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Billet de blog 2 mai 2025

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Hommage à Michel Aglietta : trois choses que nous lui devons

Trois fois en une seule vie, l'économiste Michel Aglietta, décédé le 24 avril 2025, a été à l’origine de ruptures dont chacune a marqué le moment et ouvert la voie aux chercheurs de sa génération. Par trois fois, il a assuré le basculement de la pensée. Trois pierres blanches, dont l’une, la dernière, vient à peine d’être posée et éclaire la voie où s’engager.

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À l’heure où Michel Aglietta nous quitte, il y aurait tant à dire…

Chacun de ses livres a marqué le moment où il a été écrit, et au-delà de ses effets immédiats, chacun a produit une longue traîne dans le monde de la recherche

Je le dis le plus simplement du monde : je n’ai pas toujours été en accord avec ce qu’a avancé Michel, dans tel ou tel de ses écrits, mais à l’heure du bilan je n’ai pas l’ombre d’une hésitation pour dire que de sa génération, qui est aussi la mienne, il a été sans doute aucun, le plus innovant, le plus important, le plus décisif. Celui, par-dessus tout, dont on se souviendra. La raison en est simple. Elle tient en ceci qu’au-delà de ses innombrables contributions particulières, en matière de théorie monétaire ou financière notamment pour ne retenir que ce domaine, il a été à l’origine de trois ruptures dont chacune a marqué le moment et ouvert la voie aux chercheurs de sa génération.

La première, la plus connue et la plus incontestable est celle que constitue la publication de son ouvrage de 1976 “Crises et Régulation du Capitalisme” (Calmann Levy). En reformulant les thèses déjà énoncées dans sa thèse de doctorat (soutenue en 1974) autour de la « corporation »  (la grande entreprise cotée), pour élaborer le concept macroéconomique de fordisme, en l’associant aux principes du collective bargaining (la négociation collective syndicats/patrons) qui, après la deuxième guerre mondiale ont accompagné sa diffusion, enfin et plus généralement en montrant comment le keynésianisme  a été du côté de l’État, tout à la fois l’accoucheur et le prolongement de ce régime d’accumulation nouveau, Michel Aglietta a jeté les bases de ce qui deviendra avec la théorie de la régulation, une théorie nouvelle du capitalisme. Une véritable école de pensée en naîtra, qui, fait rarissime pour une école française, connaîtra une audience véritable à l’international. Du Japon à l’Amérique latine, la méthode régulationniste fera des émules et revitalisera la recherche en économie.

La deuxième rupture est venue d’un petit texte publié en fascicule sous le titre « Le capitalisme de demain », par la fondation Saint-Simon, en 1998. C’était l’époque où le fordisme n’en finissait plus de se décomposer et agonisait sous le poids conjugué de son propre épuisement et des coups répétés portés par le libéralisme triomphant qui, venu de Thatcher et Reagan, se répandait par le monde. Le grand sujet du moment était de savoir quel serait le successeur du fordisme, alors moribond. Enfermé dans ce qui avait constitué son cœur et son ressort, toutes et tous, parmi les régulationnistes, nous cherchions ce successeur dans les formes nouvelles en cours de recomposition du rapport salarial. Quelle « flexibilité par le haut » pour succéder au fordisme ? Quelle révolution dans l’organisation du travail et de la production comparable à ce qu’avait été le fordisme pouvait être à la hauteur de ce qui était recherché ? Toyota et ses méthodes de production (qui, proclamait-on, avait conçu un système qui allait « changer le monde »), ou encore l’Allemagne dont le modèle industriel triomphant était érigé en « modèle rhénan » portaient-ils, au moins en germe, les éléments du successeur recherché ? Les publications sur ce point se multipliaient. Fausses routes, nous dit alors Michel Aglietta. Dans sa note de la Fondation Saint-Simon, avant de reprendre la thèse avancée dans un ouvrage co-signé avec Antoine Rebeyrioux (Dérives du Capitalisme financier, Albin Michel, 2004), il annonce tranquillement que le successeur du fordisme comme régime d’accumulation dominant doit être qualifié de « capitalisme patrimonial ».

L’opérateur de la mutation n’est pas à rechercher d’abord du côté du travail et de sa réorganisation mais plutôt du côté de ce nouvel acteur majeur qu’est le fonds de pension. Gonflé qu’il est de pouvoirs et de ressources grâce à la mutation intervenue aux États-Unis qui a transformé les retraites basées sur des fonds « à prestations définies » vers des fonds « à cotisations définies », le fonds de pension, libéré dans son mouvement par la déréglementation financière portée par le néolibéralisme triomphant, a changé la nature même du capitalisme. Exit le fordisme. Naissance d’un ensemble de régimes d’accumulation tirés par la finance. Une seconde fois, la théorie bascule. L’approche par la théorie de la régulation première manière (l’ATR 1) devient avec le nouveau rôle de la finance l’ATR 2. Un de mes désaccords avec Michel est qu’obstinément il soutenait que sous certaines conditions la finance, par le biais de ceux de ses investisseurs « patients » et longs (certains fonds de pension) pouvait permettre à ce régime tiré par la finance, dûment régulé, de se doter d’une certaine stabilité. Sur cela, j’avais pour ma part, plus que des doutes. Mais l’essentiel n’était pas là. L’essentiel était que Michel, une nouvelle fois, avait fait basculer, et pour longtemps le centre de gravité des recherches en indiquant là encore où tout se jouait. 

Le troisième basculement, qui ne s’est accompli pleinement que tout récemment, mûrissait dans ses écrits depuis de longues années. Michel Aglietta là encore fut l’un des tout premiers (et l’un de rares) parmi les théoriciens de la régulation à saisir l’importance et la portée du changement d’ère que signifiait l’entrée dans l’anthropocène. Longtemps il a bataillé pour introduire la dimension « verte » dans ses travaux et dans la recherche d’une issue à la crise. Jusqu’à son dernier ouvrage « Pour une écologie politique -Au delà du capitalocène» (co-écrit avec Etienne Espagne, Odile Jacob, 2024) qui là encore marque une rupture. Non seulement l’anthropocène est placée au centre de l’attention mais aussi d’emblée, prenant position sur un long débat sur ce sujet, les auteurs choisissent de désigner l’ère nouvelle sous son vrai nom. L’anthropocène est un capitalocène, est-il soutenu, en ce qu’il est le produit de rapports sociaux et de production qui se sont constitués autour de la relation capital/travail et qui ont donné naissance à ce mode de production historique bien particulier qui se nomme capitalisme. L’extractivisme, la destruction irraisonnée et sans limites des ressources de toutes natures, en est le produit central. Du capitalocène au demeurant est proposée une définition propre ouvrant la discussion sur un ensemble de question neuves.

Dans cet ouvrage, son dernier, d’une certaine manière Michel Aglietta boucle la boucle, renoue avec ses intuitions et contributions initiales les plus fondamentales. Ce ne sont plus de simples modes de régulation (de la relation capital/travail, de la monnaie, de la propriété, etc.) qui sont nécessaires pour faire face à la crise. L’époque exige une rupture, il faut désormais parler, plutôt que de modes de régulation, de « régimes de viabilité ». L’essentiel de l’ouvrage est alors consacré à explorer ses différents modes d’existence possibles. L’acte de naissance de ce qui peut se transformer en une ATR3 (centrée sur l’écologie et l’analyse des contradictions entre le capital, la terre et la biodiversité) est ainsi posé.

Dans tous les cas, il reste qu’une troisième fois Michel fait basculer la recherche. Une troisième fois, il ouvre à la pensée des terrains neufs et vastes où dérouler l’investigation. Et surtout, car c’est cela qui importait pour lui, il fournit nombre d’éléments permettant de se tourner vers des solutions à explorer dans un monde où la recherche de l’équité et du bien commun sont la boussole et dont, sous peine de faire advenir le pire, on ne saurait s’écarter.

Trois fois en une seule vie, Michel a assuré le basculement de la pensée. Trois pierres blanches, dont l’une, la dernière, vient à peine d’être posée et éclaire la voie où s’engager.

Peu de chercheurs en auront fait autant.

Benjamin Coriat

1er Mai 2025

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