Quelle sauvage racine faites-vous surgir du soleil / Que mon pied s’emmêle au poème ? / Route hasardeuse le mot / Et trace notre certitude. / T’avoir tant cherchée : ce peu d’eau dans la paume ! / L’instant du paysage, seul recours contre notre mort ?
Jean Sénac in Préface à vaincre
Nous sommes au mois de mars 1962, je vais avoir onze ans. Je me suis levé un peu avant mes frères et je suis assis à l’entrée de la cour de la ferme. J’ai dû entendre dire que nous allions partir. Je ramasse une pierre pour l’emmener. Mais comment transporter tout ce qui m’entoure, un monde en soi ? Je regarde le ciel, il est d’un bleu métallique. Devant moi, à l’Est, il y a la plaine où rien n’accroche le regard, mon premier infini. En tournant la tête, j’aperçois tout proche au Sud, le Djebel Youssef, la « montagne de Joseph ». C’est de ce côté que j’aimais partir en imagination. Mais nous irons vers le Nord, au-delà du Mégris enneigé, de l’autre côté de la mer.
Je pose la pierre et vais voir Myriam, ma deuxième mère, ma mère arabe.
« …S’il lui parlait, elle le ferait asseoir à même le sol sur sa natte, elle lui donnerait un verre de thé et un morceau de mahsrash, ce pain d’orge qu’il aimait tant. Elle l’écouterait, il lui ouvrirait son cœur “Ya oulidi, ya oulidi”. Non, non, il se reprenait comme ça en lui-même, non sa mère ne lui parlait pas ainsi. “A bnini, a bnini”. Oui, c’est ça la voix, l’intonation résonnait dans les failles de son cœur. Si elle vivait encore, mais il n’aurait rien osé dire, puis il n’était plus enfant… »(Edmond Amram El Maleh, Aïlen ou la nuit du récit, éd. Maspéro, 1983). Myriam me donne un bout de matlor. En fin de matinée, si je revenais avec mes frères et mes cousins, il y aurait de la kesrha encore toute chaude.
Pendant des années, il y a eu l’exode, la mise hors de soi, l’arrachement à un monde mais pas seulement. Pour habiter la prétendue mère patrie, il a fallu cacher, effacer, occulter un peu de son étrangeté. Une étrangeté soudaine et brutale, incompréhensible. Il a été nécessaire d’oublier - « je te jure que quand nous jouions ensemble, nous parlions en arabe !» - pour apprendre à vivre dans un autre monde.
Pieds-Noirs ? Les “racines”, des origines impensées là-bas, mais la tête va savoir où ? Les “Européens” d’Algérie en exil ont été dispersés pour former l’exact opposé d’une communauté. Sans futur possible, et donc, sauf à s’inscrire dans une histoire qui n’était pas la leur, sans passé commun, chacun y allait de son Algérie, chacun avec ses morceaux, dérisoires, de mémoire recomposée. Beaucoup ont alors forcé le trait, celle du “Français de France” qui affirmait ne rien avoir à voir avec le colonialisme ou celle du ”Français d’Algérie” qui se dopait avec la mission civilisatrice de la France. Ils en rajoutaient sur les caricatures produites par les deux histoires nationales, celle de l’Algérie et celle de la France. Et puis il y avait ce père, ancien colon devenu ouvrier, à qui l’on faisait porter le péché du monde.
Dans un débat retransmis sur France-Culture au milieu des années 80, Kateb Yacine, avec sa belle parole, toujours vive et tranchante, explique qu’il n’a connu qu’un seul Pied-Noir parlant l’arabe, un cheminot, militant communiste. « Tu ne peux pas dire cela ! », intervient Jean Pélégri. Puis il raconte : les ultimes paroles du père colon sur son lit de mort furent prononcées en arabe. Sa gorge se noue, et laisse seulement échapper : « Il ne fallait pas, je n’aurais pas dû … ».
Le lieu de mon enfance s’appelle “Ben Dieb”. Cela signifierait “enfant du chacal”. Je ne l’ai jamais vérifié auprès d’un arabisant, mais dans mes lectures, dans des paroles, des regards, souvent.
Longtemps après la guerre, la peur, le sang, Myriam s’y rendait le vendredi après-midi, avec ses enfants et ses petits-enfants. Abdallah l’un de ses fils, m’a dit qu’elle ne voulait plus que nous appelions ce lieu Ben Dieb, mais Ben Adeb “Enfant de la Souffrance”. Et il a poursuivi : « Tu n’es plus un V., je ne suis plus un D. ! Nous sommes tous des Beni Adeb ! »
« Enfants sans Dieu, ni père, les maîtres qu’on nous proposait nous faisait horreur. Nous vivions sans légitimité » (Camus, Le Premier Homme) Il y avait Camus, sa “pensée de midi”. Pour échapper au néant et pour rester « fidèle à mon transitoire » (Henri Michaud), j’ai puisé dans les mots d’"un philosophe de classe de terminale". J’ai traversé les langues de Rachid Boudjedra, de Jean Pierre Millecam, de Kateb Yacine, de Rachid Mimouni, … Je me suis laissé emporter par le verbe incandescent de Jean Sénac. Hier encore, j’étais en compagnie de Boualem Sansal.
« Je n’appelle pas à d’indésirables fusions, non plus qu’à l’oubli (…). J’appelle à des champs de significations qui ne soient pas si constamment décentrés, mais coïncident avec nos paysages héréditaires (…) J’appelle à ces Andalousies toujours recommencées dont nous portons en nous, à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance » (Jacques Berque, Leçon de clôture au Collège de France, 1981). Durant toutes ces années, j’ai reconstruit dans mon esprit, ces Andalousies. Elles sont devenues ma Jérusalem symbolique : « L’an prochain, à S'tif El Halia ! ». Je l’ai transmise à mes enfants, j’ai passé le relais. Ils en feront ce que bon leur semblera. Seulement savoir d’où l’on vient pour pouvoir en disposer, pour pouvoir choisir une direction, pour pouvoir avancer dans ce monde qui se contente de bouger.
Je serais bientôt, l’un des derniers représentants de ce petit peuple de Chaouias, de Juifs, de Kabyles, d’Espagnols, de Mozabites, de Maltais, d’Italiens, …, d’“Arabes” et de “Français” condamné par l’histoire. Mon père, ce lointain descendant de communard, attend encore sa double nationalité : s’en aller avec un passeport algérien dans la poche. J’ai longtemps souhaité que mes cendres soient dispersées au pied du Djebel Youssef. Mais l’exode m’a inscrit dans un entre-deux, sur une ligne de partage : plus jamais de patrie, de nation, de communauté, de territoire, plus jamais de ces formes archaïques de l’être-ensemble des hommes. Nous habiterons des langues et nomadiserons comme ceux qui vivaient de l’autre côté du Djebel Youssef.
Je saigne quand tu saignes, mesquine El Djezair, j’essaie d’espérer quand tu espères. Je t’ai beaucoup aimée, peut-être trop, sans doute mal ! Je veux dire : j’ai beaucoup aimé les femmes et les hommes de ce pays, ceux de là-bas, et ceux des exils confondus.
Je te remercie de ce long, périlleux et beau voyage au pays de l’humain. Je sais aujourd’hui, comme celui qui arrive à Ithaque, que tu n’as rien d’autre à m’offrir. Seulement « ce peu d’eau dans la paume». Il me plairait d’achever ce voyage dans la Mare Nostrum, et ainsi, dernière illusion à vaincre, rejoindre Nedjma «qui, plus sauvage que jamais, marche à l’écart, en plein soleil » (Kateb Yacine).
Jean-Marie Ben Adeb