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Billet de blog 28 septembre 2020

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Le visage invisible de la Polynésie

Comme dans bien d'autres anciens pays colonisés, en Polynésie, la France ne sait toujours pas faire. Le destin d'Ari Wong Kim, qui vient d'être décoré par l'Etat français, ressemble à celui de son pays.

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Illustration 1
Fonds Georges Buisson

On ne s’était pas battu dans ces îles pacifiques depuis la guerre de résistance tahitienne. Les polynésiens ont fini par se battre aux côtés de la « puissance coloniale » française pendant les deux guerres mondiales. Ensuite, ils ont subi la course à la bombe nucléaire dès l'après-guerre. Aujourd'hui, c'est la mondialisation la plus sauvage qui s'invite en Polynésie (le surpoids, la sur-pêche, la pollution de l'océan et les espèces invasives sont les nouvelles gangrènes).

S'engager aux côtés de la France a été une façon de gagner le droit d’obtenir la nationalité française pour les polynésiens. Ils ont été des centaines à être bazardés sur les fronts alliés, tandis que des milliers d’autres ont connu la guerre alors qu'ils étaient aux antipodes de Sarajevo et de la Pologne (Papeete, la capitale, a été bombardée par les Allemands en 1914, et le Pacifique a été le troisième continent de bataille de la seconde guerre mondiale). 

Ari Wong Kim, le dernier vivant parmi ces volontaires polynésiens, les Tamarii volontaires ("les enfants volontaires"), vient d’être finalement reconnu par la France, à 96 ans, pour son engagement fou derrière un pays dont il n’avait jamais vu un centimètre carré. Il a été décoré de la Légion d’Honneur dans l’EHPAD normand où il vit. Ari est né d'une famille d'artisans sino-tahitienne : comme tous les immigrés chinois à l'époque, son père portait un numéro en arrivant à Tahiti, il avait le numéro 1147. Son neveu Georges Buisson raconte à quel point Ari vouait un respect sans limite à sa mère, Faimano, native de Paea. Il ne la reverra plus après son exil en métropole, pressé par sa sœur qui craint le pire pour lui qui n'arrive pas à vivre ce retour dans une Tahiti "modernisée" brutalement.

Il suffit de comparer les images de Tahiti d'avant et d'après les années 1960 pour comprendre à quel point l'île a été dévisagée par le Centre d'Expérimentation du Pacifique (C.E.P) et son infrastructure. Ses "enfants volontaires" partis pendant cinq ans ne la reconnaissent plus et elle ne les reconnaît pas assez. Ari Wong Kim s'exile en France dans les années 1950. Il trouve alors un emploi de vendeur de rayon dans un grand magasin parisien, la Samaritaine.

Il n'est pas utile de faire le tableau des mérites de ce Bataillon du Pacifique pour comprendre la folie de l'engagement de ces "enfants volontaires" tahitiens et calédoniens. C'est surtout l'ampleur du traumatisme qui n'est pas racontée. Ari Wong Kim avait naturellement reçu les honneurs de l'armée, très présente en Polynésie. Mais cette reconnaissance par l'Etat français arrive si tard qu’elle dit à quel point la Polynésie est un pays toujours transparent en dehors des images touristiques qui la parasitent. Ici, la Polynésie reste l'idéal du paradis sur terre.

Il est peu de pays où la douleur, et la misère, sont pareils tabous. Il y a à peine une place pour les dire, dans la langue tahitienne  - seulement ce mot mondialement connu : tabou, l’interdit. Ce pays vaste comme l’Europe, toujours trop proche d'une économie de comptoir voire de garnison, n’a toujours pas l’image qu’il mérite. On passe à côté, comme cette reconnaissance que même un antimilitariste trouverait curieusement tardive. 

Aujourd’hui en Polynésie, ce n’est pas tout à fait un hasard si la voix critique la plus forte et légitime vient de l’Association 193 : 193 c’est le nombre d’essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie. C'est là une génération sacrifiée, sacrifiée à la pire des bombes et elle n'est pas réellement entendue ici en France. Là-bas, on dit que la réelle menace à l'ordre public ne vient pas du terrorisme mais de cette association de victimes. C’est pourtant ces victimes qui permettront sans doute de transformer la relation d’emprise que la Polynésie a enduré et qui est entretenue encore par une bonne partie des élites métropolitaines et polynésiennes. La Polynésie l'a assez expérimentée pour vouloir en sortir.

Six jours avant le confinement, j'ai rencontré et filmé Ari Wong Kim, grâce à son neveu Georges Buisson et à l'historien tahitien Jean-Christophe Teva Shigetomi. Je voulais comprendre pourquoi ces "enfants volontaires" étaient partis à l'autre bout de leur monde les yeux fermés et si jeunes. Depuis la guerre, Ari a perdu la vue et presque l’audition. Mais c’est son élégance qui m’a frappée d’abord. Toute l’humanité, la hauteur et la beauté tahitienne étaient là face à moi, en Normandie. Nous étions loin de nous y attendre, mais quelques jours plus tard, les EHPAD seraient interdits de visite pendant quatre mois.

Ari Wong Kim est le visage de ce peuple que la France n’a jamais su assez reconnaître - comme une soeur qui s'obstinerait à rendre invisible son frère en recadrant les photos de famille.

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