Lorsque Roger Caillois publie en 1958, l'ouvrage "Les jeux et les hommes", il définit le jeu comme une activité "soigneusement isolée" de l'existence. En 2017, cette barrière est tombée. A présent, on joue à des serious game au bureau, à Pokémon Go dans la rue, à Candy Crush dans le métro, à Foursquare en vacances. La vie et le jeu sont intimement liés.
Et depuis quelques semaines, on assiste à un jeu grandeur nature, celui des élections présidentielles. Un jeu qui dure officiellement depuis le 23 février, lancement officielle de la course aux signatures, et qui devrait se terminer le 7 mai à 20h, heure de la fermeture des bureaux de vote.
Dans les élections présidentielles, tous les mécanismes du jeu sont réunis : la compétition, le système de récompenses, la progression.
500 points pour jouer
Au jeu des élections, il y a d'un côté les joueurs-candidats et de l'autre les joueurs-votants. Et même si les règles sont simples, peu de candidats arrivent à jouer. Car si ce nombre ne cesse d'augmenter, on durcit régulièrement les règles pour limiter les joueurs en tout genre. De six candidats en 1965 à une dizaine, au chiffre record de 16 en 2002, on retrouve en 2017, onze participants.
A la manière du Rami où le joueur doit poser au moins 51 points pour jouer la première fois ou aux petits chevaux où l'on doit faire un 6 pour sortir de son écurie, le candidat à l'élection présidentielle, lui doit réunir 500 parrainages d'au moins 31 départements pour commencer à jouer. A l'approche de la partie, le stress monte : "Aura-t-il, aura-t-elle pas ses 500 signatures ?". Pendant des années, certains joueurs ont bluffé, c'est-à-dire ont tenté de faire illusion ou de tromper sur leurs forces. . "Traditionnellement, au FN, la campagne présidentielle débutait par le cérémonial de la chasse aux 500 signatures".
Et comme dans tous les jeux, les joueurs parlent et s'expriment. En 2012, Martine Aubry disait de Marine Le Pen :
Elle bluffe comme Jean-Marie Le Pen.
Chacun développe sa technique de jeu, s'entraîne, joue et rejoue.
Joueurs-votants et taux de participation
Chez les joueurs-votants, on s'interroge sur l'utilité de jouer ou sur l'utilité même du jeu. Parfois, on préfère s'abstenir. Cette équation dans la mécanique ludique est originale. En effet, les joueurs-votants peuvent quitter la partie jusqu'au dernier moment ! L'historien Johan Huizinga montra que "le jeu est jeu car il est dénué de toute utilité". C'est certainement en ça que les Français sont face à un immense jeu. L'écrivain et chroniqueur Antoine Buéno s'interroge : "Pourquoi voter ? Pour participer à la prise de décision collective via ses représentants. C'est la raison d'être du vote. Mais le vote permet-il réellement à l'électeur d'avoir la moindre prise sur les politiques menées. (...) il n'a aucune garantie que le programme du vainqueur soit mis en oeuvre."
Selon l’Insee, il y a en France 44,8 millions d'électeurs. Ces joueurs peuvent jouer ou s'abstenir. Les prévisions en 2017 estiment à 33,2 millions le nombre de votants et 11,6 millions celui des abstentionnistes. La mécanique ludique de notre jeu, se résume dans les faits à un papier à glisser adroitement dans une urne. Jusque là, tout va bien. Mais pour glisser ce papier, il s'agit de faire preuve de discernement et de faire attention aux pièges. Car les vrais joueurs, ce sont bien les candidats.
Tournois 1 et 2
A la manière des joueurs de poker ou de jeux vidéo, les candidats gagnent leur vie en participant à des tournois législatifs, européens, régionaux. Le plus important étant le tournoi présidentiel. Et contrairement aux autres, ici, c'est moins la cohésion d'équipe qui compte que l'individu. Pour preuve, traditionnellement, le jeu est souvent celui des partis : le PS, Les Républicains, l'UDI, les Verts, le PCF, le FN,... En 2017, les cartes sont redistribuées. Si les alliances ont toujours existé - on pense notamment à Benoit Hamon, le candidat du PS et d'EELV, ou à Jean-Luc Mélenchon et son alliance avec le PCF - le fait de partir en solo, un peu moins. Emmanuel Macron fait partie de ces nouveaux joueurs.
Comme dans tous les jeux, il existe des limites de temps et de lieu pendant lesquelles, il y a "des mondes", "des niveaux" à passer : les primaires pour certains, les meeting, les débats, les interview et les affaires judiciaires (épreuve incontournable de 2017). Les scores sont recalculés à chaque fois par des instituts de sondage : +1 par ici, -2 par là !

A la fin du 1er tour, on affronte le Boss, cet ennemi plus difficile à battre que les autres. Dans les jeux vidéo, c'est souvent celui que l'on doit affronter à la fin d'un niveau ou à la toute fin d'un jeu. Et comment gagne-t-on devant le Boss ? Avec la bonne tenue, le bon mot, la bonne formule, celle qui marquera les esprits.
Se coucher ou pas ?
S'il n'existe pas de cas depuis la première élection présidentielle, cela ne veut pas dire que ce n'est pas possible. Oui, dans ce jeu, un joueur-candidat peut se coucher ! Vito Marinese, docteur en droit public et conseiller parlementaire, explique "qu'il y a une disposition générale dans le code électoral qui prévoit que tu peux retirer tes bulletins à tout moment. C’est l’article R55 du code électoral, qui vaut pour toutes les élections. Il dit que les candidats ou leurs mandataires peuvent à tout moment demander le retrait de leurs bulletins de vote. D’ailleurs, ce sont les candidats qui payent leurs bulletins." Alors comme au poker, on a le droit de se coucher si on ne veut pas continuer la partie, si on ne la sent pas. Mais cette option n'est pas envisageable. Tous les candidats doivent faire comme s'ils allaient gagner même avec 2% des intentions de vote. En tout cas, c'est comme ça qu'on joue depuis des années.
Peut-être qu'au fond, l'élection présidentielle s'apparente davantage à un jeu de rôle, qu'à un jeu stratégique ou de conquête. Il faut entrer dans le costume de président pour le devenir, et se persuader qu'on va gagner !
Le 23 avril, les candidats-joueurs vont passer "un niveau" important : le vote du 1er tour. A quelques jours de ce moment où les joueurs-votants entrent en piste, les observateurs anticipent les scores, cherchent à faire le jeu. Mais au final, c'est nous qui donnerons les points !
Certains se diront que comparer l'élection présidentielle à un jeu, n'est vraiment pas sérieux. Et pourtant ! Si l'on considérait ce moment politique comme tel, nos hommes politiques joueraient le jeu et la phrase d'Aristote deviendrait peut-être réelle : "Joue et tu deviendras sérieux !".
Journée ludo-politique à Petit Bain, dimanche 23 avril 2017 de 12h à 20h
Crédit photo : IPSOS et La Croix