Prologue – Une odeur qui persiste
Il y a une odeur que certains s'obstinent à nommer « jasmin ». Mais il n’y a pas de jasmin ici.
Ce qui flotte encore dans l’air, c’est autre chose. Une trace d’ancienne vie, une mémoire olfactive — à la fois récente et lointaine.
Une odeur de vernis chaud sur bois fatigué,
de fourneau mal éteint,
de jupes épaisses portées par ma grand-mère,
de mains tachées d’huile, de pain levé trop tôt,
de silence dense dans une pièce trop étroite.
C’est cela qui résiste encore. Pas les mots, pas les monuments. Une survivance obscure, sans gloire, qui sent l’humanité dans ce qu’elle a de plus nu.
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1. Ce que nous avons perdu
La Tunisie ne manque pas de ruines. Mais ce qui s’effondre aujourd’hui, ce n’est plus la pierre : ce sont les récits.
Longtemps, ce pays s’est cru porteur d’un miracle. Un peuple lettré, ancré, méditerranéen. Un art de vivre qui mariait l’élégance du geste et la dignité du silence. Des cafés où l’on lisait. Des cinémas qui faisaient débat. Des instituteurs debout comme des colonnes dans les bourgs oubliés. Des architectes qui dessinaient le pays comme on trace un destin.
Il y avait dans ce petit territoire plus de civilisation qu’on n’osait le dire.
Et puis, ce fut l’effacement.
Le mot culture est devenu un mot creux, décoratif. Les ministres en parlent plus qu’ils ne l’écoutent. Les faiseurs d’images vendent du vide. La télévision singe TikTok. Les festivals sont des vitrines. Et pendant ce temps, les librairies ferment, les écoles s'effondrent, les musées moisissent, les théâtres rouillent dans leur solitude.
Même la parole des anciens ne circule plus. Elle s'est cassée dans la gorge de ceux qui auraient dû la transmettre.
La décadence ne s’annonce pas toujours avec fracas. Parfois, elle prend l’apparence du quotidien : un mur repeint en PVC, une bibliothèque devenue fast-food, un professeur épuisé qui baisse les bras.
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2. L’échec des élites – La culture trahie de l’intérieur
Ce ne sont pas les ennemis qui ont trahi la culture. Ce sont ceux qui prétendaient la servir.
Les élites culturelles tunisiennes — artistes institutionnels, directeurs de festivals, hauts fonctionnaires, architectes bien placés — ont déserté le front des idées pour se réfugier dans le confort des postes, des subsides, des honneurs creux. Ils se sont tus quand il fallait parler. Ils ont signé quand il fallait refuser. Ils ont décoré les ruines au lieu de les reconstruire.
Dans les couloirs du ministère, on parle gestion, bilans, partenariats européens — jamais beauté, jamais exigence. Les rares qui résistent sont marginalisés, taxés de romantiques, ou simplement réduits au silence par l'usure.
Il n’y a plus de cap, plus de ligne, plus de vision. Il ne reste que des événements, des slogans creux, des concours organisés à la hâte, des architectes qui bâclent, des artistes qui quémandent.
Et pendant ce temps-là, la mémoire s’efface.
Les écoles d’art n’enseignent plus l’âme. Les écoles d’architecture forment des exécutants. Les universités s’industrialisent.
Et dans les marges, une jeunesse cherche des repères — mais elle ne trouve que des murs lisses, des écrans froids, et des figures absentes.
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3. Ce qui tient encore : les poches de résistance
Malgré tout, il reste des braises.
Elles ne flambent pas — elles couvent. Dans les marges. Dans les interstices. Dans les gestes.
Il y a ce jeune calligraphe de Kairouan qui peint des vers de Chebbi sur les murs lépreux d’un quartier oublié.
Il y a cette institutrice dans le Sud, qui fait lire Tahar Bekri à ses élèves comme un acte de foi.
Il y a ces architectes indépendants qui refusent les appels d’offres douteux, qui restaurent des maisons sans bruit, pierre après pierre, en refusant l’oubli.
Et puis il y a les mères, les grands-mères, les conteurs sans scène, les musiciens sans scène, les passeurs de mémoire qui font tenir ce pays à bout de mots.
La Tunisie culturelle n’est pas morte. Mais elle est exilée.
Exilée de ses lieux. Exilée de ses moyens. Exilée même de son propre récit.
C’est peut-être là sa dernière dignité : survivre sans costume, sans scène, sans applaudissements.
Tenir debout par fidélité à une idée du monde.
Celle du juste, du beau, du vrai.
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4. Héritages de lutte : de la colonisation à l’autodestruction
Je suis le fils d’un homme qui n’a jamais baissé la tête.
Mon père militait contre la colonisation française, au temps où l’ennemi était clair, visible, extérieur. Il croyait en la dignité d’un peuple qui se tient debout — par sa terre, sa langue, sa culture.
Il ne savait pas qu’un jour, il faudrait résister à l’intérieur.
Aujourd’hui, ce ne sont plus les puissances étrangères qui pillent notre pays : c’est notre propre renoncement.
Notre élite qui se vend, notre jeunesse qu’on détourne, nos villes qu’on saccage.
Ce qui nous colonise, désormais, ce n’est pas l’Empire — c’est la médiocrité érigée en système, l’oubli organisé, la laideur subventionnée.
Et face à cela, il faut encore se battre.
Car vivre au milieu du vandalisme architectural, de l’uniformisation culturelle, de la vulgarité publique, ce n’est pas vivre libre : c’est vivre colonisé de l’intérieur.
Nous sommes devenus des « autocolons » — bâtisseurs de notre propre effacement.
Des exilés chez nous-mêmes.
Et cela aussi, il faut apprendre à le refuser. Avec la même force. La même intransigeance. La même dignité.
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5. La crise de l’Ordre : quand l’institution trahit la culture
Il n’y a plus d’Ordre.
Ou plutôt, il y a un Ordre vidé de sa raison d’être, devenu un simple outil bureaucratique, loin de la mission noble qui devrait être la sienne.
L’Ordre des architectes de Tunisie, qui devrait être le garant de la qualité, de l’éthique et de la défense du cadre de vie national, est aujourd’hui largement discrédité.
Au lieu de protéger le patrimoine et d’exiger des constructions respectueuses des villes et des territoires, il ferme les yeux sur la prolifération anarchique des projets bâclés, sur les violations des règles d’urbanisme, sur la dégradation de l’environnement bâti.
Les architectes compromis, ceux qui favorisent la spéculation, le bétonnage à outrance, les “copinages” avec les promoteurs sans scrupules, sont souvent protégés, ou du moins laissés hors d’atteinte.
La défense de l’intérêt collectif cède le pas au clientélisme et à la passivité.
Pire encore, l’Ordre n’est plus une force d’alerte et de proposition face à la crise environnementale, culturelle et urbaine qui menace la Tunisie.
Il s’est éloigné de ses valeurs fondatrices, devenant une coquille vide, une administration tatillonne et parfois complice du déclin.
Cette démission institutionnelle nourrit la dégradation rapide de nos villes, la banalisation de l’immonde, et l’effacement progressif de ce qui faisait l’âme tunisienne.
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6. Pour une "tunisification" moderne : refonder le progrès culturel
La Tunisie a aujourd’hui plus que jamais besoin d’un mouvement culturel profond, une « tunisification » moderne.
Pas un repli passéiste, mais une réappropriation consciente et créative de nos racines, adaptées au monde d’aujourd’hui.
Il faut reprendre les rails d’un progrès culturel réel, qui ne soit ni copie servile de l’Occident ni enfermement nostalgique, mais un dialogue vivant avec notre histoire et notre avenir.
C’est ce progrès culturel qui poussera, à son tour, le politique et le social.
Car sans une culture forte, vivante, enracinée, les lois, même les plus belles, restent des mots vides.
On peut se plaire d’avoir une Constitution brillante — mais elle ne garantit rien si nous ne sommes pas nous-mêmes « bien constitués » au fond de nous-mêmes.
Si nous n’avons pas en partage un imaginaire commun, une éthique partagée, un respect renouvelé pour le cadre dans lequel nous vivons.
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Conclusion – Un appel pour la renaissance
À vous, jeunes Tunisiens, héritiers d’une terre aux mille visages,
À vous, artistes, architectes, enseignants, citoyens invisibles,
À vous, ceux qui gardent encore la flamme, malgré les vents contraires,
Je lance cet appel : ne laissez pas ce pays devenir la proie du silence et de l’oubli.
Ne laissez pas l’indifférence emporter la mémoire, la beauté, la dignité.
Résistez.
Non pas seulement avec des mots, mais avec des actes.
Avec la volonté farouche de réinventer ce que nous sommes.
Avec la fierté de renouer avec un progrès culturel porteur de justice, d’intelligence, et de respect.
Il ne s’agit pas de rêver à un passé idéalisé, mais de construire, pierre après pierre, idée après idée, un futur qui nous ressemble.
Un futur où la culture sera le socle inébranlable de notre liberté.
Car sans culture, il n’y a pas de citoyenneté.
Sans mémoire, pas d’identité.
Sans résistance, pas d’avenir.
Que cet appel soit un souffle, une étincelle, un début.
Pour que la Tunisie redevienne ce miracle — non pas figé dans le passé, mais vivant, vibrant, debout.
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Signé :
Ilyes Bellagha
Architecte, citoyen engagé
Tunis, Tunisie