Je ne sais pas s'il l'a vraiment volé, mais si l'édile le dit, c'est que ça doit sûrement être vrai. J'ai confiance en lui : depuis qu'il est élu, il est honnête, pas comme l'autre d'avant, vendu aux puissants. Celui qu'on a aujourd'hui en ville dirige pour le peuple, il le rappelle à chaque réunion du conseil municipal. J'ai voté pour lui, et c'est pas à regretter : depuis qu'il est là tout change. Plus de voyous, plus de linge aux fenêtres, plus cette impression de ne pas être chez nous. Parce qu'on est chez nous. Et ça, aucun habitant du coin pourra vous dire le contraire : notre identité est revenue.
Dans la rue, on dit quand même que c'est lui le voleur et pour tout dire, ça ne m'étonne pas : le type vient du quartier D..., je le vois souvent traîner dans le centre avec ses comparses, c'est ce qu'il reste de la racaille que notre maire a éliminé. Il pouvait pas tout faire. D'ailleurs, je suis sûr que le gars est coupable, j'ai demandé à un garde civil, il m'a confirmé que c'était bien lui. Je trouve ça bien l'idée de garde civile, comme une sorte de police municipale des volontaires, des citoyens qui se protègent contre ceux qui ne respectent pas la ville.
Moi, ça ne fait qu'approuver ce que je dis toujours : ces gens-là ne respectent rien. Il y en a des biens, mais il y a aussi beaucoup de feignants qui pompent notre argent, qui ne mangent que grâce aux aides. Ça me révolte. Je ne généralise pas, j'ai un bon ami maçon qui est du même endroit que le délinquant dont je vous ai parlé : il est gentil et on rigole bien, mais avec lui je ne parle pas du sujet, j'ai peur de le blesser.
Mais pour en avoir le cœur net, j'irai quand même un de ces jours assister au conseil pour voir ce que dit monsieur le maire sur l'affaire. Déjà moi, j'aime bien l'ambiance qui règne dans ces réunions, je m'amuse. C'est drôle de voir les vendus de l'ancienne majorité se faire humilier. On leur coupe le micro. Ils sont évacués. Monsieur le maire fait des blagues. Franchement, c'est mérité. Ils ont détruit notre ville, on avait l'impression de ne plus être dans notre pays.
Je crois pas que les journalistes vont parler de ce que le bonhomme a fait. Peut-être que le journal de la mairie le fera ? Ça me permettrait d'en apprendre plus. Je sais pas ce qu'ont les médias avec notre maire mais ils l'aiment pas. Je suis content qu'ils ne l'aiment pas parce que lui aussi n'aime pas les journaux et il l'a dit avec esprit à chaque conseil où je me suis rendu. Je pense qu'ils sont du bord de l'ancienne municipalité, ceux qui ont laissé pourrir notre ville. Le journal de la marie est bien fait, il parle de la programmation événementielle, de l'actualité, c'est intéressant et en plus c'est court. Je le lis chaque mois.
En plus, je vois très bien où le vol s'est passé : en plein marché, un matin. On m'a dit que le petit brigand s'y était très mal pris, qu'il s'était saisi d'une bouteille de vin sur l'étale d'un de mes amis vignerons, qu'il s'était mis à courir et avait trébuché dans sa course, au bout de dix mètres, sur un carton de fruits. Mais ce genre de choses n'était pas arrivé depuis longtemps : il n'y a plus trop ça en centre-ville, monsieur le maire a fait partir les voyous. Grâce à lui, on a remis au goût du jour la culture de nos anciens, et même les marchands mettent en valeur notre patrimoine : il n'y a plus les maraîchers itinérants qui ne parlaient même pas ou très mal notre langue, maintenant il n'y a que des producteurs du cru, ça me fait plaisir de manger ce qui vient de nos terres.
J'ai eu la chance de parler au garde civil qui l'a attrapé, il m'a dit qu'il l'avait poursuivi encore quelques mètres après sa première chute parce que le type était athlétique et tentait une dernière fois de fuir avec son butin. Heureusement, il l'a eu en haut de la rue M..., au sud du centre. Quand le garde m'a raconté ça, j'ai tout de suite compris où exactement avait eu lieu l'interpellation, en face de l'ancien passage E... que monsieur le maire a rebaptisé A..., la nouvelle appellation a d'ailleurs déclenché la colère de l'opposition corrompue parce que selon eux, le nom de la ruelle était celui d'un préfet historique du département qui « renvoyait aux heures les plus sombres de notre nation durant la guerre » - mais qu'ils nous foutent la paix avec leur morale, cet homme a agi pour le bien de notre lieu de vie durant toute sa carrière !
Moi, tout ça, ça m'énerve. Mais c'est pas grave, notre commune a balayé l'agitation de ces zouaves d'opposants. Quelques-uns parmi eux sont néanmoins coriaces et ont réussi à faire annuler tout récemment la modification de la dénomination d'une voie publique vers la sortie de notre cité que la mairie avait décidé. J'ai tendance à penser maintenant que quand la justice le peut, elle sert ceux qui veulent du mal à notre maire alors qu'ils invoquent des motifs pseudo-historiques, mais je n'ai aucune information tangible à l'instant où j'écris pour développer cet argument, j'espère vraiment qu'ils feront une enquête dessus dans le mensuel qu'ils distribuent à l'Hôtel de ville.