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Billet de blog 4 févr. 2023

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Le nouvel impérialisme russe – Les faits du temps présent

Ce texte n’a pas été écrit en 2022, mais en 1946 par Victor Serge dans l’ avant-propos d’un recueil de ses quelques écrits pendant la seconde guerre mondiale titré « le nouvel impérialisme russe ».

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Ce texte n’a pas été écrit en 2022, mais en 1946 par Victor Serge dans l’ avant-propos d’un recueil de ses quelques écrits pendant la seconde guerre mondiale titré « le nouvel impérialisme russe ».
Le relire en 2023 , 80 ans après la bataille de Stalingrad, est la meilleure manière de se souvenir des sacrifices qu’ont enduré les populations européennes de cette époque  qu’elles soient soviétiques ( dont les Ukrainiens ) ou d’ Europe centrale

Les faits du temps présent – Victor Serge - 1946

J’ai réuni dans ces pages quelques écrits des dernières années, les uns inédits, les autres publiés aux Etats-Unis ou au Mexique. Qu’on veuille bien les lire à la lumière des faits du temps présent…

Le grand fait de ce lendemain de guerre mondiale, c’est l’échec de la paix. Tous les espoirs des hommes sont déçus. Ni réconciliation des victimes, ni reconstruction d’une Europe nouvelle, ni réorganisation du monde pour le travail pacifique, ni révolution socialiste ou socialisante…
Les conférences diplomatiques se suivent et les conflits s’aggravent. Nous avons la sensation de vivre entre deux guerres. Les peuples affamés saignent encore. Les Etats-Unis fabriquent des bombes atomiques. Une puissance maitresse des côtes méridionales de la Baltique essaie dans les ciels de la Suède de nouvelles fusées automatiques. Un savant russe annonce que sa patrie compte faire bientôt, à son tour, des essais de bombe atomique…Un tel pessimisme règne au fond des esprits que lorsque, récemment des raz de marée dévastèrent les côtes du Chili, l’on pensa à des expériences de guerre atomique sous-marine…La Mandchourie, la Chine, l’Iran, le Kurdistan, les Dardanelles, la Palestine, les Balkans, Trieste, l’Autriche, la Pologne, l’Allemagne constituent autant de foyers de conflit. Dans toute l’Eurasie, de la Saxe à la Corée, de l’océan Arctique à la Méditerranée, deux systèmes de puissance armées s’affrontent.

Il serait facile de prononcer à ce propos un réquisitoire de plus contre le capitalisme et les impérialismes capitalistes. Le socialiste qui écrit ces lignes n’a rien oublié des justes prévisions du marxisme ; mais il n’entend pas se laisser aveugler par les faits d’hier et même il entend voir clair, démêler les contradictions asphyxiantes du temps présent les tendances fondamentales les plus menaçantes, les lignes de force les plus inhumaines. Il constate que sans l’intervention américaine, l’Europe et le nord de l’Afrique subiraient aujourd’hui le Totalitarisme nazi ; et l’URSS serait vaincue. Il constate que l’Empire britannique, gouverné par les travaillistes, évacue l’Egypte et offre l’indépendance aux Indes. Il constate que les vieilles méthodes coloniales sont usées. Il croit connaitre assez les Américains pour conclure qu’en dépit de leur colossale suprématie industrielle et de la structure sociale d’une République dominée par les grands trusts, et bien que très désireux de « faire de bonnes affaires » dans le monde entier, leur immense majorité ne songe pas à imposer des tyrannies aux cinq continents et souhaiterait tout au contraire une réorganisation supportable des relations intercontinentales …Il constate que l’échec complet de la reconstruction-qui eût été forcément socialisante-de l’Europe est dû aux invasions, aux occupations, aux spoliations, aux agressions de l’URSS totalitaire.

On a souvent repris la formule du stratège prussien Clausewitz :  « La guerre est la prolongation de la politique ». Dans les autarcies dont les gouvernements n’ont à redouter aucun contrôle de l’opinion, la politique agressive, à l’extérieur, est la prolongation inévitable de la politique intérieure de régimes impopulaires en état de crise permanente. La terreur offre, il est vrai, aux crises des solutions relativement faciles, mais elle n’y saurait suffire indéfiniment ;il en faut chercher d’autres. Où, si ce n’est dans l’expansion du système, dans la conquête d’  « espace vital » ? Tenons compte aussi des psychoses du soupçon et de l’anxiété qui l’emportent chez les gouvernants des régimes de terreur.

En ce qui concerne les Russies, quels faits dominent le débat ?

  • Le totalitarisme n’a évolué que sur un point : il a consenti aux populations une liberté religieuse dûment contrôlée, avec un clergé servile, dressé par les persécutions, qui fait dire des prières publiques pour le Chef. Parti unique, culte du Chef, pensée dirigée, monopole de l’information, appareil policier.
  • Les recoupements les plus sérieux, à base d’informations fragmentaires mais abondantes, obligent à estimer au-dessus de dix millions (10.000.000) le nombre de citoyens soviétiques internés dans les camps de concentration. Des observateurs formulent des estimations sensiblement plus élevées. Ces chiffres sont admis par des auteurs aussi scrupuleusement documentés que David Dallin, W.H. Chamberlin, Boris Nicolaievski, R. Abramovitch, Victor Kravchenko, et mentionnés par des journalistes récemment accrédités à  Moscou (Bruce Atkinson). Mon expérience personnelle ne me permet pas de les mettre en doute…Une carte des centres de travail forcé de l’URSS, publiée à New-York, en août 1946, par Ruth Fischer, indique en note que la population des régions pénitentiaires varierait entre quinze et vingt millions d’âmes. Les renseignements fournis sur la région dite du Dalstroy par des rescapés ont apporté à ces données de terrifiantes confirmations
  • Les transferts de populations à l’intérieur, par mesure de répression collective, ont atteint des proportions qui dépassent l’imagination. Plusieurs républiques autonomes ont ainsi disparu – par mesure administrative et secrète – le gros de leur population ayant été tranféré à destination secrète. Ce sont les républiques des Allemands de la Volga (environ 600.000 habitants, capitale Marxstadt !), la république des Kalmykhs, celle des Tchétchennes-Ingouch du Caucase septentrional, celle des Karatchaev, voisine de cette dernière, et celle des Tatars de Crimée. La motivation officielle de ces « suppressions de républiques » indique que les populations sympathisèrent avec l’invasion nazie (comme du reste il arriva souvent en Ukraine au début de la guerre ; il fallut toute la cruauté du nazisme pour transformer le défaitisme des régions occupées en résistance). La preuve est ainsi faite de l’amertume sans borne de minorités nationales qui, la veille de la guerre, manifestaient sans cesse leur adoration du Chef.
  • Le IVe plan quinquennal adopté il y a quelques mois, est au premier chef un plan de réarmement qui annonce, en dépit des accroissements territoriaux, le maintien pour les masses d’un niveau de consommation inférieur aux besoins de l’homme civilisé et sensiblement inférieur au niveau moyen atteint sous l’ancien régime impérial. La tendance générale est au déplacement des industries lourdes vers l’Est, c’est-à-dire l’Oural et la Sibérie. Planification de guerre.
  • Les données officielles publiées à l’occasion de l’étude du IVe plan quinquennal font ressortir l’extrême misère des campagnes ( dans un pays dont la majorité de la population est rurale). Le nombre de chevaux est tombé au-dessous du chiffre des années les plus noires de la collectivisation forcée ; et la production des pétroles marque une baisse considérable. L’agriculture n’aura donc ni chevaux ni tracteurs…
    S’il était question en Russie d’un gouvernement socialiste, l’évidence lui dicterait son devoir immédiat. Ce serait d’abolir la servitude pénitentiaire des « régions spéciales de travail-forcé » ; de remédier aux causes de la désaffection des minorités nationales ; de hâter la reconstruction des territoires dévastés et de remédier à la misère générale par la collaboration économique avec l’étranger ; d’établir des relations paisibles et fraternelles avec une Europe désarmée en voie de reconstruction pour une paix durable ; de reconstruire et développer les industries pour le bien-être des citoyens et non pour la guerre future ; de donner dans les pays ou l’armée rouge a porté ses drapeaux, des exemples de justice sociale et de fraternité…Nous sommes loin du compte.
  • Dans la période de guerre qui commence à Stalingrad et finit par l’entrée des Russes à Berlin, l’Armée rouge a joui, à juste titre, d’un crédit moral presque illimité. C’est en l’appelant, en l’attendant de toute son âme que Varsovie se souleva. Pendant la bataille de Berlin des immeubles des faubourgs ouvriers se couvrirent de loques rouges…La déception qui suivit fut affreuse. Ce furent les pillages systématiques, notamment dans les quartiers ouvriers ; ce fut le viol systématique des femmes, un fait abominable sur lequel nous avons reçu bien des témoignages. A berlin, les ouvrières portant le brassard du PC et qui le premier jour avaient acclamé les vainqueurs, subirent un traitement commun ; et le commandement russe interdit aux médecins des hôpitaux de pratiquer l’avortement préventif. (Lettre d’un militant, publiée par The Network, New York, numéro de nov-dec 45, commentée par l’organe du Parti Socialiste américain, The Call et par le New-Leader)
  • Sous l’occupation russe en Allemagne, des militants social-démocrates, à peine sortis des camps de concentration et qui repoussaient l’unification avec le PC allemand, ont été kidnappés, assassinés ou internés dans les camps établis autrefois par les nazis. Toute liberté politique a disparu…Des faits analogues – innombrables – se sont produits, continuent à se produire en Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Yougoslavie…La confiscation des industries autrichiennes, considérées par le commandement stalinien comme « biens des nazis » (et tombant dès lors sous le coup de l’accord de Potsdam) menace de ruiner la classe ouvrière socialiste d’Autriche.
  • Dans tous les pays dits libérés ou occupés, la Police d’Etat, arrivant sur les talons de l’Armée rouge et servie par les PC locaux, a procédé contre les adversaires libéraux, socialistes et révolutionnaires du Totalitarisme stalinien à de véritables campagnes d’extermination. En Mandchourie, les émigrés russes, vieux menchéviks, sionistes (le Docteur Kauffman et ses amis), socialistes-révolutionnaires, cosaques, simples lecteurs d’une revue publiée aux Etats-Unis par Kerensky, ont été fusillés par paquets. Dans les Balkans, l’émigration russe a été arrêtée toute entière. En Tchécoslovaquie, où l’émigration libérale, démocratique et socialiste était particulièrement nombreuse par suite des garanties que lui avaient offertes MM Masaryk et Bénès, les arrestations, disparitions, assassinats et suicides l’ont annihilée. (Les Blancs réactionnaires n’ont pas évidemment été traités avec plus d’indulgence ; mais bon nombre d’ex-officiers émigrés ont passé au service du nouveau régime).
    Qu’il me soit permis d’user ici d’une précaution contre le fanatisme. Tous ces faits – et une foule d’autres du même genre – ont été largement publiés dans la presse de grande information et la presse de gauche de langue anglaise. Personne ne s’est inscrit en faux contre eux. Personne ne les a niés. Personne ne les a justifiés, puisqu’ils sont injustifiables.
    Je connais l’homme russe, je connais le soldat russe. Comme tous les soldats du monde, il est capable du meilleur et du pire, cela va de soi. Le soldat russe, pendant cette guerre infernale, fut le plus mal vêtu, le plus mal nourri, le plus durement discipliné. Dans aucune autre armée – que je sache – l’officier n’avait le droit et le devoir d’abattre sur place, sans jugement, le combattant qui défaillait, manquait à la discipline ou au respect de ses supérieurs. (Un fait de ce genre est relaté dans une nouvelle de l’écrivain combattant Alexandre Bek, qui a eu en URSS, un succès officiel et en quelque mesure mérité). Aucun soldat du monde n’a fait néanmoins une guerre plus énergique. Une jeunesse entière fut sacrifiée. Endurci, affamé, exaspéré, accablé de privations, le soldat russe ne pouvait être un vainqueur magnanime…Ce qui inculpe le régime, c’est la systématisation et la généralisation des crimes du lendemain de la victoire ; les logements ouvriers de Vienne et de Berlin furent pillés avec ordre ; les viols de Berlin furent sanctionnés, délibérément tolérés et même accomplis par des officiers disposant de la vie de leurs hommes et parfaitement disciplinés par ailleurs. Que conclure ? Que le haut commandement politique poursuivait ainsi un fin définie qui était de briser le moral des vaincus par la terreur et la misère. Et les vaincus, dans ces cas, ce n’étaient pas les nazis, c’étaient les travailleurs, prolétariat et classes moyennes ; c’étaient des victimes du nazisme (de l’avis même de la propagande communiste). Système des pénitenciers : d’abord on brise l’homme, on brise la femme. Ensuite, le moindre adoucissement de régime paraît un bienfait…

Le Totalitarisme justifie – une fois de plus – son expansion par un besoin de sécurité. Qui ne voit la fausseté éclatante de cet argument ? L’Allemagne est épuisée pour longtemps et ne pourrait redevenir redoutable qu’au service de tel ou tel de ses vainqueurs. Ce n’est donc plus d’elle qu’il s’agit. Une petite Pologne libre, qui mettrait trente ans à panser ses plaies, ne serait pas non plus un danger véritable pour l’URSS aux 190 millions d’habitants. Mais une Europe centrale et orientale pacifiée, se reconstruisant sous des gouvernements démocratiques nécessairement influencés par le socialisme, serait – sans bombardiers – bien dangereuse par son simple voisinage pour le gouvernement absolu d’un grand pays voué à la pauvreté, privé de liberté, et pensant malgré tout. Le Totalitarisme s’entoure donc d’une ceinture d’Etats-satellites ; il ne peut faire autrement, mais ce faisant, il ruine sa sécurité, car il accumule autour de lui, chez lui, les problèmes insolubles, les haines mûrissantes, les substances explosives, et il ouvre un conflit de domination continentale.
Suivons encore les faits. Nous n’avons été qu’une poignée à préconiser depuis dix ans, devant des crimes qui atteignaient la conscience même de l’homme moderne et plus particulièrement démoralisaient l’humanité socialiste, la nécessité de l’intervention morale. On sait aujourd’hui que les procès d’imposture et de sang préparaient en 1936-1938, à Moscou, le pacte Molotov-Ribbentrop. Deux nouvelles constatations s’imposent sur ce sujet :

  • La légende de « l’épuration qui supprima en URSS la cinquième colonne réelle ou potentielle », légende si maladroitement accréditée par M. Joseph E.Davies, dans Mission à Moscou, est morte de malemort. Aucun pays envahi n’a fourni au nazisme plus nombreuse cinquième colonne que l’URSS, démoralisée par la famine et la terreur : des républiques entières, nous venons de le voir, et l’armée de Vlassov. Vlassov fut précisément un des généraux de l’arrivisme thermidorien qui applaudirent à l’assassinat de Toukhatchevski.
  • Par un bizarre contre-coup, le procès de Nüremberg a démontré l’imposture des procès de Moscou. Une des thèses soutenues alors par l’accusation était, rappelons-le, celle de la collusion des oppositions avec le nazisme (« entrevue Hess-Trotsky ») comme du reste avec l’Intelligence Service britannique…Presque toutes les archives secrètes du nazisme sont aujourd’hui entre les mains des Alliés. Les ténébreuses coulisses du parti hitlérien ont été passablement ventilées à Nüremberg où pourtant les procureurs russes se sont bien gardés de poser au demi-fou Hess la question de prétendue collaboration avec Trotsky. En Angleterre et aux Etats-Unis, des hommes de haute conscience ont publiquement exigé que la question fût posée. Elle ne l’a pas été. Elle ne pouvait l’être. Les archives du nazisme démentent les procureurs de Moscou

Tels sont les faits, les faits incassables. Je les consigne avec amertume, avec déchirement, par devoir, une fois de plus. On ne bâtira rien sur les tombes et les ruines avec du mensonge, de la fourberie, de la fausse monnaie et du sang innocent. Rien ! Mais on préparera, en fermant les yeux, de nouvelles destructions, de nouvelles fosses communes. Des communistes français me liront avec indignation. Quelques-uns , par ordre ou par souffrance, m’accuseront de trahison…Camarades, camarades du Parti des fusilleurs des camarades les plus grands, voudrais-je leur dire bien tranquillement, voyez et réfléchissez. Informez-vous, insultez ou frappez ensuite. Ce qui vous entraine encore, vous, les honnêtes gens du communisme – et non les agents professionnels – c’est le souvenir, plus puissant que toute boue, de la première révolution socialiste d’un monde cheminant sous des catastrophes. Vous vivez sur un capital dilapidé dans la boue, la boue mêlée de sang à profusion. 1917, c’était « la paix des peuples sans annexion ni indemnité » ! C’était la solidarité avec tous les opprimés de la planète ! C’était la terre aux paysans , l’abolition de la peine de mort ! C’était…On ne sait plus ce que c’était ! Et rien de ce que c’était ne peut plus recommencer, car le Totalitarisme a passé sur les corps des révolutionnaires, sur les souvenirs, sur les conquêtes socialistes, sur vos cerveaux…Donnez-moi donc un démenti ! Dites : ceci n’est pas vrai, démontrez-le. Demandez au Parti de réfuter l’argumentation qu’avec cent autres j’apporte ici. Demandez aux ambassades intéressées des réfutations pertinentes et vérifiables. Ou justifiez tout, endossez tout, avalez tout ! Alors, tant pis pour vous, car il n’y a plus rien de commun entre vous et les hommes libres , vous et la conscience droite, vous et le socialisme, vous et la plus infime lueur de liberté…

Des intellectuels mettent une singulière bonne volonté à fournir aux masses bernées du parti totalitaire une dialectique ambiguë. Ils ne nient rien. Trop habiles pour cela et trop prudents. Ils feignent de douter et l’on comprend qu’en réalité, ils doutent un peu d’eux-mêmes. Ils feignent d’expliquer tout en n’expliquant pas. Cela laisse pourtant sur le papier des phrases captieuses qui, pour l’ignorant ou la demie-dupe de bonne volonté, paraissent dire quelque chose de soutenable…

Un chrétien écrit par exemple : « …le communisme est jeune et n’a pas des siècles d’existence derrière lui ; il ne faut pas s’étonner que ses débuts soient sanglants… »etc. (Martin Brionne, Esprit, 1er mai 1946, p 699). Mais est-ce bien le communisme, Monsieur ? A quoi le reconnaissez-vous ? Ne serait-ce pas le contraire par hasard ? Il y a dans les Evangiles un certain communisme ; il y en a un autre dans l’œuvre de Marx et de ses continuateurs…Lequel reconnaissez-vous et à quel signe ? Donnez des siècles à n’importe quel régime d’écrasement de l’homme et il changera, bien-sûr. Le nazisme aussi, quelques siècles aidant, eût vraisemblablement changé. En doutez-vous ? Le même publiciste écrit encore que « le tempérament slave ne s’est jamais accommodé de mesure ». Sous leur camisole de force, le tempérament slave, « l’âme slave » ont bon dos…Comme si, en quatre ans d’occupation nazie, la France, pays de la mesure, du penser cartésien, de Montaigne et de Jaurès, n’avait pas produit des SS, des miliciens, des camps de concentration et des antisémites en nombre suffisant pour un bon commencement d’enfer social ! Ne faudrait-il pas néanmoins de sombres imbéciles pour en inculper le « tempérament français » ? La France authentique, celle des quarante millions d’hommes moyens, bienveillants et sensés, fût-elle jamais en question, si ce n’est en tant que victime d’une machinerie totalitaire ? M. Brionne écrit encore : « Adhérer au communisme, pour un français, ce n’est pas entériner ou souhaiter les actes de barbarie des moujiks dont nos prisonniers de l’Est nous ont fait le récit. C’est accepter les positions fondamentales des grands théoriciens marxistes… ». On s’émerveille de trouver en si peu de lignes tant de confusions et d’erreurs. Et d’abord de quels « grands théoriciens marxistes » s’agit-il ? Marx, Engels, Jaurès, Guesde, Bebel, Kautsky, Lenine, Trotsky, les fusillés Boukharine et Préobrajenski (auteurs de l’ABC du Communisme de 1918) préconisèrent-ils le Totalitarisme ? En voyez-vous la justification dans leurs œuvres ? Ou connaitriez-vous, Monsieur, un « grand theoricien » du stalinisme ? Laissez-moi vous apprendre que le stalinisme a précisément supprimé les théoriciens, grands, moyens et petits…La confusion du communisme et du socialisme, à une époque ou les deux doctrines s’opposent, l’une défendant l’homme et l’autre l’annihilant, ne peut avoir une justification spécieuse dans la sémantique ; elle est malhonnête puisqu’elle tend à dissimuler des incompatibilités fondamentales ; elle est néfaste puisqu’elle feint de prendre la fausse monnaie totalitaire pour du bon or frappé selon le Manifeste communiste de Marx-Engels. L’allusion à la « barbarie des moujiks » m’est pénible à considérer car je connais, j’aime le paysan russe, frère de tous les paysans du monde et pas plus méchant qu’eux…Un vrai grand chrétien, mais antitotalitaire à fond celui-là, bien que le mot n’existât point à son époque (le mot « despotisme » lui suffisait), Léon Tolstoy, vivant parmi les moujiks, eut d’eux un autre opinion et sensiblement meilleure. M. Brionne ne s’est pas demandé par quelles écoles ils ont passé, les moujiks devenus parfois cruels comme tant d’autres Européens moins misérables. Quelles famines, quelles contraintes, quel dressage à la barbarie organisée, à la pensée asservie, ils ont subi, ils subissent !

Je ne connais pas M. Martin Brionne et je me souviens du temps où la revue personnaliste Esprit tenait à propos des épurations de Moscou et du massacre des vieux chefs de la véritable Armée rouge un langage bien différent. La contradiction entre le respect de la personne humaine et la destruction de la personne humaine par l’Etat lui apparaissait alors ce qu’elle est : évidente et monstrueuse. Je ne relève ce texte que parce qu’il est typique : les ratiocinations nébuleuses de cette qualité constituent toute l’idéologie des intellectuels intoxiqués par la puissance plus apparente que réelle du communisme actuel. L’œuvre la plus saisissante de ce genre de propagande me semble être le journal de l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, M. Joseph E. Davies Missions à Moscou, qui s’est vendu en plusieurs langues à des centaines de milliers d’exemplaires. C’est un ouvrage éminemment instructif. Il contient en grand nombre, avec des relations de faits bouleversantes, des conclusions comme celles-ci : « La Russie de Lénine et de Trotsky, la Russie bolchévik, n’existe plus… » (p 450 de la petite édition américaine) « L’Allemagne et la Russie Soviétique sont des Etats totalitaires. Des Etats réalistes . » Notez l’éloge insidieux d’un certain réalisme (p 427 daté du 7 juillet 1941) « La terreur, ici, est horrifiante. Bien des signes indiquent que la peur atteint et hante tous les milieux sociaux.. » (p 265 daté de Moscou 1er avril 1938) « L’épuration est indéniablement politique. D’après ce que j’ai entendu dire par des leaders du gouvernement, elle fut délibérément envisagée par eux, bien qu’ils en déplorassent la nécessité…Ils reconnaissent et déplorent qu’il y ait de nombreuses victimes innocentes… »(p 266). Enfin, dans un résumé des faits, daté du 6 juin 1938 et destiné au Cabinet de Washington, cette appréciation méditée : « Terreur. Epuration. Un esprit démocratique conçoit comme inévitable que la tyrannie exercée par une police secrète sur la liberté et la vie des citoyens, parmi toutes les classes de la société au sein desquelles elle arrache les gens à leurs familles et à leurs amitiés, sans protection possible contre l’injustice,…il apparait inévitable que cette tyrannie doive à la longue provoquer le renversement du régime. » (p 350. Le style de M. Joseph E. Davies est lamentablement vaseux. On le remarquera). Permettons-nous un tout petit peu de psychologie. Tel était le ton du livre non publié d’un diplomate accrédité  à Moscou. Mais en 1941, après l’agression nazie contre le peuple russe et l’entrée des Etats-Unis dans la guerre, M. Davies ajouta au milieu du manuscrit destiné à la publication huit pages de révision de ses vues antérieures, huit pages qu’il est devenu tristement amusant de relire. L’idée maitresse en est qu’ « il n’y a pas eu de cinquième colonne en Russie. L’épuration avait nettoyé le pays, éliminé la trahison » (p 246). C’est « en ruminant la situation » en cours de voyage dans le Wisconsin que M. Davies eut cette révélation rétrospective et radicalement fausse, comme il est désormais prouvé. Par contre l’idée que l’invasion si rapide de la Russie ne fut rendue possible que par la désaffection des populations vis-à-vis du régime, par l’extermination des cadres révolutionnaires et plus particulièrement du vieil Etat-major expérimenté, n’effleura pas son esprit diplomatique…

Au temps présent, si plein de dangers, de souffrances et d’inquiétudes, la pensée fumeuse et malhonnête ne peut servir qu’à de vastes escroqueries, et ne peut conduire qu’à des accidents graves. Le mécanicien de chemin de fer dont la conscience professionnelle ne serait pas plus droite et plus réaliste que celle des intellectuels pro-staliniens ferait promptement dérailler son train et, s’il survivait à ses propres fautes, passerait en cour d’assises.

Que de choses de ce genre furent naguère écrites sur le Fascisme et le Nazisme ! On en connait les suites et conséquences…Le premier devoir est maintenant de se rendre compte de la réalité, d’y faire face avec droiture et courage, sans bandeau sur les yeux ni bâillon sur la bouche, en appelant les choses par leur nom…A ce prix, rien qu’à ce prix, le dur combat pour un avenir meilleur redevient possible.

Mexico, 1946. Victor Serge

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