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Billet de blog 2 août 2025

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Qui a trahi les Lumières ? — Lettre de Tunis à l’Occident

Depuis Tunis, un regard inverse sur les Lumières : alors que l’Occident accuse les peuples du Sud de trahir ses valeurs, c’est lui-même qui a marchandisé liberté, égalité et fraternité. Ce texte interpelle, rappelle que la flamme des Lumières brûle encore loin des palais, dans les luttes modestes et les résistances silencieuses.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis Tunis, un architecte adresse à l’Occident une interrogation brutale : alors qu’on accuse les peuples du Sud de renier les valeurs universelles, qui, aujourd’hui, trahit réellement l’esprit des Lumières ? Ce texte n’est ni une plainte ni une excuse. C’est un rappel : la dignité d’une civilisation ne se mesure pas à sa puissance, mais à sa capacité de résister à l’obscurité.

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Je viens d’un pays qu’on aime regarder de haut.

Un pays qu’on qualifie de « jeune démocratie » quand il résiste, et de « société arriérée » dès qu’il déçoit vos attentes.

Nous sommes les peuples du Sud. Les vôtres, vous les appelez « civilisés ». Les nôtres, vous les accusez de trahir les Lumières.

Mais regardez bien.

Observez vos démocraties essoufflées, vos libertés marchandisées, vos élites rongées par le mépris social.

Observez comment l’universalisme est devenu un slogan publicitaire.

Observez comment les valeurs qui vous ont construits ne sont plus qu’un vernis pour masquer la brutalité des dominations.

Et alors, demandez-vous :

Qui a trahi les Lumières ? Vous, ou nous ?

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I. — Nous ne sommes pas des peuples des ténèbres

On nous a souvent expliqué que les valeurs universelles étaient un héritage dont nous n’étions que de simples bénéficiaires.

Comme si la liberté, la dignité, la justice, avaient jailli une fois pour toutes des salons parisiens du XVIIIe siècle, et que depuis, le reste de l’humanité ne faisait qu’essayer d’en comprendre la langue.

Mais ce récit est faux.

Les peuples du Sud n’ont jamais été des peuples des ténèbres attendant qu’on leur tende une chandelle.

Nous avons nos Lumières. Elles ne sont peut-être pas gravées dans des constitutions, mais elles brûlent dans nos révoltes, nos refus, nos humiliations redressées.

Elles s’expriment dans chaque mère qui apprend à son enfant qu’aucun pouvoir n’a le droit de lui voler son pain.

Elles se traduisent dans chaque artisan qui refuse de vendre son art à la vulgarité de la mode.

Ce n’est pas parce que nos rues sont bruyantes, nos administrations corrompues, ou nos élites soumises, que nous avons trahi les Lumières.

Car les Lumières ne sont pas un diplôme qu’on obtient une fois pour toutes. Elles se méritent chaque jour, dans le combat contre l’arbitraire.

Et de ce combat, croyez-moi, nous savons quelque chose.

Nous le vivons dans nos chairs, dans nos luttes silencieuses, loin des discours d’estrade.

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II. — Vous avez transformé les Lumières en néon publicitaire

Pendant que nous luttions pour respirer, vous, de l’autre côté de la Méditerranée, avez fait des Lumières un logo.

Un label de respectabilité.

Un slogan à vendre dans les campagnes électorales, dans les brochures touristiques, dans les sommets internationaux où les beaux discours cachent des renoncements honteux.

La liberté ? Vous en avez fait une marque. Elle s’achète et se vend, selon les intérêts du moment.

L’égalité ? Vous l’avez transformée en statistique. Un pourcentage qu’on manipule, qu’on affiche, mais qu’on n’incarne plus.

La fraternité ? Elle s’arrête à vos frontières.

Vous nous parlez de droits de l’homme, mais vous les négociez au prix du pétrole et des marchés.

Vous nous parlez de justice, mais vous détournez le regard quand elle dérange vos intérêts économiques.

Vous nous accusez de trahir les valeurs universelles, alors que chez vous, elles sont devenues des outils de pouvoir, plus que des principes à défendre.

Les Lumières étaient une révolte contre l’absolutisme. Vous en avez fait un néon froid, suspendu dans des salles de conseil d’administration.

Un produit d’image, sans flamme, sans chaleur.

Et nous, les humiliés, les méprisés, nous regardons cette mise en scène avec une colère contenue.

Parce qu’au fond, nous savons que nous ne sommes pas les plus éloignés de cette lumière.

Nous sommes peut-être les derniers à la prendre au sérieux.

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III. — C’est depuis nos ruines que nous veillons sur cette flamme

Ne vous méprenez pas.

Ce n’est pas depuis vos ministères climatisés que la lumière des Lumières se maintient vivante.

C’est dans les ruelles étroites de nos médinas, dans les ateliers de nos artisans, dans les regards dignes de nos vieillards qui n’ont jamais lu Voltaire, mais qui savent ce qu’est la justice.

Nous n’avons pas les moyens de briller, mais nous avons encore le souci de brûler.

Dans nos luttes locales, dans nos gestes quotidiens, il reste ce feu têtu qui refuse la compromission.

C’est depuis nos ruines, nos désillusions, que nous veillons sur cette flamme.

Parce que nous n’avons pas le luxe de l’oublier.

Nous savons trop ce que coûte le silence face à l’injustice.

Nous savons trop que la dignité n’est pas une décoration d’État, mais une nécessité pour exister.

Alors, avant de nous accuser de trahir les valeurs universelles, demandez-vous :

Qui aujourd’hui se bat réellement pour elles ?

Qui, de nous ou de vous, a transformé la liberté en routine, l’égalité en promesse creuse, la fraternité en folklore ?

Depuis mon pays, je ne vous demande pas des leçons.

Je vous demande seulement une chose :

Rassurez-moi. Dites-moi que vous n’avez pas éteint cette lumière.

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Conclusion – Adresse directe

Je sais qu’il est difficile d’ouvrir les yeux quand on s’est longtemps cru performant.

Mais parfois, il faut qu’on vous tende un miroir, pour que vous réalisiez :

Ceux que vous accusez d’avoir trahi les Lumières ne sont pas ceux qui les ont dévoyées.

Et dans ce grand théâtre des vanités, il arrive qu’on soit cocu sans le savoir.

Depuis Tunis, nous n’avons pas d’arrogance à vendre.

Nous avons des cendres, et cette obstination à protéger une flamme que vous croyez encore votre propriété.

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