduit considérablement nos affects et détruit notre désir en exploitant les pulsions de ses consommateurs :
Si le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant de la motivation, il engendre pourtant de nos jours la destruction du désir, celui du consommateur, celui du travailleur. Si le capitalisme industriel est devenu bête, c’est qu’il nourrit nos pulsions en même temps qu’il achève nos désirs. Le capitalisme financier et les médias de masse nuisent à l’investissement, car ils ne s'inscrivent plus dans le désir et le long terme mais dans la pulsion et le court terme. La question centrale de l’économie politique n’est pas celle de la relance de la consommation, mais celle de la relance du désir, tragiquement et suicidairement en panne.6
Il s'agit ici de préciser que le terme de consommateurs s'applique bel et bien à tous les utilisateurs qui consomment du contenu numérique sur les plateformes citées. En effet, comme la télévision, les réseaux sociaux font partie intégrante de la machine que représente le capitalisme consumériste dont la dynamique première est la création destructrice. L'utilisateur de TikTok est comme le client d'un grand magasin : il consomme sans cesse du nouveau en jetant sans cesse l'ancien et valorise ainsi le nouveau aux dépens de la durabilité. Tous deux sont de grands consommateurs. Et comme le précise Ars Industrialis : « consommer n’est bien entendu pas un mal : la tragédie est de consommer sans exister – c’est à dire en perdant de vue ce qui consiste. » Le fait de consommer sans exister et de perdre de vue ce qui consiste est aussi caractéristique des plateformes incitant au scrolling. La première préoccupation de ses créateurs n'est pas de produire un contenu utile et de qualité, mais bien de vendre toujours plus de contenus, aussi néfastes soient-ils.
Il est également devenu banal de tout montrer tout le temps. La vie privée s’en trouve à son tour discréditée. Ce qui est représenté devant nous est devenu l’objet d’une double représentation, celle presque automatique de la capture de ce que je vois qui tend à être publié et visible aux yeux de tous. Beaucoup apprennent ainsi à vivre à travers des images et des apparences au pouvoir discréditant. Le réel se confond alors avec le superficiel. Il devient ainsi de plus en plus délicat de s’extirper de ce milieu qui ne reflète en rien l’actualité du réel mais bien plutôt une image d’un semblant de réel. De telle manière que les écrans occultent l’être que nous sommes nous-mêmes et font de celui-ci un être parmi les écrans.
La fissure entre le réel et le virtuel semble de plus en plus profonde. Nous l'avons vu, en détruisant notre attention, le virtuel détruit également notre désir en s'emparant de nos pulsions. Il est inconcevable de continuer ainsi et cela doit se traduire par la régulation de l'exposition aux écrans des plus jeunes ainsi que par l'interdiction de plateformes telles qu'Instagram, TikTok ou X ou du moins par la restriction de leurs contenus et de leurs accès. Cessons d'être aveugles devant une telle catastrophe. Bernard Stiegler (1952-2020) a longtemps alerté les personnalités politiques qui en sont restées sourdes et muettes. Aujourd'hui, le massacre est toujours en cours.
1 https://arsindustrialis.org/attention
2 https://arsindustrialis.org/t%C3%A9l%C3%A9cratie
La télécratie est le pouvoir de la télévision. Berlusconi, parmi beaucoup d’autres, incarne parfaitement ce pouvoir. La télécratie ambiante illustre ce que Valery, en 1939, aurait nommé la « baisse de la valeur esprit ».
Les tenants du nouveau capitalisme consumériste, c'est-à-dire du capitalisme reposant sur la création de besoins, ont vu naître l'outil rêvé dont ils avaient l'espoir : la télévision. Celle-ci, qui a connu un essor extraordinairement rapidedepuis sa naissance, est désormais dans 97°/° des foyers français ; elle reste le média le plus influent (c’est encore la télévision qui domine le flux d’information).
Faut-il encore prouver, à l’appui de chiffres ou de faits divers, l’aliénation télévisuelle ? Prendre au mot le PDG de TF1 : « Vendre du temps de cerveau disponible », cela veut dire produire du temps de cerveau sans conscience. La grande tentation est de parvenir à une captation intégrale, de mobiliser tout le « temps de cerveau disponible », elle est de détruire l’attention, de la transformer en réflexes conditionnés : tel le chien de Pavlov, la télécratie dresse notre plasticité synaptique ; l’homme qui n’est pas ce chien, cultive ce qui, en lui, ne se domestique pas.
C’est parce que le règne de la télécratie est possiblement en train de se transformer, qu’il faut plus que jamais réfléchir à ce dont nous ne sommes pas encore sortis : non seulement la soumission du premier pouvoir au quatrième pouvoir, mais encore l’exploitation et l’entretient de la bêtise à des fins marchandes ou électorales. La politique télévisuelle nourrit la désidentification collective et tue le politique.
Si le web peut nous sortir de la télécratie c’est en tant qu’il constitue structurellement un milieu technique associé (association des destinataires et des destinateurs et non plus opposition des producteurs et des consommateurs). Cependant, le web, comme toute technologie de l’esprit, est pharmacologique (autrement dit, il peut, si rien n’est fait, renforcer la télécratie).
3 https://www.drogues.gouv.fr/les-ecrans-et-les-jeux-video
Le terme « transindividuation » est dérivé du terme « transindividuel » de Gilbert Simondon. Chez ce dernier le trans-individuel se distinguait déjà des points de vue plus anciens et classiques, issus de la psychologie pour l’un et de la sociologie pour l’autre, de l’inter-individuel – où ce sont les individus qui font le groupe – et de l’intra-social – où c’est le groupe qui fait les individus. Pour Simondon, l’apparition du transindividuel est le fruit d’une individuation nouvelle, l’individuation psycho-sociale (c’est à dire d’emblée psychique et collective)1, qui rompt avec l’individuation vitale2, et où l’individu vivant se prolonge et se dépasse : dans cette nouvelle forme d’individuation indissociablement psychique et sociale, le « collectif réel » n’est ni la simple réunion de psychismes individuels déjà donnés, ni le « social pur » des insectes : c’est un devenir social qui s’individue en « unité collective » parallèlement à la « personnalisation » singulière de chaque sujet psychique.
Chez Bernard Stiegler, le transindividuel est ce qui, à travers la co-individuation diachronisante des je, engendre la trans-individuation synchronisante d’un nous3. Ce processus de transindividuation s’opère aux conditions de métastabilisation rendues possibles par ce que Simondon appelle le milieu préindividuel, qui est supposé par tout processus d’individuation et partagé par tous les individus psychiques. Ce milieu préindividuel est cependant, pour nous, intrinsèquement artefactuel, et la technique est ce dont le devenir métastabilise la co-individuation psychique et collective. La technique est ainsi le « troisième brin » de ce que Simondon, lui, pensait seulement comme une individuation « psycho-sociale »4. Le terme « transindividuation » désigne cette dynamique métastable psycho-socio-technique par laquelle le transindividuel n’est jamais un résultat donné, mais toujours en même temps une tâche : celle du désir à l’œuvre.
La « transindividuation » n’est pas seulement une co-individuation, car celle-ci n’est pas suffisante pour ouvrir un milieu qui dépasse l’individu tout en le prolongeant. La transindividuation est la trans-formation des je par le nous et du nous par le je, elle est corrélativement la trans-formation du milieu techno-symbolique à l’intérieur duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous. Le social en général est produit par transindividuation, c’est-à-dire par la participation à des milieux associés où se forment des significations qui se jouent entre ou à travers les êtres qu’elles constituent.
Il n’y a pas de transindividuaton sans techniques ou technologies de transindividuation, qui sont des pharmaka. La transindividuation est ce qui se constitue à travers des circuits de transindividuation, c’est à dire à travers les relations qui trament l’individu collectif par l’intermédiaire des individus psychiques. Ces relations sont avant tout mnésiques. Lorsque les techniques ou technologies sont mises au service de la prolétarisation et de la désindividuation, elles provoquent des court-circuits dans la transindividuation, elles délient les individus psychiques des circuits longs d’individuation, elles le rabattent sur un plan de subsistance en les coupant des plans de consistance. L’hypomnèse devient alors toxique.
Le désir ne s’oppose pas seulement à la sidération, il s’oppose à la pulsion – ou plus exactement il est ce qui trans-forme la pulsion : ce qui la détourne à travers l'idéalisation de son objet et rend possible la sublimation.
La sublimation est le processus constitutif par lequel l'humanité, comme trans-formation des pulsions en désirs, anime l’hominisation comme tendance à l’élévation individuelle qu’Aristote dit noétique (intellectuelle et spirituelle).
Les bêtes, pas plus que les dieux, n’ont de désir : elles ont des instincts. Lorsque les instincts sont trans-formables en désir, ce ne sont plus des instincts, mais des pulsions, qui peuvent cependant toujours régresser au stade de ce que l’on nomme la bêtise.
Le désir, à commencer par celui de vivre, est ce dont on doit prendre soin, il est la matière première de nos existences et de leurs politiques, il est ce qui fait de nous des êtres non-inhumains.La destruction du désir – par la déliaison des pulsions – conduit à la destruction du désir de vivre lui-même : le genre humain est la seule espèce zoologique capable de suicide (individuel ou collectif). Là est le véritable enjeu de ce qu’analysait Freud dans Malaise dans la civilisation (1929).
Si le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant de la motivation, il engendre pourtant de nos jours la destruction du désir, celui du consommateur, celui du travailleur. Si le capitalisme industriel est devenu bête, c’est qu’il nourrit nos pulsions en même temps qu’il achève nos désirs. Le capitalisme financier et les médias de masse nuisent à l’investissement, car ils ne s'inscrivent plus dans le désiret le long terme mais dans la pulsion et le court terme. La question centrale de l’économie politique n’est pas celle de la relance de la consommation, mais celle de la relance du désir, tragiquement et suicidairement en panne.
La pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d’un objet voué à être consommé, c’est à dire consumé, c’est à dire détruit. A l’inverse le désir, aussi bien dans son sujet que dans son objet, est toujours le désir d’une singularité infinie ou inachevée (non-finie). En ce sens, l’infinité du désir est ce qui distingue par exemple la justice du droit, et la promesse du programme.
6 https://arsindustrialis.org/vocabulaire-desir-pulsion