On dit que les représentations dans la cour d’honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon sont mémorables. La représentation du Soulier de Satin, pièce fleuve de Paul Claudel mis en scène par Eric Ruf, lors de la nuit du dimanche 20 juillet n'a pas dérogé à la règle. Pour les geeks de théâtre et les gens (comme moi) qui peuvent se permettre cette expérience évènement de 8h moyennant un prix digne des concerts de Kylie Minogue (70€), c’était la promesse d’une expérience inoubliable attendue depuis déjà plusieurs mois.
Mais patatras: plein air oblige, les orages et les pluies torrentielles, la météo (sans doute renforcée par le dérèglement climatique) sont venus gâcher la fête. Au moins 3 jours avant, Météo France annonçait des orages et un volume de pluie particulièrement important en un temps très resserré, vigilance orange.
Le jour même, on imagine la billetterie en surchauffe : combien de personnes, comme moi et mes ami·es, ont téléphoné afin de s’assurer que la représentation était maintenue ? On hésite à annuler de notre côté puis l’on se dit qu’au prix du ticket, ce n’est pas à nous d’anticiper un plan B. Nous nous rendons donc à Avignon pour une nuit de théâtre qu’on imagine, si pluvieuse, que plus renforcée en intensité à l’instar de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Paris.
Le spectacle débute, en espérant que la pluie ne sera pas trop forte tout en se rassurant que, si la représentation a été maintenue c'est que l’organisation du Festival avait sûrement prévu un plan B afin de mettre à l’abri ces théâtreux désireux de vivre l'expérience radicale du Soulier de Satin (et dont certaines, comme nous, n'avaient pas de logement pour la nuit). Que nenni !
Après une première partie prometteuse et un public subjugué par la présence magnétique de Marina Hands, le ciel s’abat sur la tête des festivaliers. Aucun poncho de pluie n’avait été distribué en amont du festival, ni pour le public, ni pour les ouvreur·euses et autres jeunes travailleur·euses sûrement sous-payé·es qui se retrouvent trempé·es jusqu'aux os au bout de 5 minutes de pluies torrentielles. On découvrira plus tard, dans l’antre des loges du palais, que les comédien·nes du Soulier, eux, s’en étaient vu·es distribuer. Grand bien leur fasse ! On s'étonnera tout de même de la différence de traitement.
Le public se réfugie à la hâte dans le cloître et l’on espère que la pluie torrentielle cessera au plus vite. Raté : celle-ci continuera jusqu'aux alentours de 5h du matin et la représentation est officiellement annulée vers 00h45 laissant 2 000 spectateur·ices en rade et déçu·es.
Ni une, ni deux, sans avoir même le temps de réfléchir, les raisons de sécurité sont invoquées pour évacuer les lieux. Ça crie du côté des ouvreurs et des ouvreuses qui font déjà face aux premières protestations du public : “non, on ne va pas sortir maintenant, vous avez vu l'orage et la pluie ? c’est dangereux et torrentiel”. On tente d’organiser la convergence des luttes : “mais ce n’est pas que pour nous, vous aussi les ouvreur·euses vous êtes trempé·es, sans poncho de pluie, unissons nos forces et faisons un sit-in”.
L’alliance n’aura pas lieu. La SÉ-CU-RI-TÉ on vous dit : “nous ne sommes plus en mesure d’assurer votre sécurité”. Ne comprenant pas très bien comment la situation avait changé matériellement dans les 5 minutes qui venaient de s'écouler (à part, on se doute, une responsabilité légale dû à l’annulation), le public n’en démord pas : ON NE SORTIRA PAS.
On rigole jaune dans le public à mesure que l'arbitraire kafkaïen du respect de la règle commence à se mettre en place. Les esprits s’échauffent, les équipes, sûrement rincées par 3 semaines de festival dans la chaleur accablante, commencent à perdre les nerfs comme cette femme, qui semblaient être un peu plus en responsabilité que d’autres, qui répond à notre protestation: “si c’est comme ça, je vais chercher la sécurité”.
Les gros bras et les grosses voix d’hommes arrivent et la femme en question nous pointe du doigt : “sortez les tous et eux en priorité”. Un van noir est-il prévu à la sortie du palais pour finaliser notre kidnapping façon Casino de Scorsese ? On évite l’abduction mais l’on s'impressionne alors de la docilité de ce public monochrome et aux portefeuilles évidemment plus rempli que la moyenne. Tout le monde se met en rang et, bien que les protestations continuent : “c’est une honte ! vous n’avez aucun respect pour le public, vous faillez à votre devoir d'organisateur”, les deux milliers de spectateur·ices quittent les lieux, se soumettant aux éléments déchaînés, sous l’oeil impuissant et dépassé d’un Tiago Rodrigues à la chemise bleue collée au corps par la pluie.
Tous·tes quittent les lieux ? Non, un groupe d’irréductibles gaulois·es compte bien ne pas lâcher l’affaire et rappelle aux bons souvenirs de la direction qu’ils n’ont pas de logement et que, sûrement, aurait-elle dû annuler en amont au vu des prévisions météo plutôt que de prendre le risque de se retrouver dans cette situation chaotique, autoritaire et absurde.
Il est vrai que l'immense Palais des Papes, vieux de plus de 700 ans, ne pouvait contenir, ne serait-ce que le temps d’une concertation de crise, les spectateur·ices dont l’expérience en désobéissance civile et dégradation de biens publics se résument à crier “on t’entend pas Isabelle !!” en quittant la salle bruyamment lors des représentations de Bérénice, incarnée par Isabelle Huppert, dans la mise en scène de Roméo Castellucci l’an dernier au Théâtre de la Ville.
Le chaos continue désormais depuis 1h et les équipes sont à bout recevant le courroux de ces âmes esseulées qui leur crient : “c’est un scandale, ne vous inquiétez pas, on en parlera dans La Provence!!”. Mutique, Tiago Rodrigues ne juge toujours pas bon de prendre la parole et d’assumer sa position de directeur de festival, d’adresser des excuses et de tenter de calmer le jeu. Un bon directeur est-il un directeur qui délègue et laisse gérer ses équipes en autonomie ?
Les quelque 50 irréductibles sont toujours là devant la porte (devant laquelle on nous refuse même l’abri - il faut dégager) mais ça s’anime d’un coup : vite, vite, il faut re-rentrer avant que les portes ne se ferment comme dans Fort Boyard afin d’espérer, peut être, de pouvoir se mettre au sec pour le reste de la nuit. “Qui n’a aucun logement pour la nuit ?” dit une ouvreuse qui ajoute, très sérieusement, “Et quand je dis aucun logement, c’est que si vous avez un appartement à deux minutes, vous avez un logement”.
Les 50 sont dans le hall d’entrée et les esprits se calment un peu, on nous demande de la patience. On nous dit que l’organisation du festival aurait parlé à des météorologues qui lui aurait dit que “ça passera peut être” et, au vu des prix des places, on imagine que l’on a préféré remplir le compte en banque et rester dans le déni, à l’instar des climatosceptiques, de la possibilité du chaos que cela provoquerait de n’avoir aucun plan de repli, d’accueil et de gestion d’une telle tempête.
Le festival croit-il vraiment si fort à son propre mythe sur “la magie du théâtre” au point de penser que la langue de Paul Claudel nous sauvera d’un monde jonché de catastrophes climatiques ?
Ça y est : les naufragé·es sont dirigé·es vers une première salle au sein du Palais des Papes pour pouvoir passer la nuit au sec. Débandade : on nous met dans les cachots du palais à la fois local à vélo, espace de détente des travailleur·euses prolétarisé·ees et débarras. “Ne fumez pas s’il vous plait, il y a les batteries de vélo, c’est dangereux”.
La priorité de sécurité des publics a vite été mise de côté à moins que… non, pas de complotisme ! Un homme tout à fait gentil nous rassure : “vous aurez des chaises!”. À deux doigts de pleurer. Puis finalement, la réunion de crise ayant dû enfin finir, le Fyre Festival édition Avignon 2025 se transforme en SmartBox “expériences insolites”:
"Nous allons vous déplacer derrière la scène, dans les loges, où il y aura les décors ! On vous demande de faire attention mais vous serez mieux installés" déclare une ouvreuse.
Nous nous retrouvons derrière la scène, au milieu des cloisons temporaires des loges. On amène des plaids, des bancs, du café. Dernière tension et décision arbitraire : “Le palais est un musée, vous ne pouvez pas fumer à l’extérieur, si vous voulez fumer il faut sortir dehors définitivement”. C’est mal connaître le public français et son addiction chronique à la nicotine. On demande même à Eric Ruf d'éteindre sa pipe - tous·tes égaux·ales devant la loi nous dit-on. Sans trop savoir pourquoi, la règle change au bout de 15 minutes. La nicotine est ré-autorisée.
Et puis la nuit change de ton. Marina Hands sort de sa loge (poncho de pluie sur le dos). Accourent les fans désireux·ses d’un selfie et d’un moment privilégié d’échange dans ce contexte improbable. Les râleurs·euses de minuit deviennent les émerveillé·es de 3h du matin. Tiago Rodrigues est dans la salle, sûrement en train de continuer de “gérer”. Eric Ruf, bonhomme et lumière au milieu de ce chaos, prend le temps d’aller voir chacun·e des rescapé·es et reste assez longtemps pour nous demander comment nous allons et nous souhaiter bon courage. Le geste est apprécié et on lui adresse quelques compliments sur sa pièce qu'on espère voir prochainement dans d'autres conditions.
Un petit groupe, lueurs dans les yeux, dit à Tiago Rodrigues que : “c’est ça le théâtre ! C'était magique quand une femme à apporter un parapluie sur scène pour abriter une comédienne” pendant ces longues, très longues 5 minutes où la pluie avait commencé à dérégler le bon déroulé de la pièce. On demandera à Didier Sandre et Françoise Lebrun s’ils ont ressenti cette “magie”.
La responsable qu’on avait croisé et qui était à deux doigts de mettre des lunettes noires en disant “emmenez-les” plus tôt dans le cloître est maintenant au petit soin et nous demande tout sourire si l'on est confortable. Elle assure même le rôle de photographe pour immortaliser la rencontre entre les stars et, ce que sont devenus en quelques heures, des “happy fews”. La nuit se conclut, on part la mine mi-amusée mi-agacée par cette mascarade mondaine et l’on espère (le doute persiste encore vers 5h du matin) que l’on pourra être remboursé·e sans avoir à harceler les services.
C’est ainsi que se conclut le récit d’une nuit dans la bulle du festival d’Avignon et qui n’intéressera que ceux et celles qui liront ce texte jusqu’au bout. On espère qu’il vous donnera, au moins un sourire et une vision plus juste et réaliste que celle du papier de Laurent Goumarre publié le 21 juillet dans Libération qui fait l’impasse sur les manquements organisationnels du Festival d’Avignon, leur responsabilité et le traitement du public mais qui laisse toute sa place au verbe - qu’on sait brillant de Tiago Rodrigues - pour décrire le lieu d'accueil de cette nuit rocambolesque : “c’est le meilleur AirBnb d’Avignon”.
Visiblement, le directeur du prestigieux festival à trouver le temps de répondre aux questions de "Libé" mais pas celui de présenter des excuses, ni en personne pendant la nuit ni, à l’heure où ces lignes sont écrites, par mail aux spectateur·ices. “Le monde est un théâtre et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs”, c’est ça la citation de Shakespeare, non ? Une nuit qui restera dans les annales du Festival comme celle du pétard mouillé de satin.