MISERE DE L'ANTIRACSIME - ELEMENTS
"J’appelle à des Andalousies toujours recommencées dont nous portons en nous à la fois
les décombres amoncelés et l’inlassable espérance”.
Jacques Berque Leçon de clôture au Collège de France Andalousies éd. Sindbad, 1981 p. 43
Arrière-plan
Dans la mouvance de l’après-68, les partis d’extrême-gauche ont vu le nombre de leurs militants croître. D’autres encore, les « inorganisés » s’initiaient à la politique dans des comités anti-militaristes ou de soutien aux grandes luttes du moment, le Larzac et Lip. Cette mobilisation pour massive et exceptionnelle qu’elle fut, ne concerna pas « une génération » dans sa totalité. Pour partie inter-générationnelle, elle impliqua des individus de toutes origines qui avaient en commun de ne pas avoir de place dans le vieux monde. L’insurrection de 68 n’avait pas en ligne de mire le renversement du vieux monde mais sa re-création à une autre échelle ou plus exactement à un autre degré. Dans ce nouveau monde développé, nous pouvions espérer, tout en conservant nos singularités, trouver place. Nous ne disposons d’aucune donnée chiffrée, mais nous avons conservé le souvenir d’une présence importante de Catholiques, de Protestants, de Juifs en rupture d’églises ou de communautés, de Bretons, d’Occitans, de Pieds-Noirs. Dans nos débats, nos identités passaient très largement au second plan parce que nous avions trouvé une existence dans le mouvement. Tout au plus, nos sensibilités pouvaient par un éclairage singulier enrichir les termes du débat et renforcer le mouvement.
Au milieu des années 70, un ordre anonyme de dispersion fut donné. Quelques uns, peu nombreux, se prévalant d’une « faute » de jeunesse qui devrait idéalement les préserver de nouvelles bévues, se chercheront de nouveaux maîtres à servir. D’autres sombreront. D’autres tenteront de tenir une ligne de crête en refusant des positions de pouvoir et en évitant de sombrer dans la précarité.
Au milieu des années 70, le « meilleur économiste de France » arrive à Matignon pour mettre en œuvre la première politique monétariste. Le chômage frictionnel des Trente Glorieuses va se transformer en chômage de masse. Désindustrialisation, délocalisation, externalisation, les grands collectifs ouvriers qui avaient été le puissant moteur des luttes, sont démontés.
Le début des années 80, après le faux-espoir de l’arrivée des socialistes au pouvoir, voit la montée concomitante du Front National et du racisme.
Des catégories de la crise
Même parmi les défenseurs des minorités, peu ont une réelle conscience des violences symboliques attachées à l’acte d’émigration. Celle de l’arrachement à la terre des pères est aussitôt redoublée par celle d’une relation totalement asymétrique avec la société d’arrivée. Lorsque les immigrés arrivèrent dans les années 60-70, ils ne furent pas seulement confrontés sur les chantiers, dans les usines, à cette beaufitude ordinaire des invitations à partager un bout de saucisson ou un verre de pastis. Une représentations ancienne ou originelle fut puissamment subvertie par les relations sociales dans lequel l’immigré dut s’inscrire. Il n’y avait pas le choix : il fallait accepter pour l’essentiel, les nouveaux codes sociaux. Et cela ne signifia pas seulement abandonner les codes de leurs anciens, mais admettre en pratique leur obsolescence, entériner le rejet par soi, le rejet en acte de ce qui les avait construits, fondés. Il fallut accepter l’abandon d’une filiation pour un entre-deux incertain dans lequel les valeurs prirent une dimension aléatoire. Comme l’analysait Marx, le capitalisme peut être une force révolutionnaire lorsqu’en « libérant » la force de travail des serfs, des paysans, des … femmes, pour la rendre disponible dans un procès de production, il détruit les anciennes allégeances.
Peu imaginent la violence des choix à opérer, des questions de fidélité / trahison qui se posèrent dans ce moment, des réponses bricolées dans l’urgence en construisant par exemple, le mythe d’un retour au pays ou l’affirmation caricaturale de valeurs traditionnelles que l’on savait définitivement défaites. On devrait pouvoir imaginer sans peine que, dans de telles conditions d’existence, la transmission d’une identité aux enfants de ces immigrés fut chaotique, minimale ou fortement appauvrie.
Fin de repas arrosés, sur les chantiers ou derrière les murs de l’usine, en France, comme ailleurs, le racisme a toujours été présent. Lorsqu’au début des années 80, en même temps que celle de l’extrême-droite, est reconnue une « montée du racisme », pour beaucoup, des digues sont en train de céder. Des intellectuels vont tenter d’allumer des contre-feux idéologiques en expliquant que la France est une ancienne terre d’immigration, bla-bla-bla, et mettre place les bases d’un anti-racisme en construisant un malheureux « droit à la différence ».
Alors que la question aurait dû être : sous quelles conditions socio-économiques ou à quel degré de réalité sociale, la question de la différence pourrait-elle ne pas se poser, des intellectuels, des militants ont pris pour argent comptant ce que le vieux Marx appelait une catégorie de la crise et ont contribué de manière significative à sa reproduction élargie. L’antiracisme d’hier, tout comme son héritier intellectuel, l’anti-islamophobie d’aujourd’hui, ne sont pas les réponses à la montée du racisme et de l’islamophobie. L’un et l’autre sont des réponses à une question absente, la question sociale, et ils concourent à l’enterrer en multipliant les contradictions, les lignes de fractures.
C’est donc à contre-temps et dans une profonde méconnaissance de la puissance des impératifs sociaux que fut élaboré le « droit à la différence ». En regard de ceux qu’il prétendait secourir, ce droit à la différence était sans objet. Mais la « différence » avait été posée, construite, produite dans le champ symbolique et elle avait accédé à une existence au niveau d’abstraction sociale « choisi » par les racistes primaires. Sur le plan intellectuel, l’on considéra, en actes et pas seulement en mots, qu’à défaut de donner les « bonnes » réponses, les racistes posaient la bonne question ou répondaient à une demande civile. Quelle était cette demande ?
Le temps de la peste
En 1983, Jean Luc Lagarde met en scène sa pièce, Vagues Souvenirs de l’Année de La Peste, et Bernard Chartreux publie Dernières Nouvelles de La Peste, qui est créée la même année à Strasbourg. Dans L’Année de La Peste, 1722, Daniel Defoe écrivait : « Comme il y a une société du crime, il y a une société de la peste ». La distribution relativement aléatoire de la mort ou sa distribution indépendamment de l’âge, du bien et du mal, de toutes les catégories structurant une représentation sociale conduit à l’implosion des conventions, croyances, récits qui maintenaient debout l’édifice social. Le temps de la peste est celui du « plus rien n’a de sens » ou du « tout se vaut ». Face à l’implosion du sens, des chercheurs atteints de quantophrénie aigüe vont accumuler des montagnes de chiffres comme si d’une quantification généralisée pouvait naître du sens. A leur suite, des charlatans proposant leurs potions magiques, des intellectuels médiatiques, leurs thèses, vont proliférer sur le terreau de la peur et de l’urgence, de la délégitimation des savoirs constitués et d’un désarmement théorique.
Le temps de la peste a une terrible nostalgie de ce qu’il n’est pas. Le temps de la peste appelle de ses vœux, des discriminations ré-ordonnant la mort sociale et des métaphysiques ré-enchantant le monde. Il va les produire sur les cendres d’une mémoire expérimentale ou de manière non-instruite. Avec la montée en puissance du néolibéralisme, nous sommes entrés dans le temps de la peste. Cette peste sociale est la résultante ordinaire de l’émergence d’un chômage de masse, mais aussi, à travers une déconstruction systématique de l’Etat Social, de la dénonciation de tous les contrats sociaux — santé, retraites, éducation, … — de tout ce qui, tant bien que mal, permettait de « faire société ». De tenir et de progresser ensemble quand la réduction, même excessivement lente, des inégalités sociales pouvait servir d’horizon. Dans le présent perpétuel d’un capitalisme sauvage, il faut, en pratique, réordonner la mort pour la rendre civilement supportable et recourir à des métaphysiques surannées pour bricoler un récit civilement plausible qui permettrait de tenir ensemble ce qui est soumis à de puissantes forces centrifuges. Dans les années 80, fut proclamée « la mort des idéologies ». Cela signifiait simplement qu’il fallait en changer après avoir jeté sur le fumier de l’Histoire, les théories critiques ou hétérodoxes. Il y a donc un second capitalisme qui, pour gérer le chaos symbolique qu’il a produit, doit recourir à de nouvelles et puissantes dominations idéologiques, avec éventuellement des réactualisations de la vieille alliance du « sabre et du goupillon ».
Parce que le temps est fondamentalement à la production de discriminations et de nouvelles dominations idéologiques, le seul antiracisme a une efficience quasi-nulle, même en regard du racisme le plus caricatural. Face à une distribution donnée de la mort sociale sur des critères de races, il se contente, en recourant à l’Histoire, à une échelle des valeurs, d’en dénoncer le caractère immoral. Parce qu’il n’interroge pas les conditions pratiques de cette mort sociale, l’antiracisme est un idéalisme quand le racisme le plus niais, le plus caricatural, permet de répondre en pratique et au moins localement, à la question d’une distribution ordonnée de la mort sociale.
De surcroît, l’antiracisme en posant ou en reconnaissant l’existence d’une « différence culturelle » socialement significative permet au racisme des premiers temps d’évoluer vers une forme plus subtile en substituant à la différence désuète de race, celle plus élaborée d’ethnie, puis dans un nouveau travail d’affinement, la différence de religion, une religion que l’on pourra toujours considérer comme incompatible avec « nos » démocraties. De cette manière, le racisme gagne en sophistication mais aussi en extension en étant à même de séduire désormais des couches sociales nouvellement menacées par le néolibéralisme et plus attachées, au moins formellement, à l’Esprit des Lumières.
Le religieux, un complément identitaire parmi d’autres ?
Dans un espace-temps social donné, nos existences définies dans des rapports de production et de consommation peuvent concourir à dire l’essentiel de notre être. A l’opposé, elles peuvent n’en exprimer qu’une infime partie. Dans le premier cas, les grandes métaphysiques civiles — patriotisme, nationalisme, laïcité, … — ou religieuses tombent en une relative désuétude. C’est ce qui advint à la fin des années 60 et au début des années 70, évolution dont l’acmé fut le mois de Mai 68. Dans le second cas, nos existences sociales laissent du côté de notre être, des béances qui peuvent être en partie comblées par une consommation effrénée ou/et par le recours au religieux ou/et par un projet d’émancipation politique. L’entrée dans le XXIème Siècle, avec une radicalisation du néolibéralisme qui nous produit toujours plus comme « chair à spéculation, chair à consommation » (Noir Désir) ou qui nous inscrit, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe, dans un « devenir nègre », s’est accompagnée d’une remontée significative du religieux et du nationalisme, ces deux « réalisations chimériques » de l’essence humaine.
« … l’homme, ce n’est pas un être abstrait, recroquevillé hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, c’est l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé. La religion est la théorie générale de ce monde (…), sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc (…) lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel » (1).
« L’homme crée la religion », mais il la crée dans un espace-temps donné. Ainsi, le devenir marginal du catholicisme dans les années 60-70 avec les prêtres-ouvriers, l’engagement de chrétiens dans les organisations syndicales et politiques, la théologie de la libération en Amérique du Sud n’a pas grand chose à voir avec son devenir récent. Rien n’est moins atemporel et universel que des pratiques religieuses. Elles sont toujours une réponse à des besoins existentiels situés dans un espace-temps. Elles sont toujours une réponse relative à d’autres formulations dans ce même espace-temps : en toute rigueur et pour forcer un peu le trait, il ne devrait pas être possible d’évoquer les collégiennes voilées sans parler de celles qui s’auto-produisent comme des bimbos.
Toujours de ce point de vue, cela n’a pas trop de sens d’appeler à la création d’un « Islam de France ». Les Islams des Français musulmans sont déjà en pratique des Islams français au même titre que les Catholicismes et Judaïsmes français avec lesquels ils coexistent. Parce qu’ils sont … français, ces Islams ne doivent être confondus ni avec un retour à l’Islam des pères avec lequel ils n’entretiennent que des rapports très lâches, ni avec des « retours » à l’Islam dans d’autres espaces nationaux. Sauf bien sûr à vouloir distinguer cet Islam des autres nouvelles mouvances orthodoxes ou non, catholiques, protestantes, judaïques de l’espace national, afin de mieux l’ostraciser.
« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état des choses où il n’est point d’esprit » (2). Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture misérabiliste de cette très belle proposition marxienne, lecture très largement illustrée par toute une production médiatique, la remontée du religieux ne concerne peut-être pas en premier lieu ou pas seulement, les exclus, les sacrifiés du néolibéralisme parmi lesquels les descendants d’immigrés sont sur-représentés, mais les classes moyennes indépendamment des « origines ».
Sauf à encore une fois abstraire les Musulmans d’une société, d’un tissu de relations sociales, cette émergence de nouveaux Islams en France pourraient bien signer, paradoxalement, l’« intégration » définitive de descendants d’immigrés dans la communauté nationale. Cet « Islam français » est strictement parallèle ou analogue à de nouvelles expressions nationales du Christianisme et du Judaïsme et de façon plus large à des recherches de compléments identitaires. De surcroît, et pour peu que l’empathie soit autorisée, il est possible de penser que cette adhésion à un nouvel « Islam en France » pourrait être, pour des descendants d’immigrés, l’un des moyens de clore la question, jusque là douloureuse, de l’appartenance nationale, en s’inscrivant résolument dans un devenir de Français musulmans.
Dans un espace-temps, l’adhésion à une religion peut inscrire l’individu dans un entre-soi caractérisé par des valeurs communes, des rites, des habits, mais ni plus, ni moins que ne le feraient des histoires ou des passions communes. Il peut en résulter un sentiment réconfortant, apaisant, d’appartenance à une communauté tissée par des affinités électives et qui repose de l’individualisme, du chacun pour soi dans la guerre de tous contre tous des pratiques sociales. Cela peut être plus problématique.
Il y a trente ans, une femme quitte son village algérien pour la France. Analphabète, elle va apprendre à lire et à écrire en français en même temps qu’il lui faudra renoncer aux habits et habitus des femmes de son pays natal. Reléguée depuis quelques années dans un quartier d’un ville du sud, elle a dû céder à la pression « sociale » des « culs bénis » et se résoudre, pour ne pas être exclue de … ce lieu de relégation, à porter un voile qui n’a rien à voir avec celui de sa mère. Munie de ce voile, elle s’est rendue à la mosquée. Elle a appris l’arabe littéraire et elle a été en mesure de lire le Coran. Il y a peu, elle a été invitée à lire une sourate devant l’assemblée des croyantes. Elle a envie de dire que cela a été le plus beau jour de sa vie. Entre obligation communautaire et construction d’une nouvelle identité.
D’un autre côté, une communauté musulmane permet de définir le non-musulman, et il est possible d’y adhérer ne serait-ce que pour se distinguer d’un monde « blanc » ou pour récupérer, sous forme négative, une « identité de non-blancs ». Ailleurs, mais au même moment, un désarroi identitaire, un défaut existentiel de même origine ne peuvent plus être dépassés par le seul fait d’être ou non nés de parents français, par celui de manger ou non du saucisson — degré zéro de la construction identitaire —. Apparaît alors la nécessité des identités négatives. La construction de l’identité tient moins alors à ce que l’on pourrait être qu’à ce que l’on ne serait pas. Une communauté imaginée de Musulmans va être réifiée comme le grand Autre. Une « communauté musulmane » est produite à un niveau symbolique.
Dans des assignations multiples et hétérogènes, des musulmans pratiquants qui n’ont pas nécessairement de nostalgie communautaire, côtoieront des individus qui, quasiment ignorants sur le plan religieux et ayant rompu avec de vieilles valeurs culturelles comme le respect dû aux anciens, seront néanmoins considérés comme étant de « culture musulmane ». La confusion qui préside à la création symbolique d’un tel bloc identitaire autorise tous les amalgames, suscite toutes les peurs et va nourrir le délire islamophobe.
La catastrophe scolaire comme symptôme
Bien qu’il ne soit plus circonscrit aux fins de repas arrosées ou que, dans une « libération de la parole », il ait considérablement gagné en extension, le seul délire socio-pathologique des bas du front de l’identité nationale est insuffisant. La « communauté musulmane » doit être produite par les institutions, par l’Etat, par les médias, à un tout autre niveau ne serait-ce que parce qu’elle n’a pas pour fonction principale la satisfaction des obsessions des tagueurs de mosquées, des profanateurs de cimetières. A ce titre, la ou les affaires du voile, celle des jupes trop longues, le délire récent des maillots de bain sont exemplaires.
L’affaire du voile de Créteil, sa duplication dans l’espace et le temps, leur traitement politique et médiatique défiant toute rationalité, pourraient relever de ce que certains sociologues appellent un « fait social total ». Lors de la première affaire, quelques dizaines de jeunes filles voilées, ont été produites comme une menace pour le « mammouth » Education Nationale. En défense du « mammouth », une nouvelle loi sur le port de signes religieux a été votée. Pour faire bonne mesure, au voile, ont été jointes la croix et la kippa sans que cela ne trompe personne. Nous sommes dans la caricature. Il faut disjoindre des « Musulmans » de la communauté nationale et cette séparation ne peut être obtenue que par une singularisation recourant à la caricature.
En principe, au sein des institutions scolaires, des dispositions réglementaires, des systèmes d’évaluation sont disponibles pour traiter la situation d’un élève qui par exemple, refuse ou perturbe, d’une manière ou d’une autre, un cours sur la reproduction sexuée ou une séance d’EPS. En principe car dans la réalité, de multiples « raisons » pédagogiques, psychologiques font que l’institution scolaire n’institue plus rien ou si peu, ou qu’il n’y a plus dans les actes, ce contrat minimal sans lequel toute institution est appelée à imploser (ce que ne manquent pas de souligner en creux, les appels récurrents au formatage laïque ou républicain des élèves). Ce qui signifie également que la « provocation » des jeunes filles voilées n’intervient pas in abstracto, mais dans un contexte particulier de délégitimation généralisée des savoirs et des conditions pratiques de leur transmission. Le traitement politico-médiatique de leur comportement peut, ordinairement, provoquer leur ire et celle de leurs proches, puisque de toutes les multiples transgressions quotidiennes — certificats médicaux de complaisance, absences et retards répétés, devoirs non-rendus, niveaux très insuffisants et passages dans la classe supérieure, …… — d’une loi scolaire désormais obsolète en pratique, seul le port du foulard est mis en exergue dans une politique de ce que les anglo-saxons appellent le « double-standard ».
Dans un texte de 2001, A quoi sert l’école ?, Rudolf Bkouche analysait le devenir dual de l’école comme conséquence des multiples tentatives des gouvernements successifs d’introduire les règles de bonne gouvernance définies ailleurs — OCDE, classement de Shanghai, … — visant à abaisser drastiquement les coûts sociaux de l’éducation. D’un côté, il y aurait un enseignement pour la majorité dont la fonction serait de développer une compétence à être rapidement formaté pour telle ou telle tâche. De l’autre, il y aurait une véritable transmission des savoirs constitués pour une minorité devant assurer la reproduction des élites. (Il est possible ici, que la « souffrance sur la Princesse de Clèves » ne vaille pas uniquement pour les « attachés d’administration » mais également pour les futures élites de la finance, du commerce, des médias, de la politique et que des gains soient encore possibles y compris dans le second enseignement avec par exemple, de sérieuse menaces sur les classes préparatoires).
Cette transition d’un système plus classique à une organisation scolaire plus en phase avec la montée en puissance du néolibéralisme est le moment d’une implosion de l’école et produit un « bruit » infernal, expression d’un mécontentement multipolaire. Le profond mécontentement des parents et élèves qui souhaitent une véritable transmission du savoir coexiste avec celui des parents et élèves estimant que des enseignements sont devenus « inutiles » sur le modèle « sarkozien » de la Princesse de Clèves ou celui « allègrien » de la « dévaluation quasi-inéluctable des maths (puisqu’) il y a des ordinateurs pour faire les calculs » (Claude Allègre - France-Soir, 29.11.1999), avec pour conséquence, une double délégitimation des pratiques des enseignants, qui seront dès lors, régulièrement, mal ou insuffisamment « formés ».
La cristallisation de ce mécontentement multipolaire et des réelles souffrances engendrées par cette déconstruction de l’école, nécessite la définition d’un grand Autre. Il est possible de s’y appliquer aux niveaux les plus insignifiants. Dans les anciennes cantines, il y avait un menu unique avec … poisson, le vendredi. Dans les restaurants scolaires, deux menus pouvaient être proposés, mais en dépit de cette nouvelle souplesse technique, on pourra refuser un menu alternatif à des élèves musulmans, quant bien même cette pratique fut-elle, comme à Chalon sur Saône, … trentenaire.
Quand les demandes de certaines familles musulmanes, homogènes avec celles d’autres familles dans un moment donné, signent leur parfaite intégration, elles sont produites comme une sorte d’altérité absolue : « Ils refusent de se plier à la règle commune » d’une prétendue laïcité et de son hypocrisie congénitale. La production symbolique d’une étrangeté musulmane permet d’occulter le programme de destruction de l’école et concourt, par les injustices et les solidarités conséquentes, à créer une « communauté musulmane », à cristalliser une appartenance communautaire. Cristallisation à laquelle vont contribuer également ceux qui prendront la défense des Musulmans, en tant qu’anti-islamophobes.
La production d’un grand Autre, le besoin d’une société anomique
En Occident, à l’extérieur des frontières comme à l’intérieur — l’incontournable « cinquième colonne » —, l’Islam, comme grand Autre, a remplacé le danger communiste, la peur de l’Islam — l’islamophobie — , celle des Rouges.
Durant les années 70, les usages politiques du « marxisme » dans les pays dits du « socialisme réel » ont été confondus avec ceux des partis communistes européens en s’appuyant sur l’allégeance un peu ridicule de certains d’entre eux à l’Union Soviétique. Ces divers usages politiques ont été eux-mêmes confondus avec les mille et un usages des thèses de Marx dans les champs des Sciences Sociales en s’appuyant sur les illusions « révolutionnaires » de certains praticiens. Le « marxisme » a été ainsi produit dans une généralité abstraite. Dans une intense lutte idéologique, cela a permis de rendre plausible son obsolescence dans les Sciences Sociales, au moment même où un capitalisme régulé cédait la place à un capitalisme sauvage, objet proche de celui que Marx étudia.
De manière similaire, l’Islam est aujourd’hui produit dans une généralité abstraite. Comme tel, il n’a pas grand chose à voir avec les Islams réellement existants, avec de simples communautés électives. Mais c’est la condition pratique de la production délirante, hystérique de l’Islam comme menace majeure pour notre société, et … soyons fous, pour notre culture, notre civilisation. Or comme l’a montré jusqu’à la nausée, ce pays de très grande culture qu’était l’Allemagne des années 30, nos sociétés développées n’ont pas besoin d’un grand Autre pour se « faire sauter le caisson ». Elles se débrouillent très bien toutes seules. Loin des commémorations officielles, une véritable mémoire historique nous contraint, en suivant la « piste allemande », à poser le problème de manière finie, i.e dans une société ou ici et maintenant.
Le monde social est anomique non pas simplement parce qu’il n’y aurait aucune « loi » ou norme globale permettant de l’organiser, mais parce qu’il relève de deux lois antagoniques. La première tient, pour le dire rapidement, de l’Etat social et des modèles sociaux mis en place au lendemain de la 2° Guerre Mondiale, la seconde, du néolibéralisme et d’un capitalisme sauvage et autophage. La première n’en finit pas de mourir ou de résister. La seconde, malgré ses incontestables victoires dans les champs économique, idéologique, médiatique, n’est pas encore parvenue à cette forme totalitaire à laquelle aspirent ses partisans. (Ils ne se rendent sans doute pas compte que, s’ils obtenaient gain de cause, ils ne pourraient plus attribuer les aspects les plus saillants de la catastrophe économique et sociale que représente la montée en puissance du néolibéralisme, à ce qui lui résiste). Des sommets de l’Etat au citoyen lambda, du trader au gamin des quartiers en passant par les politiques, les comportements déviants par rapport aux deux « normes » qui coexistent, se démultiplient à l’infini.
Par rapport à la première loi, le plus grand délinquant est bien sûr, cet Etat qui, investi par les partisans de la seconde, n’en finit pas d’appeler au formatage civique alors même qu’il a le premier rompu les contrats de confiance autour de la Protection Sociale, qu’il a légalisé une grande part de la fraude aux contributions sociales notamment par la création de multiples niches fiscales et autres dérogations à un ancien « devoir civique ». Par rapport à la seconde loi, tous ceux qui bénéficient du concours désespérément dérisoire de ce qu’il reste d’une solidarité nationale, sont nécessairement, dans un cynisme à son acmé, des « assistés » quand à tout prendre, cette qualification vaut, à des échelles infiniment plus larges, pour les banques — « too big to fail » ou « too big to jail » —, pour ces pauvres patrons du MEDEF et autres « pigeons ». Cette asocialité tout azimut ou universelle, simple produit d’un capitalisme sauvage, n’est pas tenable. Il est nécessaire de la circonscrire socialement ou territorialement.
La création d’une « communauté musulmane »
Dans un débat récent sur Médiapart, Jean-Pierre Filiu, historien et spécialiste de l’Islam contemporain, avouait n’avoir jamais, à proprement parler, rencontré « l’Islam », mais seulement des Musulmans qui vivent, de mille et une manières, leur Islam. Ce qui vaut pour le monde, vaut également dans les limites de l’Hexagone, et en regard de cette heureuse diversité nationale, il n’y a pas a priori, beaucoup de sens à appeler à l’émergence d’un Islam de France, sauf à en attendre de puissants effets d’ordre. La constitution d’un Islam de France ou l’homogénéisation forcenée d’une diversité de croyances, de sensibilités, de pratiques passe et passera par une lutte acharnée entre les courants les plus structurés de l’Islam. Il n’est pas certain que les Français Musulmans, que les Français d’origine musulmane mais non-pratiquants y aient autre chose à gagner qu’un fallacieux sentiment d’appartenance au moment où ils sont massivement produits comme le grand Autre. Il n’est pas certain que du point de vue de leur libre-arbitre, le prix de cette appartenance ne soit pas très élevé.
Une communauté musulmane serait une pseudo-nation dans la nation. Séparée ou abstraite de la société, elle ne menace pas l’ensemble national comme le pensent les islamophobes, mais évite l’implosion sociale. Elle ne chasse pas la République mais utilise comme base spatiale, les territoires « abandonnés par la République » ou plus exactement les espaces sur lesquels vivent majoritairement les populations qui subissent depuis plusieurs décennies les effets délétères du néolibéralisme. Dans une alliance renouvelée du « sabre et du goupillon », elle y produit des effets d’ordre parfois au prix d’une liberté individuelle, toujours au prix d’une allégeance qui revêt, aux sens propre et figuré, des habits religieux. Cette nouvelle aliénation religieuse, parfaitement homogène avec celles que l’on peut observer dans les deux autres grandes religions monothéistes présentes sur le territoire national, peut, à un moment et dans un lieu donné, être l’unique moyen de récupérer une identité, qu’elle fut profonde ou de carton mâché.
Une communauté musulmane va ordinairement s’auto-construire sur des bases qui ne sont pas exclusivement religieuses mais qui sont également économiques à travers un réseau de commerces et de services. Un commerce halal, un commerce de vêtements conformes aux préceptes d’un Islam, mais aussi un médecin, un dentiste peuvent bénéficier ne serait-ce qu’en partie des préférences des « croyants ». Mais à tout prendre, cela n’a rien d’extraordinaire ou encore est homogène avec d’autres pratiques s’inscrivant dans des circuits économiques « parallèles », qui, comme le « bio », peuvent ou pourront être repris par la grande distribution après avoir atteint une taille critique. Pour être une réponse à sa production comme le grand Autre, elle doit de surcroît, accéder à une existence politique. Elle doit se donner une représentation politique qui ne peut être que catastrophique. La construction politique d’un Islam de France ou sous une forme à prétention « universelle », d’un mouvement des « non-blancs » ou d’un « Parti des Indigènes de la République », non seulement prend acte de cette production symbolique d’une séparation et d’un développement séparé mais encore concourt à leur reproduction à une échelle élargie.
L’Allemagne et a fortiori des pays comme le Danemark ou la Suède, qui n’ont pas le même « passé colonial » que la France, n’en connaissent pas moins, de puissants mouvements islamophobes. Mais peu importe, pour de nombreux anti-islamophobes, l’islamophobie nationale ne peut relever, que du « post-colonial ». Pour malheureuse qu’elle soit, cette « explication » est intéressante. Elle indique le modèle de construction d’une communauté musulmane et les besoins politiques auxquels elle se doit de répondre. Empruntant aux mouvements de libération nationale de la seconde moitié du XXè Siècle, la communauté musulmane pourrait se construire comme une pseudo-nation en interaction avec une pseudo-nation de « non-musulmans », enrichissant les « identités » le plus souvent dérisoires des uns et des autres ou dépassant le stade de la ‘saucissonade’. La création de communautés ethniques, religieuses permet aussi de dissimuler sous dix couches de ténèbres, la question sociale, en substituant aux divisions sociales horizontales résultant objectivement des rapports de production, des divisions verticales « communautaires » et inter-classes. Ici, la conception d’une « intersectionnalité des luttes » est un pauvre leurre.
Construite sur le modèle pyramidal, une communauté musulmane permet aux couches moyennes et supérieures de récupérer du pouvoir symbolique et de l’utiliser pour dissoudre un éventuel glass ceiling — plafond de verre —. Dans une acceptation objective du modèle néolibéral, l’ascension sociale de quelques uns s’accorde de la masse des frères restés sur le carreau de leurs quartiers. Dans les débats sur l’Islam en France, il y a souvent un Anglo-saxon ou un anglophile familier du communautarisme dans ces pays, pour donner un point de vue un rien surplombant et ironique sur la situation française. Loin du délire houellebecquien de Soumission, et toutes proportions gardées, aux Etats-Unis, dans le fil de la lutte des Droits Civiques, une bourgeoisie « noire » a émergée au sein de la « communauté » afro-américaine, et un président « noir » a été élu. Est-ce que pour autant, la sur-représentation des Noirs dans la population défavorisée, dans la population carcérale, dans les victimes de violences policières, a-t-elle significativement diminué ?
« Faire Peuple »
Le capitalisme dérégulé ou sauvage est une dystopie qui doit pour exister, se donner symboliquement une altérité capable de prendre en charge sa négativité. Avant-hier, c’étaient les « apaches » ou les « classes dangereuses » ; hier, c’étaient les Juifs de l’Allemagne des années 30. Aujourd’hui et ici, ce capitalisme sauvage a besoin … d’une « communauté musulmane » pour ses effets d’ordre et pour le rôle qu’elle pourrait être amenée à jouer pour peu que surgissent des conflits sociaux de haute intensité. Quel rôle ? A terme, celui que lui prête un esprit dérangé qui n’hésite pas, dans un entretien à un journal italien, à envisager une sorte de Reconquista avec une nouvelle expulsion des « Maures ».
Dans l’œuvre du vieux Charlie Marx, le syntagme « classe ouvrière » reçoit deux acceptions. Il y a une classe ouvrière dont l’existence résulte objectivement des rapports de production capitalistes. Rapports dont on ne sache pas qu’ils aient été abolis ce qui rend particulièrement ridicule, une prétendue disparition de la classe ouvrière. La production idéologique de l’invisibilité de la classe ouvrière n’est pas sa disparition, une disparition qui signerait simultanément la fin de la guerre des classes. Il y a une seconde classe ouvrière, ou classe ouvrière élargie, qui, en prenant conscience de ses intérêts propres susceptibles de servir de base à un intérêt général — la Sociale — prend conscience d’elle-même et accède à une existence politique. C’est cette prise de conscience et cette accession à une existence politique qui ont été barrées par les « bruits » d’une lutte idéologique de haute intensité, les reculs politiques des uns et les compromissions syndicales des autres, dans un contexte d’atomisation des luttes.
C’est dans ce champ de ruines que naissent le racisme, l’islamophobie et les formes négatives du populisme. Comme le montrent jusqu’à la nausée, les trois dernières décennies avec entre autres, une « libération de la parole », la simple négation du racisme, de l’islamophobie est un échec politique retentissant, quand elle ne concourt pas à leur reproduction élargie. Il nous faut apprendre comment, politiquement et à nouveau, « faire peuple » autour de la seule question sociale. Il nous faut apprendre comment faire peuple sans recourir à des métaphysiques communautaires, — nationale, républicaine, laïque, religieuse ou populiste — où une égalité formelle, celle des citoyens ou des frères, masque les inégalités réelles. Il nous faut apprendre comment « faire peuple » autour de la seule question sociale en lui subordonnant les questions religieuses, les questions écologiques ou de genre.
Pour préserver et développer nos irréductibles singularités plutôt que les circonscrire dans des identités malheureuses. Pour ouvrir à nouveau l’avenir …
- Karl Marx - Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel - Œuvres, tome III - La Pléiade - Gallimard, 1982 - p. 382
- id. p. 383