Un hommage de l’écrivain et chroniqueur bulgare Guéorgui Gospodinov aux SDF croisés dans sa ville, Sofia.
Chaque fois que nous célébrons la tombée de la première neige [en Bulgarie, on se souhaite la “bonne première neige”], je pense aux SDF. Enfant, je savais que les contes les plus terribles et les plus tristes se passaient en hiver. Rappelez-vous seulement La Reine des neiges ou La Petite Marchande d’allumettes… Mon grand-père, par exemple, était persuadé qu’il allait mourir l’hiver. L’été, il était trop occupé. Attends que l’hiver vienne, disait-il à la mort, et que je sois obligé de rester toute la journée à la maison sans rien faire pour venir me prendre. Il est mort un mois de janvier.
Je marche maintenant lentement le long de la rue Graf Ignatieff [l’une des rues commerçantes du centre-ville de Sofia] à travers tout ce kitsch commercial, entouré de Pères Noël mécaniques qui gigotent. La rue est bondée de personnes qui font leurs courses. Je trouve que l’Homo shopping est une espèce biologique à part, une sorte de régression temporaire dans la nature humaine. Les bras s’allongent sous le poids des paquets, les yeux s’élargissent afin de ne pas rater une quelconque promotion, le pouls s’accélère, la pression sanguine augmente… La seule personne qui, de manière radicale, ne participe pas à cette métamorphose, c’est toi, le clochard. Les bennes à ordures sont tes tristes centres commerciaux [les immenses malls à l’américaine se sont multipliés ces dernières années en Bulgarie et ils sont presque toujours bondés].
Mais existes-tu vraiment ? Ta présence est une réalité pour nous tous, mais pas pour l’administration. Ton sort n’intéresse aucune institution bulgare, encore moins la presse, les études sociologiques… Tu n’as pas d’identité. Et, n’ayant pas de définition précise du statut de SDF, la Bulgarie est le seul pays au monde sans clochards !
Nulle part au monde il n’est facile de vivre dans la rue. Mais, en Bulgarie, c’est vraiment pas de bol. Plus une société est pauvre, plus ses clochards le sont. Ici, pas de douches gratuites pour les SDF, pas de cantines ni de foyers de l’Armée du salut, encore moins de laveries automatiques, comme en France et en Allemagne. La nourriture gratuite distribuée aux plus pauvres n’arrive que rarement jusqu’à toi. Ici, on l’appelle la “soupe des pauvres” et, comme tu le sais, chez nous, ces derniers sont chaque jour un peu plus nombreux.
J’écris cette lettre de chez moi, assis devant l’ordinateur. Régulièrement, je jette un coup d’œil par la fenêtre, qui donne sur une petite ruelle. Celle-ci mène jusqu’au ferrailleur du quartier, qui rachète pour quelques centimes les métaux usagés et les vieux papiers. Pour cette raison, les allées et venues de SDF chargés d’un invraisemblable bric-à-brac n’y cessent jamais. J’ai même vu un clochard traîner sur la chaussée, une corde autour du cou, la lourde carcasse d’un vieux frigo. Cette petite ruelle est notre via Dolorosa, le chemin de la douleur (anonyme) qui ne fera jamais l’objet d’un livre, dans une ville qui ne sera jamais Jérusalem. A l’instant où j’écris ces lignes passe un homme qui pousse un landau chargé de matières à recycler, un de ces landaus à grandes roues datant probablement des années 1950. Je connais vaguement cet homme, la veste qu’il porte était à moi, je l’ai laissée l’année dernière à côté des bennes à ordures. En le regardant se diriger vers le ferrailleur en cette fin d’après-midi d’hiver, je comprends combien la frontière qui nous sépare est fragile et incertaine. Dans ce monde, nous sommes tous au bord de notre propre clochardisation.
Cher ami sans domicile fixe, toi qui vis sur les bancs, dans les passages souterrains et les trottoirs de n’importe quelle ville, si la lecture de cette lettre te réchauffe un peu le cœur, je serai le plus heureux des hommes. Sinon, brûle-la et réchauffe tes mains à sa flamme, ne serait-ce que quelques secondes. Comme dans la triste histoire de La Petite Marchande d’allumettes. Elle a en fait été écrite pour toi. Je comprends maintenant ce vieil Andersen…
Ton G. G.
Guéorgui Gospodinov
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Guéorgui Gospodinov est né en 1968 est l’un des romanciers bulgares les plus traduits à l’étranger. Il est aussi l’auteur de poèmes et de nouvelles. Depuis bientôt dix ans, il tient une chronique régulière dans le quotidien Dnevnik de Sofia. Deux de ses romans ont été traduits en français : Un roman naturel (éd. Phébus, 2002) et L’Alphabet des femmes (éd. Arléa, 2003).