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Billet de blog 17 décembre 2025

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14/2011 ; et nous, et nous et nous

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Ateliers de concertation, réunions de quartier, enquêtes publiques : l’urbanisme contemporain aime se dire « participatif ». On nous invite à choisir la couleur d’un banc, la forme d’un lampadaire, le dessin d’une place. Mais pendant que l’on débat de mobilier urbain, la structure de la ville se décide ailleurs. La démocratie devient un décor, comme ces façades réhabilitées qui brillent en surface et se taisent à l’intérieur.

Quand la participation tourne au rituel

Lire la ville exige plus que trois dimensions. Il ne suffit pas de mesurer des hauteurs, des largeurs, des surfaces. Il faut une quatrième dimension : celle du mouvement, de la lecture, du conflit même. Penser l’urbanisme sans ce mouvement, c’est réduire la ville à un décor figé qu’on entretient, qu’on restaure, mais qu’on n’ose plus réinventer.

C’est exactement ce que fait une grande partie de la « démocratie participative » appliquée à la ville. On convoque les habitants, on les écoute poliment, on affiche des posters, on remplit des comptes rendus. Mais l’essentiel est déjà décidé : où l’on peut construire, qui aura le droit d’habiter, quelle circulation sera possible, quels usages seront tolérés. L’instant démocratique est transformé en protocole. Au lieu d’un événement, on a un rituel.

Réhabiliter jusqu’à l’asphyxie

La réhabilitation en donne une image frappante. Restaurer une façade, harmoniser une rue, repeindre un quartier : tout cela peut être nécessaire, mais peut aussi figer plus que transformer. Carcassonne, avec ses remparts glacés dans une carte postale, ou Sidi Bou Saïd, avec son blanc et son bleu codifiés, montrent comment une ville peut être sacralisée jusqu’à devenir intouchable.

Quand on patrimonialise un quartier sans laisser place à de nouveaux usages, on impose un passé stabilisé. La mémoire devient un décor à gérer, pas une matière à retravailler. La participation, dans ce cadre, administre la nostalgie. On demande aux habitants de signer au bas d’une image déjà cadrée : « Êtes-vous d’accord avec ce passé‑là ? ».

Habiter poétiquement, ce n’est pas cocher des cases

Pourtant, habiter, ce n’est pas seulement occuper une surface. Une simple boîte de chaussures, sans changer de forme, peut devenir boîte à souvenirs : même objet, autre valeur, autre vie. La ville fonctionne de la même manière. Ce qui compte, ce ne sont pas seulement ses volumes, mais les significations qui les traversent, les gestes qui s’y inventent, les histoires qui s’y accrochent.

Hölderlin disait que « l’homme habite poétiquement » : habiter, c’est entrer dans un mouvement du sens, donner à l’espace une ouverture. Deleuze, lui, voyait la ville comme un ensemble de flux, de vitesses, de lignes de fuite. Entre les deux, se dessine ce que l’on pourrait appeler un urbanisme cinétique : un urbanisme qui pense les rythmes plutôt que seulement les formes, les devenirs plutôt que les plans définitifs.

14/2011 : quand la ville se met à bouger

14 janvier 2011, avenue Bourguiba : pendant quelques jours, l’espace urbain se retourne comme un gant. Ce n’est plus la grande avenue du pouvoir et du défilé officiel, c’est un espace ouvert où un peuple en mouvement s’invente. Personne n’a rempli de formulaire pour ça, personne n’a été invité par une mairie. La ville bascule parce que des corps, des voix, des colères et des espoirs y convergent.

Mai 68 à Paris, la place Tahrir au Caire, Bourguiba en 2011 : ce sont des exemples de démocratie cinétique. L’espace ne s’ouvre pas parce qu’une institution l’a décidé, mais parce qu’un événement collectif surgit. La ville cesse d’être un décor, et devient scène, atelier, laboratoire. Là, on ne participe pas à un projet déjà ficelé : on crée quelque chose qui n’existait pas la veille.

Et nous, aujourd’hui ?

Qui parle de « travail participatif » invite presque toujours derrière lui un mot silencieux : optimisation. Optimiser les coûts, les délais, l’acceptabilité d’un projet. La participation devient un outil de gestion, une manière d’habiller de démocratie des décisions techniques. Mais une réflexion collective ne se gère pas comme une chaîne de production. Elle ne vise pas d’abord l’efficacité : elle ouvre l’espace à l’imprévisible.

La vraie question est là : que faisons‑nous, nous, après 14/2011 ? Laissons‑nous la ville se refermer en décor optimisé, ou cherchons‑nous encore des formes d’habiter poétiquement ? Habiter poétiquement ne veut pas dire vivre dans un poème, mais laisser la ville redevenir un lieu d’invention, où les instants se relient, où les gestes débordent les grilles, où la démocratie ne se limite pas à cocher « oui/non » sur un panneau d’affichage.

Un urbanisme cinétique ne promet pas des miracles. Il demande autre chose : accepter que la ville soit une succession d’instants reliés par une fidélité au commun. Non pas accumuler des images de projets finis, mais prendre au sérieux les moments où quelque chose s’ouvre, même brièvement, et décider d’y répondre. 14/2011 ne doit pas rester une date sacrée ; c’est une question qui nous revient à chaque coin de rue : et nous, et nous, et nous, que faisons‑nous de cette ville qui, un jour, s’est mise à bouger ?

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