D'un côté des révoltes et un désir de démocratie. De l'autre côté, dans le temps des institutions établies, les élections municipales qui approchent. Elles aussi sont présentées, mais par de tout autres protagonistes, sous le signe de « la démocratie » : qu'il s'agisse des Listes citoyennes ou du discours sur la Proximité entre les élu.e.s et les citoyen.ne.s.
Qu'en est-il réellement ? Les élections municipales à venir et la démocratie égalitaire à ré-inventer sont-elles compatibles ?
I/ L'atonie des élections municipales.
L’État social tel qu’il s’est construit à travers les luttes sociales, perdurant jusque sous les mythiques Trente Glorieuses, se présente aujourd'hui à nous de plus en plus en lambeaux (alors que ce même « État social » était critiquable sous de nombreux aspects, le plus saillant étant les compromis liés au travail : des avantages sociaux contre un travail très dur). Alors que ces résidus d'État social font l'objet d'attaques finales de moins en moins dissimulées de la part des dirigeant.e.s politiques en place, l'idée d'utiliser l'échelon municipal pour déployer des politiques plus égalitaires1 en créant des institutions démocratiques est une piste à envisager2.
Or aujourd'hui la démocratie à l'échelon municipal est minime. Le jour de l'élection passé, l’illusion démocratique ne fait pas long feu, très vite l'élaboration de la politique par les élu.e.s se détache de la vie quotidienne. Pourquoi un tel détachement ? Il n'existe pas d’outils de contrôle sur les représentant.e.s politiques3. Pourtant l'histoire recèle de tels mécanismes : 1° le mandat impératif : forme de mandat politique, dans lequel le pouvoir est délégué à une organisation ou un.e élu.e en vue de mener une action définie dans la durée et dans la tâche, selon des modalités précises auxquelles la personne ne peut déroger. Il s'oppose au mandat représentatif4 ; 2° La graphè paranomon : la graphè est l'action en justice publique par opposition à la dikè, action en justice privée. La graphe paranomon est littéralement une action publique en justice pour défendre les lois. Elle se traduisait par la possibilité offerte à tous citoyens de demander l'abrogation d'un décret ou d'une loi, au moment de sa proposition et durant l'année qui suivait son adoption, s'il estimait que les lois fondamentales de la cité étaient enfreintes ou mises en danger.
Quelles sont les conséquences d'un tel détachement ?: 1° Le système politique tend à l'oligarchie5, 2° Une dépolitisation grandissante, c'est-à-dire un désir de repli dans la sphère privée. L'action des partis politiques est elle aussi étroitement enfermée dans ce cadre. Tou.te.s les candidat.e.s se présentent comme futurs gestionnaires du système en place.
Pourtant l'idée d'accéder au pouvoir pour mettre en œuvre une politique égalitaire n'est pas à occulter. Prendre le pouvoir à l'échelon municipal et mettre en œuvre une telle politique, sans trahison dans la durée, c'est mettre en œuvre une politique municipaliste telle que développée notamment par Murray Bookchin6. Le municipalisme désignant au fond la mise en œuvre locale de l'écologie et de politiques économiques plus égalitaires, en misant d'abord sur une participation citoyenne directe et sur une démocratisation tant politique qu'économique. Cet investissement citoyen de l'espace municipal devant se traduire par une décentralisation des pouvoirs vers les localités.
II/ La démocratie municipaliste.
D'abord une clarification sur le terme de démocratie : son occultation et sa signification. Deux raisons principales expliquent l'occultation de l'idée démocratique : 1° sous couvert du mot démocratie la plupart des régimes politiques mènent en réalité des politiques inégalitaires et prédatrices ; 2° La référence constante à la « démocratie athénienne » focalise l'attention, à juste titre, sur les limites historiques de cette collectivité (esclavage, non participation des femmes au pouvoir, monde clos) mais au détriment de la signification politique centrale à savoir le conflit pour l'égalité. Ce conflit pour l'égalité qui est au cœur des luttes antiracistes, féministes, écologistes et sociales7. Importance donc d'insister à nouveau sur ce lien entre démocratie et conflit pour l'égalité.
Il convient ensuite de dissiper une confusion tenace. Il est faux d’opposer à la « démocratie représentative » la « démocratie directe ». Il faut opposer le principe sur lequel est fondé le régime représentatif, au principe sur lequel est fondée la démocratie. 1° Le principe fondamental du « régime représentatif », tiré de son histoire et de ses théoriciens, est que les citoyen.ne.s ne veulent pas et ne peuvent pas s’occuper de la chose publique. Par conséquent les citoyen.ne.s se voient accorder une égalité politique relative : l’égalité de voix, l’égalité de voter pour élire leurs représentant.e.s. Et les représentant.e.s décident. La « démocratie représentative » est en définitive une contradiction dans les termes puisque derrière cette expression se cache bien plutôt un « régime représentatif » ; 2° Le principe substantiel de la démocratie est l’égalité politique absolue et non pas relative de tou.te.s : le droit et la possibilité effective de décider des sujets essentiels qui concernent la vie. Précisons par ailleurs que ce qui est couramment nommée «démocratie directe » à savoir la prise de décision n’est qu’un moment de la démocratie8. Le principe démocratique renvoyant donc bien plus, par le postulat de l'égalité, à la possibilité de remettre en question des lois établies considérées comme injustes, bien loin du consensus ou de la permission octroyée par une autorité.
La démocratie qu'implique le municipalisme ne sera ainsi pas exclusivement un mouvement pour créer des assemblées populaires, il s'agira avant tout d’un processus de création d'une culture politique. Pour cela il est nécessaire d'acter de la possibilité d'avoir du temps non productif, de la création de lieux d'accueil pour se rencontrer, se former autour de cette perspective, des avancées intellectuelles et pratiques menées par les divers mouvements d’émancipation. C'est pourquoi la création d'une constitution égalitaire à l'échelle municipale voire inter-municipale semble indispensable9, de même l'élaboration de lois instituant des droits positifs, autrement dit des droits consacrant des libertés égales.
Un exemple édifiant, en 2014 alors que la guerre civile syrienne battait son plein, le Rojava, ce territoire du nord de la Syrie, mixte et à majorité kurde, publia un Contrat social. Ce contrat est l’aboutissement d’un fragile processus révolutionnaire bâti sur des cantons. Il consacre : la « justice sociale », la vie démocratique, l’égalité des sexes devant la loi et « l’équilibre écologique ». Autrement dit le Rojava est l'exemple en acte d'une utopie démocratique, égalitaire, féministe et écologiste. Il ne s'agit pas tant de reproduire un processus similaire que de s'inspirer de celui-ci.
1. Par politique égalitaire peut s'entendre l'idée d'une « construction sensible partagée » qui s'appuie sur des mécanismes de redistribution des richesses, d'encadrement des loyers, de droit à la santé et à l'éducation de manière inconditionnelle. Par exemple le cas de l’Alsace est intéressant : un régime spécial de sécurité sociale existe depuis 1884 avec un taux de remboursement à 90% et une caisse excédentaire.
2. Voir le très enrichissant livre de David Harvey, Villes rebelles, du Droit à la ville à la révolution urbaine, Paris, BUCHET CHASTEL, 2015.
3. Pour des éléments sur les mécanismes de contrôles à l'époque de la démocratie athénienne voir C. Castoriadis Ce qui fait la Grèce, la cité et les lois, Paris, Seuil, 2008.
4. Le mandat impératif fut expérimenté sous la Commune de Parsi en 1871.
5. Une oligarchie (du grec ancien ὀλιγαρχία / oligarkhía, dérivé de ὀλίγος / olígos, « petit », « peu nombreux », et ἄρχω / árkhô, « commander ») est une forme de gouvernement où le pouvoir est détenu par un petit groupe de personnes qui forme une classe dominante.
6. La perspective municipaliste est bien résumée par Jonathan Durand Folco dans À nous la ville! Traité de municipalisme, Montréal, Ècosociété, 2017.
7. Les travaux de Jacques Rancière (notamment La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005) ou de Ludivine Bantigny (notamment « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Le genre de l'engagement dans les années 1968, avec Fanny Bugnon et Fanny Gallot, Rennes, Pur, 2017 )
8. Pour plus de détails voir C.Castoriadis Ce qui fait la Grèce, D'Homère à Héraclite.
9. Une réflexion sur la manière dont il serait possible de faire infléchir les intercommunalités devrait être engagée. L'intercommunalité est le regroupement de communes ou de municipalités dans une structure légale en vue de coopérer dans un ou plusieurs domaines comme l'eau, les ordures, les transports, les infrastructures comme les piscines ou bibliothèques, économique, l'aménagement ou l'urbanisme.