> « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui. »
— Pierre Desproges
Il paraît que la culture sauvera le monde.
En Tunisie, elle tente déjà de se sauver d’elle-même.
Cernée, violentée, caricaturée, elle agonise dans un silence assourdissant, étouffée sous les gravats d’un système éducatif délabré et d’un monde professionnel devenu caricature de lui-même.
Et s’il fallait choisir un épicentre à ce séisme culturel, je pointerais sans trembler : les écoles d’architecture.
C’est là que tout commence. Et que tout pourrit.
Non pas faute de moyens – encore que – mais faute d’intelligence, de courage, de vision, de transmission.
Car la vraie misère ici n’est pas économique. Elle est mentale, morale, symbolique.
Ce qu’on appelait jadis une « école » est devenu une fabrique.
Une usine à produire du diplôme creux, de l’ambition vide, de la posture sans projet.
Les écoles d’architecture en Tunisie n’enseignent plus l’architecture ; elles conditionnent à la soumission.
Elles n’élèvent rien. Elles abaissent, neutralisent, normalisent.
La première génération de diplômés n’a pas été formée.
Elle a été formatée, souvent dans l’urgence, parfois dans l’ignorance, toujours dans l’à-peu-près.
Puis elle a pris la parole, trop vite, sans jamais se demander si elle avait quelque chose à dire.
Mais ce n’est pas là le plus tragique.
Le plus tragique, c’est que ces premiers médiocres, dans un réflexe de fuite en avant, se sont drapés dans les oripeaux du savoir : ils sont devenus enseignants, docteurs, directeurs, inspecteurs.
Et ils ont enseigné à des esprits encore plus dévitalisés qu’eux.
Et ainsi de suite. Génération après génération, la médiocrité s’est auto-clonée.
Ici, le talent est suspect.
Le savoir est perçu comme arrogance.
L’exigence comme prétention.
Celui qui lit, réfléchit, doute, propose… dérange.
Alors, pour se protéger, le système a inventé une stratégie simple et terriblement efficace :
recruter plus bête que soi.
C’est moins risqué, plus confortable, et ça permet de briller à peu de frais.
Ce ne sont plus des professeurs. Ce sont des gardien·ne·s de parkings intellectuels, qui tamponnent les idées à l’entrée et vous prient de ne pas faire de vagues.
L’élève brillant est une menace.
L’élève libre est un problème.
Alors on le casse, ou pire : on l’ignore jusqu’à ce qu’il se taise.
Ces gens-là – et ils sont nombreux – vivent dans une illusion de compétence.
Ils ont la suffisance de ceux qui n’ont jamais douté.
L’arrogance des imbéciles qui se croient arrivés… mais qui ne savent même pas dans quelle gare ils sont descendus.
Ils ont confondu le titre avec la maîtrise, le poste avec la légitimité, le doctorat avec la pensée.
Ils n’ont pas vu que l’histoire continuait sans eux.
Que le monde changeait.
Que les enjeux se déplaçaient.
Que la ville mutait.
Que les peuples se levaient.
Ils ne voient rien.
Ils enseignent encore comme en 1994.
Avec des photocopies fanées, des PowerPoint au goût rance, et des certitudes inoxydables.
J’aimerais pouvoir dire qu’ils ont trahi l’architecture.
Mais ce serait leur faire trop d’honneur.
Pour trahir, encore faut-il avoir compris.
Pour trahir, il faut avoir aimé, puis renié.
Eux n’ont ni aimé, ni compris.
Ils ont juste suivi le train en marche, montés à la mauvaise station, descendus au mauvais arrêt, sans jamais se demander ce qu’ils foutaient là.
Des traîtres ? Non.
Des ratés avec pouvoir.
Et c’est encore plus dangereux.
Et aujourd’hui, que reste-t-il ?
Un Ordre professionnel en lambeaux, infesté par les mêmes logiques :
Petites combines, grandes lâchetés, débats d’égos minuscules sur fond de crise structurelle.
Ce sont ces mêmes médiocres qui, incapables de réformer leur cours, prétendent aujourd’hui défendre la profession.
Ils la prostituent.
Ils la vendent au plus offrant.
Ils votent pour désigner, mais ne s’indignent pas qu’on détruise.
Ils pleurent leur salaire.
Mais pas leur honneur.
Ils se battent pour une chaise.
Jamais pour une idée.
Nous sommes gouvernés – dans l’architecture comme ailleurs –
par une élite qui n’a ni l’élégance de l’intelligence,
ni l’humilité du doute,
ni la mémoire de ce qu’elle devrait défendre.
Là où l’on attendait des bâtisseurs, on a eu des maquilleurs.
Là où il fallait transmettre, on a formaté.
Et là où l’on aurait pu résister, ils se sont assis.
Ce texte n’est pas un règlement de compte.
C’est une autopsie.
Et comme toute autopsie, elle arrive après la mort.
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Ilyes Bellagha
Architecte ITAAUT – Ancien membre du Conseil de l’Ordre des Architectes de Tunisie
Militant pour une architecture libre, éthique et engagée
📧 bellagha_ilyes@yahoo.fr
📞 +216 95 691 165